Cette robe était parfaite. Ou tout du moins devait-elle l’être sur la femme qui la portait jadis. Oh, Emeraude ne s’en souvenait que trop bien. Une robe de dentelle, d’un blanc éclatant. A l’époque. Elle ne la voyait pas différemment pourtant, ne la regardait que comme celle d’une grande dame, un jour important, dont elle avait fort bien aimé le goût soit dit en passant. C’était l’occasion rêvée de porter cette merveille, se faire autre l’espace d’une nuit. Enfin… L’éclat du vêtement n’avait plus rien de précieux. Depuis le temps, elle avait pris un sacré coup de vieux, délavée, d’une teinte un peu jaunie. Avec cette affreuse tâche rouge, juste au niveau de la poitrine, sous le sein gauche. Un véritable festin, ce jour-là, vous dis-je. Et il y avait cette odeur férocement accrochée au tissu, l’odeur de l’humidité, du renfermé. Moisi. Emeraude n’y était pas allée de main morte sur la poudre non plus. Son visage en était tout recouvert, pour un teint blafard, presque cadavérique ! Non vraiment, c’était très disgracieux. Ce dont elle ne se rendit pas compte bien sûr, convaincue de l'effet de sa petite touche personnelle, ses bijoux toujours très clinquants. Et pourtant ! Celle-là, vous ne l’auriez pas pris en stop sur le bas côté d’une autoroute, croyez-moi. L'image mortifère tranchait avec la ridicule idée qu'elle venait tout juste de braquer une bijouterie.Cela dit, la Précieuse était on ne peut plus dans le thème. Et c'est ainsi qu'elle se rendit à la fête, qu'elle n'avait bien voulu joindre que parce que d'autres parmi ses soeurs avaient convenu de s'y rendre. Alors voilà qu'elle avançait parmi les créatures méconnaissables. Là des gamins tout moches, plus hideux encore qu'à l'accoutumé. Et puis ces autres petites choses, ces fées agaçantes, voltigeantes, avec toujours cette remarquable inutilité. Oh. Emeraude eut une grimace de dégoût, qu'elle n'ôterait de sa figure particulièrement hautaine ce soir-là pour rien au monde. Pourtant le spectacle qui se jouait devant ses yeux sembla opérer sur elle un moment, le brasier, la danse macabre, tout cela la confortant d'une manière ou d'une autre, l'empêchant de ne penser ne serait-ce qu'un bref instant, à retourner se lover au fond de sa grotte. Elle se sentit à juste titre à sa place.Oh. Une pensée soudain se forma dans son esprit dans un nuage vaporeux comme elle passait tout près de ces chers enfants, dans un ricanement presque névrosé. Elle bondit, brusquement auprès d'un enfant tout vert, d'un autre, squelette en décomposition, la jambe en moins, dans l'idée juste de les faire sursauter sans doute. L'envie de faire peur. L'envie d'être un monstre. Ses ongles crochus suspendus au-dessus des têtes. Sourire de citrouille. - Comme c'est gentil de vous joindre à nous, on craignait justement de manquer de chair fraîche... Un monstre, elle en était déjà un. Mais croyez-moi. Elle ne mangerait aucun de ces petits dégoûtants !

Halloween n'évoquait guère de souvenirs dans l'esprit de Rachel. Elle savait simplement qu'on la fêtait la nuit, une nuit où la limite entre les morts et les vivants était si fine que les deux mondes s'entremêlaient. Une nuit où l'on pouvait danser avec la Mort, la braver tout en craignant de faire un faux pas.
Le choix du costume avait été compliqué. Rachel souhaitait être originale, mais en même temps que le thème de son costume soit aisément reconnaissable. L'illustre Carabosse lui inspira une idée. Elle serait sorcière et ogresse à la fois. Enchanteresse et dévoreuse d'enfants.

Du maquillage écarlate servit à peindre les lèvres, à barbouiller le menton, à déposer quelques tâches au hasard. La Mère s'était drapée dans une robe sombre comme la nuit, coiffant sa tête d'un beau chapeau pointu. Elle se devait d'être élégante, mais troublante.

Ainsi se rendit Rachel jusqu'au lieu mystérieux. La promiscuité des Landes Mortes promettait la visite des esprits. La jeune femme se demanda si les Delaware viendraient assister aux festivités. Eux qui adoraient tant les Esprits de l'île se devaient d'être présents. Toutefois ne s'offrit à sa vue que des Enfants Perdus et des Mères. Après un examen plus approfondi Rachel discerna une fée et une belle femme aux allures de noyée. Probablement une sirène.

Curieuse, tout en étant réticente (Rachel ne portait guère les sirènes dans son cœur), la Mère se rapprocha. Elle ne put s'empêcher de rebondir sur la réplique de la sirène, finement trouvée.

« Laissez-m'en un peu. Mon ventre crie famine. Nous pourrions partager les plus beaux morceaux. »

Rachel eut un regard vers le brasier. Les squelettes se détachaient de l'écran de flammes sous forme d'ombres chinoises.

« Nous pourrions les griller, jusqu'à ce qu'ils soient à point. Rien n'est meilleur que la viande tout juste croustillante. Et le bruit des os que l'on fait craquer... »

Jouer les ogresses se révélait plus amusant que prévu. Rachel laissa même éclater un rire qui se voulut lugubre. Elle allait pouvoir profiter de la fête pour s'adonner à son plaisir favori : travestir la vérité.

Grenouille n'avait pas voulu revêtir un déguisement de grenouille.
Grenouille n'avait pas, non plus, voulu revêtir son costume de loup.
Grenouille avait voulu être quelque chose que personne n'attendait.

Il ne connaissait pas Halloween. C'était une fête anglaise, américaine même. Il savait qu'il existait un jour des morts, du moins chez les chrétiens, mais l'idée de se déguiser en monstre pour recevoir des bonbons évoquait quelque chose d'un peu absurde à son esprit. Toutefois, se costumer faisait partie des jeux qu'il affectionnait encore, et après avoir hésité sur le dompteur, le magicien et le sauvage, Grenouille se résolut à porter un habit clownesque qu'il avait déniché dans la salle de jeux. Les raccommodeurs avaient trimé tout le jour afin de satisfaire les exigences farfelues des enfants survoltés.
Grenouille se demandait en quoi Peter serait déguisé. Pour l'instant, personne ne l'avait encore vu. Il se cachait certainement, laissant germer le doute, laissant agir le mystère, jusqu'à ce que son entrée pût se faire au moment propice, fatalement efficace. Grenouille s'en voulait d'éprouver lui-même une curiosité vibrante.

Il suivit un petit cortège d'enfants, car malgré qu'une certaine excitation eût déjà encombré son coeur, il redoutait quelque peu ce lieu inconnu. L'énigme qui entourait cette soirée d'Halloween était inquiétante, pénétrante.
La plupart des enfants avaient amené un petit sac et parlaient de recevoir des friandises. Ils étaient fous d'excitation. Pour Grenouille, le mot friandise évoquait Arlequin ou Carabosse, aussi n'emporta-t-il aucun sac. Il rabattit son chapeau grotesque sur son crâne et accéléra la cadence.

Le Funambule demeura immobile un moment, contemplant les alentours sombres et vides. Les citrouilles avaient un drôle d'air. Une assemblée s'était déjà formée, chuchotant, riant, se retrouvant. Il y avait la mère des chasseurs avec le gros bison, des sirènes, des fées, des peaux-rouges, et surtout, surtout, une foule d'enfants perdus. Grenouille se félicita de ne pas encore voir d'autre clown.

Il frissonna à la remarque de la sirène aux cheveux azur. Avec les filles de l'océan, c'était jamais facile de savoir où s'arrêtait la plaisanterie. Il se rapprocha de Rachel, car ceux qui n'avaient pas peur de ce qui l'effrayait lui, ça le rassurait.

Le brasier soudain le fit sursauter, mais il ne put retenir un sourire réjoui d'éclore sur son visage grimé. Il eut une expression perplexe en découvrant l'épouvantail-citrouille au sein des flammes crépitantes, incertain sur son état. Mais l'aspect inanimé de la chose finit par le convaincre qu'elle n'était pas vivante. Les squelettes lui arrachèrent un cri d'effroi, mais ce même effroi, comme étouffé par quelque sortilège, fut peu à peu remplacé par une forme d'entrain qu'il s'étonnait de ressentir. Une envie de hurler, de danser, de rire, lui tenaillait le coeur.

– YOUHOUUUUUUUUUUUUUUU !

Un petit clown blafard s'élançait vers le feu et gesticulait avec frénésie, fou de joie et désinhibé de toute crainte. Halloween, avec ses masques et sa nuit, c'était la liberté.

Cendre est déjà un monstre. Un petit monstre, avec des cornes, des grandes dents, des jeux énormes et une queue de diablotin. Même ses ailes ne ressemblent point trop à ceux de ses semblables. Halloween l'énerve. Pourquoi célébrer les monstres ? Il a l'impression qu'on va lui faire sa fête. Il guette les éventuels regards moqueurs, il attend les phrases qu'il devine iminentes, du genre : "Toi, pas besoin de de déguiser !"

Il a reçu l'invitation. Fournaise et Tison aussi. Elle était écrite dans le langage des fées. Le Roi. L'initiative ne l'étonne pas. Peter aime les monstres, la frénésie, les bonbons et les cris. Il aime la fête. Cendre soupire, expire. Il a pas envie, lui. Il a même pas de déguisement.
Il va faire un tour du côté des Garçons. Il veut voir comment Peter prépare ses effectifs. Il ne trouve pas Peter, mais les enfants sont effectivement en pleine effervescence. Ils crient, courent, s'appliquent, trébuchent, sautillent. Pff. Cendre va à la fenêtre d'une grande cabane qui parait bondée, prête à exploser. La salle de jeux. Les enfants y défilent, déboulent, débâclent.

— Je voulais vraiment me déguiser en Harry Potter...

Une fillette pleurniche. Dans sa main, une figurine. C'est un garçon à lunettes à l'air bête et sérieux, drapé dans une sorte de toge noire. Cendre arque un sourcil. Quelle idée de voul...

Une main vient de le happer.

— Oh, une fée ! Tu es bien une fée ? Il est joli ton déguisement ! Tu es en monstre d'Halloween ? Ou en diable ?

Le visage grisâtre de Cendre vire au rouge tomate pourrie. La fillette le lâche dans un cri, paume brûlée.

— Oh, je comprends. Ce n'est pas un déguisement. Mais ce soir, tu sais, c'est obligatoire. Alors tiens, prends celui-ci. Moi, je ne peux pas. Tiens.

Elle débourse la figurine de son habit et l'enfile à Cendre sans trop de délicatesse. Il étouffe, se débat, se contorsionne. Mais à la fin, Cendre est déguisé en Harry Potter. Il ne sait même pas qui c'est. La fillette sourit, applaudit, trépigne. Cendre rougit, pas de colère. Il s'envole. Le col le gratte.

Il repère bientôt la poussière de Tison, qui dévale le Volcan Embrasé. Il arque l'autre sourcil. Si Tison y va, Cendre y va. Pour le surveiller. Et puis maintenant, c'est bon, il est déguisé. Il est pas lui. Il est Harry Potter. Harry Potter est sûrement moins en colère que Cendre. Harry Potter a une cravate et une baguette magique. Il n'y a rien d'un diable, rien d'un monstre, rien de Cendre. Ce soir, Cendre est Harry Potter et Cendre laisse la fureur derrière lui. C'est un peu dingue, l'effet d'un costume. C'est un peu dingue.

Cendre voit le feu naitre et grossir d'un seul coup. Il se sent bien. Il se sent chaud, échauffé, pas échaudé. Il se sent fort. Il sourit, sert les dents, et fonce vers le grand brasier. L'air se réchauffe tandis qu'il danse, danse, danse.