L'Esprit Nuit n'avait pas encore tout à fait disparu, que Peter préparait déjà ses troupes. Jamais encore les enfants ne l'avaient vu si sérieux, si grave. La journée de la veille ne s'était pas déroulée dans le jeu futile ou l'expédition hasardeuse de la Jungle. Ni même dans les tâches banales qui occupaient l'existence des Garçons. Non. Tout était concentré sur l'excursion colossale dont quelques élus s'apprêtaient à participer. Il y eut des volontaires, il y eut des forcés. Peter prit le soin de désigner des enfants de chaque groupe. En bon garde du corps, Arrow voulut les accompagner, mais Peter exigea qu'il demeurât au camp afin de veiller sur le reste des Garçons.

Peter connaissait assez la montagne pour deviner ses pièges et ses traitrises. Le pire de tous étant le froid, le froid invincible qu'elle infligeait à chacun de ses visiteurs. Peter s'attendait à ce que certains ne survivent pas. C'était le prix à payer.

La gorge serrée, l'allure statique, il lorgnait les gestes précis de ses ministres qui distribuaient armes diverses, sacoches garnies et peaux de bête épaisses aux enfants sur le départ. Certains, comme Feather ou Uncanny, tremblaient déjà, le cœur pétri par l'angoisse et l'incertitude. D'autres, tel Scar et Stealth, demeuraient stoïques, prêts à affronter les éléments quelle que soit leur hostilité. A l'aube, quelques Fées et Peaux-Rouges, peut-être quelques Sirènes, viendraient grossir leurs rangs.

Avant que la procession ne commençât, Peter réunit ses sujets et leurs alliés. Il les incita à se prendre la main, formant un large cercle de visages bas et tendus. Il se mit à chanter, et sa voix claire s'éleva jusqu'aux plus hautes branches du Grand Arbre, solennelle et mélancolique. Peter venait de prouver qu'il n'était pas qu'un tyran infantile et inconscient. Il lui arrivait, lors d'instants rares et inédits, de démontrer d'une profondeur d'âme et d'humanité que sa vie sauvage n'avait su lui ôter.

Ensuite, il mit le groupe en ligne. Il vint serrer la main de chacun des enfants. On n'aurait su dire où ces manières militaires trouvaient origine. Il se retourna, scruta la profondeur de la Jungle, et poussa un Cororico puissant, vaguement éraillé. L'aventure commençait.

Harfang s'était encore réveillée en sueurs, des cauchemars mêlés au hurlement des loups flottant encore dans son esprit. Il fallait que cela cesse. Maintenant. A tout prix, et même si cela voulait dire faire équipe avec Peter Pan.
Sa propre rancœur passait au second plan... Les Esprits pleuraient, bruissaient d'une peur insaisissable, les Delaware ne chantaient plus. La jeune femme avaient beau parcourir les forêts, nul ne réchappait à cette angoissante agonie de l'île et les yeux de Corneille Ardente n'avait pas de réponse claire à lui donner. Presque impuissant, et ce constat glaça les sens de la guerrière.

L'expédition était leur salut, la fin de ce mal qui creusait des cernes noires sur les visages si joyeux de sa tribu, qui rendait silencieux les Fumerolles ou au contraire, bruyant de panique.
Elle était arrivée au pied du Grand Arbre à l'aube, les rayons du soleil jouant sur la toison argentée du loup sur lequel elle était perchée. Masque de sang qui cachait ses traits tirés et ses grimaces.
Devançant quelques autres Delaware, Harfang Cendrée avait eu un geste de recul, répugnée par cette mascarade, mais avait tendu sa main pour saisir celle de son voisin, lors du chant.
Maintenant, elle se tenait un peu à l'écart, toujours accompagnée par deux loups au regard d'or. Prête à partir.

Grenouille marchait tête baissée, prenant garde de ne pas empétrer ses pieds dans les ronces et les racines qui barraient leur route. Peter menait la procession en bon chef qu'il était, les Garçons suivaient, veillés par Scar, enveloppés du halo lumineux produit par l'escadrille de fées, et puis les Peaux-Rouges derrière, avec leur allure noble mais féroce. Surtout ces deux-là. Harfang avait été comme lui pourtant. Il s'en souvenait vaguement. L'autre... L'autre, il voulait même pas croiser son regard. Le bourreau, qu'ils l'appelaient. Seule Lys avait quelque chose d'assez chaleureux, d'assez féminin pour apaiser sa perpétuelle défiance craintive. Elle était si belle, après tout. Mais enfin, on pouvait pas louper les lames luisantes à sa ceinture.
Grenouille n'avait pas choisi d'être là. C'était sa chef qui l'avait exigé. Elle avait dû oublié comme il est faible et fébrile, elle n'avait dû songer qu'à sa vague débrouille. Il aurait bien aimé s'alourdir sur la croupe d'un cheval, lui aussi, mais il marchait. Comme tous les petits, en trainant des pieds. Feather, Uncanny. Heureusement, il y avait les fées. Un peu de lumière dans l'obscurité, et, il espérait, un peu de chaleur dans l'air glacé.

Cauchemars. Rêves sombres et sans fin. Toujours les mêmes. Commençant et finissant toujours de la même façon. D'abord la joie, son ventre gonfle, il abrite la vie. Ses efforts ont payés. Rapidement le petit commence à bouger, doucement puis avec plus de vigueur. Sourire. L'enfant se porte bien, il sera beau, il sera fort. Tout bascule. Une douleur vive, sournoise, la torture. Quelque chose ne va pas avec le bébé. Il la blesse, il la ronge de l'intérieur, au sens propre. Elle peut sentir ses chairs se faire déchiqueter alors que la bête se repait de son corps. La douleur est trop forte, elle sombre. Ses yeux ne lui accordent qu'une dernière vision, celle du monstre, couvert de sang, de son sang, lui souriant alors qu'il vient de lui déchirer le ventre.

Les cauchemars la torturent. La douleur physique n'était cependant rien face au désespoir moral. Ces mauvais rêves, que signifient-ils ? Que voulaient-ils dire ? Mise en garde, une prédiction ? Elle ne le savait pas, elle ne savait pas. Malgré la douleur, malgré la peur, et d'une façon contre-nature elle l'aimait son petit monstre. Epuisée par ces songes, la sirène ne savait quoi penser, quoi faire. Ses soeurs se mouraient elles-aussi, ne supportant pas la noirceur de leur rêves alors qu'elles vivaient si bien celle de leur coeur. Il fallait faire quelque chose. Agir.

C'est pour cela, alors qu'un soleil froid s'élevait dans le ciel du pays de Jamais, qu'Aigue-marine s'était engouffrée dans le chemin que son père avait tracé pour elle et ses soeurs. Seule pour l'instant, la sirène pouvait apercevoir au loin le groupe des enfants perdus alors que seul ses yeux émergeaient de l'eau. L'enfant éternel était en tête. Elle le connaissait si peu finalement, cet oiseau fascinant qu'elle observait de loin, s'interrogeant sur ses pouvoirs. Que ce passerait-il si elle le dévorait lui, plutôt qu'un autre. Etait-il la réponse à sa folie ? Se laissant glisser à nouveau dans l'eau, la sirène repoussa au loin ces questions. Sa quête attendrait, pour le moment seul une chose comptait, faire cesser ces affreux cauchemars. Ces affreux cauchemars qui la hantant, la plongeant dans un océan de questions auxquelles elle ne voulait pas de réponses.

Peter ne s'était pas attendu à ce que le spectacle fût si saisissant. La montagne était monstrueuse, gigantesque, inébranlable. Les prémices de la tramontane rugissait dangereusement, résonnant contre les parois de son propre crâne. Après avoir contemplé le sommet infini, Peter se tourna vers ses troupes et clama d'une voix forte, tâchant de couvrir le son du vent :

– Couvrez vos bras et vos visages ! Ne laissez pas apparaitre vos pieds ! Les plus petits, au centre ! Stealth, Scar, Sick, mettez-vous sur les côtés ! Les Peaux-Rouges, vous fermez la marche ! Ne fatiguez pas les animaux, tout le monde doit marcher !

Une violente rafale vint secouer son corps d'oisillon. Peter chancela, puis perdit l'équilibre, tombant à moitié sur le côté. Les autres fixaient la scène, troublés et silencieux. Peter ne tombait jamais.
Il se releva prestement, lissant sa tunique. Ses doigts avaient bleuis. Ses lèvres aussi.

– Aucune fée ne doit voler, on en peut pas prendre le risque que leurs ailes gèlent ! Chacune d'entre vous doit se mettre dans une écharpe ou une capuche, ou même une poche. Tinkerbell restera avec moi.

Peter avait cru bon d'amener sa fée. Nichée dans son col, tout près de son cœur. Il savait que l'expédition représentait un péril plus qu'assuré pour les petites créatures, bien plus démunies que toute autre face à la cruauté du gel. Mais il avait besoin de quelqu'un. Quelqu'un pour le réchauffer lui.

– On doit former une ligne, pas plus de deux personnes, trois maximum par rangées ! Suivez-moi bien ! Et... Gardez l’œil ouvert.

En plus du froid, du vent et de la neige, bien des bêtes sauvages occupaient le lieu immaculé. Des bêtes qu'aucun enfant, jusque-là, n'avait eu à affronter.

Empruntant un sentier improvisé, tout près du sillage marin des sirènes, Peter entama la marche. Le cœur battant, non d'allégresse, non d'orgueil. Battant d'angoisse. Tambourinant d'angoisse.

Les retardataires vous ont rejoint, le convoi se met en branle. Petits et grands, blancs et rouges, ailes et queues avancent au même rythme lent. Ceux sur des montures ralentissent énormément pour rester au niveau des autres. Harfang par exemple, et toi Stealth. Sick a emmené son chien. Le dénivelé, bien que très doux dans sa progression, se fait sentir rapidement dans les jambes des piétons, surtout chez les enfants.
Puis la peur et le désespoir clouent l'expédition au pied des montagnes enneigées. Le froid mordant et le vent ravageur sapent les dernières forces du groupe et tous contemplent ce lieux vierge de toute trace humaine qui accueillera bientôt leurs dépouilles. Tu ne fais pas exception Stealth, toi aussi tu as peur d'y laisser ta peau, tu as peur de mourir mangée par une bête, ou pire, par le froid. La mort par hypothermie, la mort de l'immobilité et de l'inaction. Tu tressailles rien qu'à cette idée et remercies Peter : ses directives t'extirpent de ta torpeur... Pour finalement retomber dans un état de choc profond : le roi est à terre, le grand Peter Pan est tombé. Cette montagne te semble soudain monstrueusement puissante. Le revoilà debout, Peter Pan se relève toujours. Il reprend où il en était, comme si de rien n'était. Tu reprends ton rôle de cheffe toi aussi et donnes des ordres aux petits éclaireurs désorganisés et désemparés face aux éléments déchaînés. Lorsque tout le monde est en place tu descends enfin de Mac. Il suffit d'une main posée sur son flan pour le guider et le rassurer. C'est un cheval robuste, au pelage dru et très fourni au niveau des sabots. Toi aussi tu es robuste, tu tires ta cape jusqu'à avoir les yeux à peine visibles sous son ombre. L'arc passé en bandoulière et les mains rentrées au plus profond de tes manches.
Que ce voyage va être difficile... Et mortel.

Résumé: