C’est comme si on avait gribouillé sur chaque visage; laissant un amas de traits qui recouvrent tout, des yeux à la bouche, et mêmes les mots ressortent tordus, mués en un incompréhensible discours auquel Sky est incapable de payer attention. Et, s’il veut engager la conversation avec quelqu’un, il doit prendre le temps de tout effacer, métaphoriquement, de retirer cette barrière qui est le fruit de son égoïsme. Qu’il peine avec ça, et avec le reste aussi; avec ce qui n’a pas été dit et qui s’est perdu pour toujours. En retirant cette couche sur les traits de ses compagnons, il rencontre des inconnus, devant repartir de zéro, ou bien simplement avancer, incapable de rattraper tant d’erreurs.

(C’est mieux, en un sens.
Quand il partira, personne ne lui en voudra.)

Il ne devrait pas faire du skate en jupe, même avec une ample—ce n’est pas de l’imitation, enfin peut-être que ça l’était la première fois—qu’il chassait le fantôme de Pretty à sa manière. Maintenant, c’est juste un style, une façon de s’exprimer. Peut-être que ce n’est qu’une phase, un hommage temporaire, et alors? Une basket fermement plantée au milieu du skate, l’autre pressant sur le bout, il reste là, en équilibre, ignorant les bleus sur son poignet et son coude après la chute précédente, le rouge qui deviendra des cercles violacés bien assez tôt. Il y a un peu de couleur sur ses lèvres, un éclat de pêche, des paillettes sur ses joues, appliquées avec maladresse, frottées avec une manche et pourtant encore là. C'est maladroit, et Sky s'en fout.

Fléchir un genou, presser sur l’avant pour se familiariser avec le mouvement qu’il a vu d’autres perdus utiliser—c’est le saut qui lui pose souci, entre autres. Replacer ses pieds correctement, se préparer à la réception—il aurait aimé que Pretty et lui puissent se dire au revoir. Est-ce que ça aurait changé quelque chose? Probablement qu’il ne serait pas revenu au Grand Arbre, qu’il aurait préféré affronter la vie d’adulte qui finira bien par être la sienne.

Sky saute, son pied dérape, il recommence—c’est mieux que de penser que Pretty et lui n’auront jamais su que l’autre était encore en vie à la fin, qu’ils ont disparu sans doute à peu d’intervalle et qu’on ne peut rien y faire.

D’autres skateurs ont mentionné les ruines; plus personne ne parle de Pretty, ni des autres. Les enfants du pays imaginaire sont voués à l’Oubli et sans ombre, se raccrocher à des souvenirs fugaces et un effort inutile. Il voudrait juste avoir des réponses—qu’importe qu’elles apportent leur lot de peine.

L’Injuste a fait le deuil de presque tout ce qu’il avait avant que le froid ne gèle son coeur au point que, même maintenant, malgré la rage qui le cajole lentement à la vie, il lui arrive de ne rien ressentir d’autre qu’une sensation mordante et étouffante dans ses os.

Sky saute—son pied droit manque le skate, et tout ce qu’il parvient à obtenir c’est une chute, et il ne fait pas grand-chose pour se retenir (il y a tant de gens qui connaissaient probablement Pretty, pourtant dès qu’il pose des questions, personne ne semble savoir quoi dire), et il se retrouve sur son flanc, ignorant la poussière qui a laissé un halo sur sa jupe trop blanche. Son corps se tourne, dos contre le sol, tandis qu’il prend une inspiration; le poids des organes et des chairs, il le ressent, et on décrit grandir tel un poison, une calamité; c’est un voyage sans destination précise, l’amas les bagages qu’on doit se trimbaler, tentant de caser une vie entière entre les côtes, les peines dont les adultes se moquent car pour eux plus rien n’est une première fois, et les enfants ne comprennent pas ce que c’est non plus.

Du ciel son regard part en arrière, avisant des bouts de tissu en damiers, et puis encore plus de rouge—et il cligne des yeux, roulant sur le côté pour presser sa paume contre le sol. Il ne se lève pas, se contenant de d’asseoir, de réaliser que le skate a continué sa route sans lui.

“Merde—”

Bien sûr, une chute se doit d’avoir un public, sinon elle ne serait pas aussi plaisante. Sky espère qu’il n’a pas troué sa jupe, parce que la couture à une main ça doit être le truc le plus pénible qui soit.

"Hey salut ! Cool ta planche."

Même pour rattraper le skate, l’autre perdu a réussi à être cool. Est-ce qu’il pourrait lui apprendre—okay, il demandera un peu plus tard. Pas tout de suite, histoire de pas faire trop désespéré.

"Ça va, rien de cassé ?"

“J'ai vécu pire,”  il avise la main tendue pendant quelques secondes avant de l’attraper. L’égo est malheureusement secondaire quand on vient de se rétamer comme une crêpe. Une fois debout, Sky jette un coup d'œil à la poussière sur ses fringues—ça passe. Quant à la douleur dans son dos, elle est vite oubliée tandis qu’il dévisage le garçon en face de lui, certain de l’avoir déjà aperçu au Grand Arbre, sans trop savoir où. “je suis sur le mouvement où tu sautes et le skate se retourne et tu retombes dessus.”

Oh, il lui tient encore la main—Sky desserre sa prise, un peu penaud, “merci, et désolé que t’aies assisté à ça. C’était pas mon meilleur moment.” Son vocabulaire de chevalier a disparu depuis bien longtemps, et il essaye d’avoir l’air de quelqu’un de son âge en parlant moins formellement, mais c’est pas encore ça. “Et la planche je l’ai trouvée après le Givre,” pendant ouais, “c’est ma première.”

Quant à son ancienne propriétaire, et bien Sky ne s’en soucie guère. “Toi aussi t’es venu t’entraîner—” Punky ? non, c’est pas Punky son nom, enfin. Quoique. “Moi c’est Sky.”