Qu'il regrette la nuit où elle a peint le monde sur son visage, les écailles qui les reliaient enfin—ah, là encore il a favorisé le dragon à la place du serpent. Tant de détails cruels, de relations basées sur la fumée et l'inconscience. Rain ferme les yeux, paupières trop lourdes pour se maintenir face à ce monde.

« Il me semble que les amis préviennent, avant de disparaître. »

Ne reviennent-ils pas pour affronter la vengeance des abandonnés plutôt ? A croire que rien dans son existence n'est teinté de la moindre once de logique. Rain ne répond pas, n'ayant pas l'impression de devoir le faire en premier lieur. Est-ce qu'il voit une quelconque différence entre accusation et affirmation ? Probablement pas.

« Je suis impolie, pardonne-moi. »

Bizarre. N'est-ce pas Rain qui était venu pour s'excuser ? Un œil qui s'ouvre, un regard envers Moriko. Les lunettes dessinent ses traits, offrent à l'Impardonnable plus qu'une chimère d’amitié. Il ne sait pas si c'est une bonne chose, si vouloir se lier aux autres ne lui conduira pas à sa perte, en une fin inévitable.

« Je mérite pleinement ce que tu m'as dit. »

Rain retire ses lunettes, frottant ses paupières du dos de la main quelques secondes. Tout ça l'épuise.

« J'ai amené mon frère au Port une fois, enfin à la fumerie, mais tu n'étais pas là, » en tout cas, pas présente pour l'accueillir. Ça lui semble si ancien à présent, « j'aurais aimé te le présenter. »

« Je ne savais pas que tu t’étais trouvé un frère. Cela ne me déplairait pas, de le rencontrer. »

Ibijau ne leur laissera certainement pas le choix, poussé par son insolence sans borne—oh, c'est un trait de famille, d'en vouloir trop. Quoique son cadet est bien plus talentueux que Rain en le sera jamais avec les autres. Et Moriko—ses lunettes reviennent sur son nez, traçant des contours qu'il n'est pas sûr de désirer distinguer.

« Hey ? » Le regard, qui se plonge dans le sien sans prévenir est malvenu—inconfortable pour l'Impardonnable. Il détourne les yeux dès qu'il en est capable, peu habitué à être pris par surprise ainsi. C'est désagréable et ses doigts se replient, semblable à une griffe qui glisse contre sa propre joue jusqu'à ce qu'il se calme.

« Si je n’étais pas là... c’est que je m’occupais des réserves. L’hiver... l’hiver détruit mon opium, et.. »

L’évanescence de l'île leur coûte. Rain devrait s'en ficher, que l'opium soit venu à manquer, puisque tout dans son être lui a quémandé de cesser de se tuer lentement.  Peut-être bien qu'avant, il aurait gloussé, se penchant en avant, doigts contre ses lèvres pour qu'une moquerie regrettable lui échappe. Ah, Bright—Xen—que c'est fatiguant de partager son cœur avec soi-même. Plus de ça, à présent.

« L'hiver se finira. L'île n'est pas assez constante pour s'y perdre éternellement. Moriko-san, je te donnerais tout mon argent si tu en as besoin, à notre retour au port—après tout je ne m'en sers que pour ma vanité—mais je ne sais pas faire pousser l'opium. Que puis-je faire pour te soutenir ? »

Il est bien dangereux d'offrir ainsi—Rain est bien plus naïf qu'il en a l'air après tout, dommage qu'il l'oublie régulièrement—quoiqu'il ne voit pas d'autre proposition. La prendre dans ses bras serait bien trop étrange ; leur lien est éphémère et fragile depuis sa création.

« Merci... Rain. Je n’en aurai pas besoin. »

Le sourire est un présent rare, un qui le pousse au silence, à observer et attendre. Est-ce un pardon ? Ou bien une preuve que leur lien si frêle ne s'est pas rompu ? Peut-on encore reconstruire ? Pour Moriko, Rain donnerait son cœur, quitte à l'arracher lui-même. La pensée est extrême, envahissante, dénuée de raisonnement. Le jeune pirate en a l'habitude, de vouloir tout balancer à la première preuve d'affection venue.

« Tu pourras attendre mon retour. »

Où va t-elle ? La question est soudaine, tout autant que la façon dont elle se relève, prête à s'effacer sans rien ajouter. Inquisiteur, Rain se retrouve à laisser son corps faire de même, action immédiatement regrettée tant le monde vacille d'un seul coup. Il n'en montre rien, outre un clignement d'yeux un peu brutal qui passera inaperçu au milieu de cette situation.

« Moriko-san ? Où est-ce que tu comptes aller ? »

Est-ce une idée qui a traversé son esprit ? Il n'y a aucun lieu où échapper au Givre, en dehors du Ranch. La protection que les pirates ont reçu semble bien maigre en comparaison de ce qui les attend à l'extérieur. Rain ne comprend pas—une habitude—tandis qu'il tend sa main vers son aînée. Qu'est-ce qu'il fera sans sa présence ?

« Si tu veux que je t'attende, alors je peux le faire. »

Ses paroles sont hésitantes, sa main retombant, tandis qu'il se tient entre le canapé et la table basse, n'osant la forcer à offrir une explication.

« J’ai besoin de... plus. »

Au milieu de l’agitation, des vagues qui paraissent danser dans l’air, le repoussant sans cesse loin du rivage, Rain ne se trouve pas de raison d’être. Il pourrait se reposer sur les coussins, attendre que cela passe—les phases sont une constante chez les addicts tels qu’eux, des moments de lucidité dérangeante entrecoupés d’une pointe d’éloignement, d’un plaisir caché derrière la destruction méticuleuse des organes.

« L’opium marche moins bien. Il manque. »

Tous deux sont malades ; à différents degrés. La sobriété de Rain n’est pas encore ancrée totalement, le besoin de la briser le démangeant régulièrement. Celle de Moriko serait—une abomination, certainement. Il bouge, hors de sa route. Appuyé contre le mur pour conserver son équilibre, Rain presse ses doigts contre le bois, se poussant légèrement en avant pour ensuite retomber. Une répétition bienvenue, le seul point à faire sens à ses yeux.

« Il faut que je trouve mieux. »

Est-ce que ça vaut le coup, de mourir pour un soupçon de paix ? Bien sûr, le jeune pirate n’en doute pas un instant.

« Moriko-san, est-ce que tu reviendras ? Le Givre ne laisse guère de place à ce qu’il ne peut pas posséder. » Si le but est de devenir une Orbleu, son approbation sera impossible à obtenir. Rain en a marre, des idiots qui vont se sacrifier pour quelque chose de si chimérique. « Je n’ai pas assez de cœur pour te retenir, pas la force de te rappeler le danger. Par conséquent, je n’ai plus qu’à attendre ton retour. »

Son ton est aussi amer que les sentiments incompréhensibles qui se contredisent dans son esprit. Ce n’est pas à l’Impardonnable qu’on demande des leçons de morale, ça serait stupide ; pourtant les malheurs ont tendance à se reproduire à l’infini autour de lui.

« Que désires-tu que je fasse de—de tout ça, » d’une main aux ongles peints, il englobe la pièce, « as-tu une quelconque demande pour moi ? Un rôle que je puisse jouer ? »

Sa voix se défait de la douleur qui s’y était mêlée, doigts traçant un cœur éphémère dans l'air.

« Tu me manqueras. »

« Je ne vais pas partir indéfiniment. Si je ne trouve rien durant les prochains jours, je reviendrais. Je n’ai pas l’intention de me transformer en Orbleu. Mais je repartirai, tant que je ne trouverai pas ce que je cherche. »

Il lui semble qu’elle est en train de disparaître, happée par les vêtements qu’elle enfile les uns sur les autres. Un soupçon de logique, certainement. Rain continue de se presser contre le mur, laissant le boit le soutenir, ça l’empêche d’avoir une réaction inappropriée, de tendre une main qui n’aurait certainement droit qu’à du rejet. En un sens, ses actions—vérités à demi avouées, virages si brutaux que personne ne semble en mesure de les suivre—doivent être insupportables pour les autres.

« Prends soin de Kâduin et Azami. Je ne les abandonne pas, pas plus que je t’abandonne mais... »

Si Azami fait sens—enfant recueillie qui s’est arrachée aux siens et dont le séjour au milieu des pirates ne lui offrira aucun retour possible plus vite qu’elle ne le croit—le second nom est bien étrange. Est-ce un de ses fidèles serpents ? Son regard dévie vers le sol, revenant néanmoins bien vite vers Moriko. Ce n’est pas le moment de s’égarer. Il lui suffira de demander à Azami, elle doit certainement savoir. Il hoche la tête, en une confirmation nette. Si ça se trouve c’est un autre gosse dont il n’a pas encore entendu parler.

« Tu ne m’abandonnes pas, » c’est étrange, d’entendre de telles paroles s’échapper de ses lèvres, « je pense comprendre. »

Ignorant les murmures qui tirent son esprit en arrière, l’Impardonnable presse ses paumes contre le bois jusqu’à en retenir la forme, se poussant loin du mur.

« Je serai là, à ton retour. » Ses doigts tirent sur ses vêtements, pour lui éviter de s’en prendre à sa chevelure. Il y a trop de conséquences dans le contact, il ne peut pas la prendre dans ses bras, ni même offrir ses mains en une étreinte fugace. A la place, Rain reste dans cet entre deux, trop près de Moriko pour cacher ses sentiments au sujet de ce départ, trop loin pour avoir un réel contact. Là est tout le problème de leur amitié qui repose encore sur des bases instables, n’est-ce pas ?

« Merci, Moriko-san. 
Et bon voyage. »