Yarn secoua fortement la tête en signe de dénégation lorsque Dude accourut pour lui demander si elle avait mal. Ses genoux picotaient, et son visage aussi, mais c'était tolérable : et le chevalier avait fait assez vite pour qu'elle ne fasse pas de caprice.
Elle ignora le garçon en faveur de leur destrier, prête à hurler sur la pauvre créature, mais celle-ci, enfin libre, en profitait pour s'enfuir prestement.

« NON ! REVIENS ! » brailla la petite raccommodeuse, sa voix oscillant entre une grave autorité et des trémolos déchirants.

La tortananas ne fit aucun cas de ses pleurs et sa touffe végétale disparut derrière une carcasse d'éléphant.

« C'est un trouillard », fit Yarn, reniflant piteusement.

Elle se tourna de nouveau vers Dude, qui contemplait les brumes de la Lande avec une certaine retenue.

« T'as peur ? »

Un écho répercuta sa phrase plusieurs fois devant eux, triplant la moquerie. Yarn faisait la fière, mais avait aussi un peu peur : elle hésita un instant, puis mit un premier pied devant elle, dans la brume. Celle-ci était si épaisse qu'on n'y voyait pas à quelques mètres. Le bon sens voulait qu'elle reste toujours proche de l'armurier, mais elle était bien trop impatiente.

« On cherche quoi déjà ? »

Un baiser
Yarn fronça les sourcils. Oui, c'était ça. Un baiser. Enfin, un dé à coudre. Comment pouvait-on perdre un baiser ? Elle s'était déjà posé la question plusieurs heures plus tôt : et maintenant, face à la Lande, elle n'avait pas plus de réponses.
Elle gloussa à l'affirmation de Dude, et s'accrocha à sa cape sans plus discuter. Ça la rassurait quand même un petit peu. Elle ne voulait pas perdre le chevalier, non pas parce qu'elle ne pouvait pas se défendre seule, mais parce qu'elle ne pouvait pas le laisser seul, lui ! Et aussi parce qu'il avait une épée.

Ils avançaient dans la brume en silence. Yarn plissait les yeux pour scruter les alentours, attendant de voir quelque chose de surprenant. Mais elle ne voyait rien du tout. Par contre, elle entendait des choses. Plusieurs fois, elle manqua de s'arrêter et se retourner, pensant avoir entendu des voix familières.
Heureusement, Dude attira son attention en lui posant une question plutôt nulle.

Elle éclata d'un rire qui ricocha en écho dans la brume.

« T'es bête ! Tu sais même pas ce que c'est un baiser ! »

Elle sautilla sur place, l'expression narquoise.

« Bien sûr que moi je sais ! Tu veux que je te montre ? Ça fait comme ça : muah muah muah. »

Elle gonfla ses joues et ses lèvres, imitant des bruits de bisou fort peu convaincants avant d'éclater de rire de nouveau.

« Berk ! »

Tout ce cinéma, mais elle ne savait pas à quoi ressemblait vraiment un baiser, en tant que truc matériel.
Mais ça, elle serait morte plutôt que de l'admettre !
Prête à se moquer encore longtemps de Dude, Yarn se retrouva coupée net par une vision floue, plus loin dans la brume. On aurait dit une personne ! Un enfant ... Yarn s'accrocha si fort à la cape de l'armurier qu'elle avait l'air de vouloir l'arracher.

« Dude ! Tu as vu ? »

Yarn se cachait les yeux à moitié dans la cape de l'armurier, ne laissant dépasser qu'un œil pour voir la curieuse silhouette qui se découpait dans la brume.
Elle ne pouvait pas croire ce que racontait Dude ! Comment pouvait-il être dangereux ? Il était si petit.
Mais en regardant mieux, elle se rendit compte qu'il ne l'était pas tant que ça. A la lumière de ce surnom étrange, il lui paraissait plus grand. Pas menaçant, non, mais adulte maintenant. Sans visage. Mais curieusement, sa seule vue donna à Yarn envie de pleurer ; de lâcher Dude et de courir vers lui dans la brume.

Elle sursauta lorsque le chevalier se mit à avancer sans la libérer de son étreinte. Elle se frotta les yeux et avança à son tour.

« D'accord », fit-elle tout doucement.

Elle se retournait parfois, tournait la tête partout dans la brume. La silhouette avait disparu et tout était silencieux.

« C'est qui the Beast ? Pourquoi tu trembles comme ça ? »

Elle avait soufflé ça  sans moquerie, pour une fois. Sa voix à elle tremblait aussi. Elle ne trouvait pas ça drôle du tout, maintenant, et elle préférait quand Dude la faisait rire.

« Si il essaie de nous faire du mal je le dirais à Noiraud et il le mangera. »

Elle s'accrochait si fort à Dude qu'une fois encore elle menaçait de déchirer son costume.
Elle voyait des ombres autour d'eux, dans la brume, et avait les larmes aux yeux, et les menaces en l'air étaient le seul truc capable de la réconforter.

Décontenancée, Yarn se demanda pourquoi Dude avait peur d’un monstre qui s’en prenait aux filles.
Il était un garçon, même s’il s’était mis à pleurer (comme une fille).
Elle serra de plus belle le bras du chevalier toutefois, malgré son assurance qu’il ne lui arriverait rien.

« J’ai. Pas. Peur », asséna-t-elle, les dents si serrées qu’elles grinçaient presque.

Beaux principes mis à rude épreuve.
Alors que the Beast disparaissait dans la brume, autre chose fondit vers eux. Un gamin flottant, translucide et hurlant, qui lui sembla familier, si familier malgré ses orbites vides. Sa tristesse était hideuse et terrifiante. Yarn poussa un hurlement strident qui se mêla au cri de Dude, comme si sa voix avait le même pouvoir que l’épée qu’il brandissait.

Le fantôme, disparu.
La terreur, non.

« J’EN AI MARRE JE VEUX RENTRER ! »

Elle braillait.
Son beau courage évaporé dans la brume, elle ne ressentait plus que l’envie de rentrer se planquer dans les jupes de sa maman.
Si Peter voulait un dé à coudre, il n’avait qu’à en demander à la sienne.

« TU ME FAIS MAL. »

Elle se dégagea, brusquement, de l’emprise du chevalier, et courut en sens inverse, brisant leur règle de ne jamais, jamais se séparer dans la brume de la Lande.
Il ne lui fallut que quelques pas pour se rendre compte qu’elle avait bel et bien perdu Dude de vue. Elle se laissa tomber dans la poussière et se mit finalement à pleurer.

Yarn se roula en boule comme un petit cloporte dans la poussière de la Lande. Il faisait froid, elle pleurait, et se disait tout en reniflant que c'était la meilleure position dans ce genre de situation. Si elle avait eu des pics ou des écailles sur le dos, elle n'aurait montré ainsi aucun point faible.
En temps normal elle aurait adopté une autre attitude, plus offensive. Elle était armée, après tout. Elle savait se défendre, après tout. Même contre les monstres. Mais pas les fantômes.
Le petit garçon hurlait dans sa tête.
Un.
Nom.
Qu'elle ne pouvait pas comprendre.

Elle l'avait déjà oublié ! Elle lui avait déjà crevé les yeux, en rêve.
Ou en vrai ?
Le petit garçon qu'ils avaient vu tout à l'heure n'avait pas d'yeux.

On appela son nom, le vrai, mais ça se mélangeait maintenant avec les voix de la Lande, alors Yarn plaqua ses paumes sur ses oreilles et cria, et tapa des pieds. Yarn tapa une petite crise juste là, sur le sol tout froid de la Lande, jusqu'à ce qu'un appel, plus fort, la ramène sur terre.

« Dude ! »

Elle se leva aussi vite qu'elle put, prenant appui sur ses mains, puis courut dans la direction de la voix, avant de percuter le Chevalier de plein fouet. Plutôt que reculer, elle l'étreignit de ses petits bras et garda la tête enfouie contre lui, étalant sur son haut des larmes et de la morve.

« On peut s'en aller ? » fit-elle d'une toute petite voix cassée.

Enfermée dans un cocon de tissu et de confort, Yarn garda la tête pressée contre Dude pendant une bonne minute jusqu'à ce que les reniflements se calment. Après avoir hurlé et pleuré aussi efficacement, elle n'avait plus qu'une terrible envie de rentrer et de dormir dans les bras de sa maman.
Pas très classe, pour une reine ou une aventurière.
Mais Yarn ne se sentait plus grand chose de tout ça.

Elle se détacha finalement du chevalier, s'essuyant le nez du revers du coude, plissant les yeux devant l'objet qu'il tendait à son examination.

« Ben c'est un déacoudre ! » s'exclama-t-elle finalement.

Elle regarda Dude comme s'il était bête, pour la millième fois aujourd'hui.
Dans la Mercerie, ces objets étaient courants, et il ne venait pas à l'esprit de Yarn qu'il ne puisse pas savoir de quoi il s'agissait.
Tout comme elle ne faisait pas le rapprochement avec le baiser qu'aurait pu perdre Peter.

Ignorant le petit objet de métal, elle glissa sa main dans celle de l'armurier.

« Maintenant on peut rentrer », déclara-t-elle.

Comme si de rien était.

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