‘Oh, c’est merveilleux pour moi de penser que je vais vivre avec vous et être à vous. Je n’ai jamais appartenu à personne – pas vraiment. Mais le pire, c’était l’orphelinat. Je n’y suis restée que quatre mois, mais c’était bien assez. Je suppose que vous n’avez jamais été orphelin dans une institution. Vous ne pouvez donc pas tout à fait comprendre ce que c’est. C’est pire que tout ce que vous pouvez imaginer. Mme Spencer m’a déjà dit que ce n’était pas gentil de ma part de parler ainsi, mais je ne veux pas être méchante. Il est si facile d’être méchant sans le savoir, n’est-ce pas ? Ils étaient bons, vous savez, les gens de l’orphelinat. Mais il y a tellement peu de place pour l’imagination dans un orphelinat.’


Ainsi, Sky est parvenu à atteindre le second chapitre des aventures d’Anne—elle parle tant qu’il peine à rassembler ses phrases en quelque chose de compréhensible. Pourtant, c’est là toute la magie du personnage, enfant trop rousse et trop maigre, aux yeux immenses et à la langue impossible à arrêter. Sky en a sauté le déjeuner—orphelinat est un mot si compliqué, et les enfants à qui il en a demandé la traduction ne sont pas parvenus à se mettre d’accord d’une quelconque manière. Or-phe-li-nat* ; un endroit d’abandon, dernier passage pour les gens dont personne ne désire la présence. Il ira voir Dandy, lui connaît tous les mots, mêmes les plus terribles.

« Orphelinat, » Sky répète, s’appliquant sur le mot, sur sa sonorité qui est peut-être fausse. Manquer un repas, ça ne se remarquera même pas. Il a effectué ses travaux journaliers, et son investissement s’arrête là. Son temps libre est voué à la lecture, au skateboard aussi, à en juger par ses bleus devenus violacés sur ses genoux. L’objet lui sert de fauteuil, le feuillage du Grand Arbre le protégeant d’un soleil plutôt agressif aujourd’hui.

L’injuste s’est posé dans le premier coin libre venu. Un sweat avec des oreilles de chat couvre une partie de sa chevelure raccourcie ; ça traînait dans une pile de vêtements et maintenant ça lui appartient.

L’orphelinat, il décide, ça doit ressembler au Ranch. Un lieu où on reste sans y être le bienvenu, à défaut de mieux. C’est simple, d’y divaguer, de se rappeler de ce qui lui a semblé être un pan entier d’une vie bien trop longue. Sky préfère ça à d’autres sujets.

Pretty et son absence évidente—s’il s’y attarde, il réalise que ça fera déborder l’équilibre qu’il prétend avoir depuis son retour. Freckles qui—Sky n’a rien à dire à Freckles. Son chef et lui s’entendent mieux sans communiquer, en échangeant uniquement des saluts et de courts regards.

Le livre en équilibre sur un genou, l’Injuste a un visuel parfait sur sa main aux phalanges meurtries ; c’était l’arbre ou Mud, et franchement, il regrette presque d’avoir choisi le tronc. Elle lui est tombée dessus plus tôt, déblatérant des propos insignifiants. Samurai aurait ravalé sa rage, ou bien il aurait engueulé sans bien savoir quoi faire de ses mots.

Sky a dévisagé Mud, jusqu’à la mettre mal à l’aise par son silence, admirant ses traits se déformer sous la colère, sous les insultes qu’elle avait déjà au bord des lèvres. Il a levé le poing, l’abattant juste à côté de sa tête, son expression inchangée.

Qu’elle se soit cassée pour aller se plaindre ou pour planifier une quelconque vengeance, il s’en branle.
Que représente un visage, quelques lignes bâclées dans un chapitre qui s’éternise ? Sky est fatigué de se laisser faire, qu’on l’écrive sans respecter ses désirs.

Que Mud aille se faire voir, qu’elle s’égare dans les méandres de sa propre décadence.
Aux pas qu’il entend, l’Injuste répond en levant à peine le regard, l’imaginant déjà revenir pour empirer une conversation à sens unique.

Ah, ce n’est pas elle.
« Freckles. »


* Le texte original utilise le terme ‘asylum’

« T’as vérifié si les livreurs étaient à jour sur leurs vaccins ? »

Freckles plisse les yeux. Mud aime bien parler en énigmes ou en punchlines, en lui laisser un temps de suspense pour qu’il soit obligé de lui demander de préciser le fond de sa pensée.

« Qu’est-ce qu- »
« Non parce que je crois que skateboard-boy a la putain de rage. »

Mais cette fois elle prend pas le temps de jouer, de le faire deviner, et Freckles se rend compte qu’elle est furax. C’est assez rare pour être noté.

« Tu lui as fait quoi encore ? »
« Je lui ai fait quoi ? Moi ? Il a essayé de me frapper, ton pauvre petit chéri ! »

Ça fait depuis le retour au Grand Arbre que Mud est sur le dos de l’autre livreur, et Freckles a mis un peu de temps pour comprendre pourquoi. D’ailleurs il est pas encore sûr d’avoir bien compris. Il voit ses manèges, les piques et les questions qui ressortent fréquemment. Mais à vrai dire ces deux là ne se sont jamais bien entendus.

« T’as encore essayé de lui faire cracher où il était pendant le Givre ? » Mud ouvre la bouche et il la coupe : « Je t’ai dit qu’on s’en fout. »

La livreuse marmonne quelque chose que Freckles fait mine de ne pas entendre. Et puis pour qu’elle lui lâche la grappe, il dit :

« Je vais lui parler. »

Ça le fait chier de prendre du temps pour ça mais ça peut pas être une si mauvaise idée.

Il trouve le garçon recroquevillé dans un coin avec un livre, dans l'ombre du Grand Arbre. Le chef n’est pas assez discret dans son approche pour qu’il ne l’entende pas arriver, levant les yeux des pages, l’air insondable.

« Freckles. »

Freckles hésite une seconde, le temps que ça lui revienne.

« Sky », il fait, sur le même ton.

Il s’avance vers lui, hésite un peu sur la conduite à adopter, là tout de suite. Sky est différent, très, de la personne qu’il était avant le Givre. Même Freckles s’en souvient. Alors il faut aller doucement. Il fourre ses mains dans les poches de son jean avec un genre de nonchalance.

« Ça va ? »

« Sky »
Au moins quelqu’un se rappelle de son nom—c’était osé, de débarquer en l’annonçant sans demander l’avis de personne, et Sky assume totalement ce geste. Si Mud avait voulu se repointer, avec sa moue pleine de dureté et de jugement, il n’est pas sûr qu’il se serait retenu de lui exploser la gueule.

« Ça va ? »

Est-ce qu’ils doivent avoir cette conversation ? La grande—celle qui englobera les sujets sur lesquels l’Injuste a déjà tracé des mensonges qui s’entrechoquent encore avec maladresse. Certes, il aurait pu ne pas raconter deux faits totalement contradictoire à Death l’autre fois. Ou simplement l’éviter, ce qui est depuis devenu sa réaction logique dès qu’il croise l’autre perdu.

« La prochaine fois, ça se finira à l’Arène, avec elle. » Sky a bien remarqué les petits jeux de Mud, son comportement qui frôle le désastre tout en gardant une semblance de contrôle ; elle qui se casse dès que la situation dérape, pour justement éviter des conséquences physiques. Refermant son livre, une fois le marque-page glissé à sa place, Sky hausse une épaule, presque désinvolte.

Presque ; son sang bouille dès que Mud s’adresse à lui, enchaînant les noms qui n’existent plus et les insultes. Il présume qu’il est devenu plus apte à s’en cacher, à afficher une fausse indifférence qui pourrait passer pour de la maturité.

(Ou alors c'est ce vide qui se répand en lui, qui ne cesse de grandir.)

« Pas besoin de lui faire passer le message, je m’en chargerai, » se servir de leur chef comme messager, ça doit être bien chiant pour Freckles. Pas que Sky s’en serait soucié, avant.

« Et ça peut aller, tu voulais me parler d’autre chose ? »

Adresser l’éléphant dans la pièce, peut-être. Là non plus, il n’a pas grand-chose à déballer à Freckles ; l’unique question qu’il pourrait sincèrement lui adresser de son côté serait au sujet de la Fausseté. Et Sky connaît déjà la réponse.

« La prochaine fois, ça se finira à l’Arène, avec elle. »

Oui, Sky a changé. Il parlait pas comme ça. Il parlait moins bien, moins directement, et il disait pas des trucs définitifs.

« Pas besoin de lui faire passer le message, je m’en chargerai.»

Freckles le fixe alors qu’il coince soigneusement un marque page dans son livre - ça aussi, c’est nouveau. Il ne prend pas la peine de lire le titre inscrit sur la couverture, de toutes façons c’est bien trop loin pour qu’il essaie.

« Et ça peut aller, tu voulais me parler d’autre chose ? »

Il s’imagine que Sky s’attend à une grande conversation sur ses aventures pendant le Givre. Mais coup de bol, Freckles a décidé que c’était pas une conversation qu’il à envie d'avoir. Maintenant, ou tout court. Quoiqu’en dise Mud.

« Non. Juste de ça. »

Juste de ça : de Mud, donc. Et par extension, de l’attitude nouvelle de Sky envers les livreurs. Sky ne mange plus avec eux, ne parle plus avec eux, se casse dès que ses tâches sont finies. Et Freckles sait qu’il a changé aussi, parce qu’à une autre époque, il aurait fait un milliard d’efforts pour lui courir après.

« Je lui dirai d’arrêter de te parler. Mais vous irez pas à l’arène. » Et après une pause, comme s’il réfléchissait, il précise : « Je vous laisserai pas y aller. »

Un éclat de surprise glisse dans son regard devenu trop lourd—pas tant pour les paroles en elles-mêmes que pour le sous-entendu qui s’y glisse.

« Je lui dirai d’arrêter de te parler. Mais vous irez pas à l’arène. Je vous laisserai pas y aller. »

Oh, ainsi Freckles n’a guère envie de voir Mud se faire rétamer la gueule ? Il doit racler les fonds de tiroir qui lui servent de souvenirs au sujet des Livreurs pour tenter de trouver une justification. Dans le fond, Sky n’a jamais prêté attention aux rapports entre les deux, et ce qui ressort de cet exercice mental c’est tout simplement qu’il devrait éviter de balancer un truc acerbe sur le favoritisme.

« Si elle persiste, on aura pas besoin de l’arène, » c’est plus sobre que ‘la Citerne fera très bien l’affaire, tu sais, je peux lui fracturer la mâchoire avec mon skate’ ; Sky doute que Freckles a envie d’entendre ça. Ou d’être là, à faire la conversation.

Ses traits s’adoucissent, les muscles qui cessent de se crisper et de tirer sur sa mâchoire, tandis qu’il abandonne le livre sur son skateboard. Le dos de sa main presse contre sa joue, tandis qu’il observe ce chef qu’il reconnaît à peine. « Je n’irais pas la tuer, tu sais. On s’aime pas, c’est sûr, mais ça s’arrête là. »

Avant, Sky aurait piqué une crise de jalousie quelconque, il présume, gêné par ce besoin d’attention qui le rendait impulsif et pénible. A présent, il est plus vieux, et il a appris à commettre des erreurs bien pires. Avec un soupçon de chance, il parviendra même à se rappeler l’affection de leur chef pour cette saleté de Mud pour une prochaine fois.

L’Injuste ne pige pas trop ce que ça pourrait être d’autre, pour être honnête.
Pas qu’il comprenne comment on peut aimer Mud, mais bon il était bien amoureux d’un mec qui était surnommé la Fausseté.

« Si elle persiste, on aura pas besoin de l’arène, »

Alors il a pas compris, pense Freckles, avec un genre d'irritation grandissante, mais aussi une certaine résignation.

« Je n’irais pas la tuer, tu sais. On s’aime pas, c’est sûr, mais ça s’arrête là. »

Ou peut-être qu’il a un peu compris.
Mais il a quand même une impression grandissante que Sky est loin. Émotionnellement, et tout le reste. Plus de l’ancien Sky, fini, acté.

« Okay Sky, je sais pas trop ce que j’ai fait. Ce qu’on a fait. Enfin ... »

Il sonne plus sec que d'habitude, et même plus menaçant, comme pour contrer Sky, qui l'est aussi.
Et il se rend compte qu'il fait le truc qu'il avait pas envie de faire, c'est-à-dire entamer la conversation, celle qu'il fallait éviter à tout prix et que Sky le force à avoir avec sa déclaration de guerre. C’en est une, non ?
Tout ça pour que Freckles ne sache même pas vraiment comment dire ce qu'il a à dire.

« Mud a pas changé. Juste toi. » (C'est un bon début). « D'accord, elle est chiante. Mais elle a pas changé. Elle est pas partie. »

De nouveau, il hésite, s'écoute, se rend compte que c'est des accusations, des reproches, bref, encore des trucs sur lesquels il avait pas l'intention de se lancer.
Trop tard.
Freckles se frotte nerveusement le poignet, et puis conclut :

« Bref ce que je veux dire, je crois, c'est que si tu lui fais du mal je te défonce. »

En gros.

« Okay Sky, je sais pas trop ce que j’ai fait. Ce qu’on a fait. Enfin ... »

Par où commencer ? C’est presque un réconfort lorsque Freckles ne lui laisse pas l’opportunité d’y réfléchir, enchaînant par d’autres vérités toutes aussi cinglantes que le reste de cette conversation qui n’était pas partie pour l’être. Les jointures de sa main ressortent tandis que la caresse se transforme en un poing crispé contre sa joue.

Plutôt que l’avoir serré pour indiquer une envie de bafouer toutes les règles de l’Arbre, Sky l’a fait pour le contact du bout de ses doigts contre sa paume, pour se dire que s’il démarre au quart de tour, alors tout ira encore de travers.

« D'accord, elle est chiante. Mais elle a pas changé. Elle est pas partie. »

Moi non plus, il voudrait répondre, je n’ai quitté personne de mon plein gré, je n’ai pas pensé aux conséquences en suivant Reaper ce jour-là. Sa main se baisse, et il se demande comment c’était d’en avoir deux ; est-ce qu’autrefois l’Injuste vibrait d’énergie à l’idée d’une bataille, qu’on l’envoie en première ligne pour ne plus subir une myriade d’explosions empreintes de jalousie ? Il suppose que oui.

« Bref ce que je veux dire, je crois, c'est que si tu lui fais du mal je te défonce. »

Sky ravale d’autres horreurs, se demandant depuis quand il semble en être rempli. Ah, il pourrait demander : est-ce que tu te souviendras encore de notre conversation demain ? Le jour d’après ? Et le suivant ?

« Okay. Pour moi, tout a changé, et ce que je vais dire n’a aucun rapport avec Mud, » Sky ne s’embête pas à ajouter ce que ce n’est qu’une méprise, encore moins à se prendre d’un rire qui sonnerait faux. S’il devient plus habile pour mentir, sa gorge est encore prompte à le trahir. « je ne vais rien lui faire, si tu insistes, donc passons à autre chose. »

Son corps se déplie, se relève avec une maladresse qui se termine par un soupir. Aucun des deux ne veut vraiment parler de ce qui va suivre, Sky n’est pas stupide au point de croire le contraire. Peut-être qu’il ment, au sujet de Mud, et, heureusement, ce n’est pas non plus le sujet.

« Je ne suis pas parti. Je suis resté, tu es parti. Tout le monde ou presque a suivi, vous avez quitté l’Arbre, et vous aviez certainement raison. Mais moi, j’étais encore là. Et c’est pour ça que j’ai perdu mon bras et mon épée. Qu-est-ce que j’étais idiot, de l’avoir gardée tout ce temps, n’est-ce pas ? Une arme si ancienne, gâchée jusqu’au bout. »

Il y a tellement de détails, de justifications, de petits riens qui rendraient son histoire bien pathétique. Sky n’a pas envie de les partager.

« Dans le fond, tout ça c’est une leçon que j’ai du mal à digérer. Mais c’est supportable, ça ira. »

Ses lèvres se fendent avec maladresse, et son sourire est désabusé, ou épuisé, il n’est pas très sûr.

« Je suis revenu. Je pensais retrouver Pretty, reprendre là où on s’était arrêtés tous les deux, prouver que je n’ai pas oublié une promesse de plus. Pretty est mort, enfin probablement, » sinon Sky l’aurait croisé au Ranch, ah il n'avait pas envie de parler de lui, merde, « et j’étais si absorbé par mes sentiments que je n’ai même pas réalisé que je le connaissais pas si bien que ça. A peine mieux que je te connais toi, ou Mud. »

Peut-être qu’en vérité, ce qu’il devrait expliquer à Freckles c’est que lui, que Mud et tous ces autres visages déjà flous, ils sont restés exactement les mêmes. Lui, il a grandi.

« Et maintenant, on fait quoi ? On reprend là où on en était ? On oublie et on recommence ? Je suis l’un des perdus les plus anciens, et je ne rappelle presque de rien. De personne. Bien sûr, c’est mon problème, pas le tien. Et cette conversation te déplaît probablement tout autant qu'à moi.
J’en ai marre, okay ? »

Des Livreurs, de toi, de nous qui ne sommes rien, et certainement pas des amis ni quoi que ce soit ayant de l’importance, fatigué de supporter Mud qui n’aura aucune sanction malgré sa gueule pleine d’atrocités, fatigué de cette enfance qui refuse de se terminer.

« Okay », dit Sky. « Pour moi, tout a changé, et ce que je vais dire n’a aucun rapport avec Mud. Je ne vais rien lui faire, si tu insistes, donc passons à autre chose. »

Passons à autre chose, répète Freckles dans sa tête, à moitié stupéfait, à moitié avec une envie de rire, passons à autre chose, alors que c’était le sujet.
De toute évidence non, c’est pas le sujet.

« Je ne suis pas parti. Je suis resté, tu es parti. Tout le monde ou presque a suivi, vous avez quitté l’Arbre, et vous aviez certainement raison. Mais moi, j’étais encore là. Et c’est pour ça que j’ai perdu mon bras et mon épée. Qu-est-ce que j’étais idiot, de l’avoir gardée tout ce temps, n’est-ce pas ? Une arme si ancienne, gâchée jusqu’au bout. Dans le fond, tout ça c’est une leçon que j’ai du mal à digérer. Mais c’est supportable, ça ira. Je suis revenu. Je pensais retrouver Pretty, reprendre là où on s’était arrêtés tous les deux, prouver que je n’ai pas oublié une promesse de plus. Pretty est mort, enfin probablement, et j’étais si absorbé par mes sentiments que je n’ai même pas réalisé que je le connaissais pas si bien que ça. A peine mieux que je te connais toi, ou Mud. »

Freckles le laisse parler, il le laisse se lever, continuer sur sa lancée, parler de trucs sans qu’on lui demande, des trucs qui importent moins – le bras, l’épée – et d’autres qui important plus.

« Et maintenant, on fait quoi ? On reprend là où on en était ? On oublie et on recommence ? Je suis l’un des perdus les plus anciens, et je ne rappelle presque de rien. De personne. Bien sûr, c’est mon problème, pas le tien. Et cette conversation te déplaît probablement tout autant qu'à moi. J’en ai marre, okay ? »

Debout, même grandi, Sky est plus petit que lui.
Freckles peut pas s’empêcher de remarquer ce détail qu’il s’était promis de pas remarquer, histoire que les choses soient plus simples, mais il y peut rien. Il lâche sans pouvoir s’en empêcher :

« Marre ? Mais on peut pas en avoir marre. »

Tout ce que Sky vient de lui balancer à la gueule, ça colle. Ça reste. Parce que ça ressemble à des trucs qu’il s’empêche de penser. Des trucs qui enveniment le Grand Arbre depuis le Givre. Si Sky craque, pourquoi pas tous les autres ? Freckles a pas pu condenser ça autrement que dans la pire réponse qui soit. Une réponse de gosse. Il s’en rend compte, il déteste, il reprend, pas mieux :

« C’est la vie, c’est comme ça, on peut pas juste en avoir marre ! » Il fusille Sky du regard. « Pretty il a autant disparu pour moi que pour toi. Les autres aussi, même si tu t’en foutais. Tu crois que ça me fait rien ? On fait quoi, on arrête tout ? On se laisse crever ? »

Freckles se dit que Sky a un discours qui ressemble à celui de Nasty. Sauf que derrière les mots de Nasty, il a fini par voir quelqu’un qui aurait bien aimé qu’ils soient pareils.
Sky est juste un égoïste.
Et Freckles est son chef. Alors il peut pas le planter là et partir. C’est la pire partie.

« Je sais pas quoi faire pour t’aider moi ! Je peux pas deviner par magie. Faut me dire, Sky. Après tout, on se connaît à peine », il rajoute, le ton plein de rancœur, et en le regrettant presque instantanément.

« Marre ? Mais on peut pas en avoir marre. »

Sky a envie de hurler ; de frapper jusqu’à oublier, de régler tout par la violence, espérant peut-être se blesser lui-même, fracasser son crâne pour qu’une partie de ces horribles choses disparaissent. Les poches sous ses yeux témoignent de la fatigue qui presse contre sa peau en permanence.

« C’est la vie, c’est comme ça, on peut pas juste en avoir marre !  Pretty il a autant disparu pour moi que pour toi. Les autres aussi, même si tu t’en foutais. Tu crois que ça me fait rien ? On fait quoi, on arrête tout ? On se laisse crever ? »

On devrait grandir. Il ne dira pas ça, jamais—oh, il finira bien par trahir Freckles, par l’abandonner comme beaucoup d’autres avant lui. Mais Freckles s’en remettra, il se contentera de le haïr, ou bien de tout oublier, et cette constatation fataliste calme Sky, sans qu’il ne se s’explique.
C’est la vie, l’un va partir, l’autre va continuer.

C’est la vie (ce n’est pas une vie, d’être prisonnier du Petit Roi.
Pourquoi est-ce que personne d'autre ne le réalise ?!)

« Je sais pas quoi faire pour t’aider moi ! Je peux pas deviner par magie. Faut me dire, Sky. Après tout, on se connaît à peine »

Il n’y a rien de bien à dire.
Au pire, Sky sait pertinemment qu’il pourrait réduire cette conversation à sens unique (c’est cruel, parce que Freckles essaye, et que Sky ne pense qu’à lui reprocher de ne l’avoir pas fait plus tôt) à rien d’autre qu’une énième dispute.

Il glisse le dos de sa main contre sa joue, jointures qui pressent contre la dentition sous la peau. S’il s’emporte, ça sera pire.
Il est un peu plus mature qu’à quatorze ans, enfin, il l’espère.
Difficile d'en être certain.

“On va se relever et oublier, n’est-ce pas ? C’est ce que tu penses, ce que tu tentes de me faire comprendre—Pretty n’était pas l’amour de ma vie,” c’est plus fort que lui, faut qu’il continue de parler, même si ça ne sert à rien, “pourtant, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que ça aurait changé, si je l’avais écouté ce dernier jour passé ensemble. Est-ce qu’il aurait pu me convaincre de rentrer avec lui ? Est-ce que ça aurait changé quoi que ce soit ?”

Sky perd son sourire, son l’expression se fait plus sobre, plus distante ; il ne peut pas gâcher un truc qui n’a jamais existé avec Freckles.

Freckles avec ses tâches de rousseur et son doigt en moins, Freckles qui a illuminé le monde si fort qu’il a effacé tous ses prédécesseurs dans l’esprit de Sky. Freckles qui n’est pas un mauvais chef le moins du monde.


“Je dois faire mon deuil, pleurer et en vouloir au monde entier, et puis après on verra,” doucement, pour ne pas causer du tort à sa colonne abîmée, Sky secoue la tête, “je ne peux pas tout abandonner et repartir de rien—parce que l’avant tout ça me semble si lointain et embrumé.”

Une pause.

“Une partie de moi est morte, et je ne m’en remettrai pas totalement, pas aujourd’hui, pas demain. Peut-être un jour, mais je ne veux pas te faire de promesse en l’air. Donc je vais continuer de faire mes tâches quotidiennes et après je lirai. Si Mud m’évite, je ferai de même. Je ne sais pas quoi dire d'autre, et, je vais faire un effort pour être moins un connard.”

En se cassant, certes.
Mais bon, Freckles a demandé une solution sans préciser laquelle.
(Sky n'a pas tant l'impression d'avoir changé, quand il pense comme ça.
Fait chier.)

“Je suis désolé, pour celleux que tu as perdu pendant le Givre,” et Sky se surprend à être sincère, peut-être parce qu’il comprend, pour une foutue fois dans une vie trop longue, “j’espère que ça ira pour toi.”

Il s'en remettra.

Il y a un long silence. Du moins il paraît long à Freckles. Sky le regarde avec une expression qu’il arrive pas à déchiffrer, et si ce que le chef vient de lui dire le blesse, au moins il le montre pas. De toutes façons, Freckles a jamais compris ce gosse, ni avant, ni maintenant. Il est incompréhensible d’une façon différente d’avant, mais incompréhensible quand même. Et ce qu’il fait ensuite, Freckles le comprend pas non plus. Il se calme, d’un coup, et il accepte.

« On va se relever et oublier, n’est-ce pas ? C’est ce que tu penses, ce que tu tentes de me faire comprendre—Pretty n’était pas l’amour de ma vie, pourtant, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que ça aurait changé, si je l’avais écouté ce dernier jour passé ensemble. Est-ce qu’il aurait pu me convaincre de rentrer avec lui ? Est-ce que ça aurait changé quoi que ce soit ? »

Freckles comprend tout juste que la question est pas vraiment pour lui. Que Sky attend pas à ce qu’il réponde. De toutes façons, il aurait pu dire quoi ? Il en sait rien. Ils auraient peut-être disparu tous les deux. Ou être revenus ensemble.

« Je dois faire mon deuil, pleurer et en vouloir au monde entier, et puis après on verra. Je ne peux pas tout abandonner et repartir de rien—parce que l’avant tout ça me semble si lointain et embrumé. »

Il se contente de hocher la tête, doucement, un peu incrédule que son coup de colère aie eu l’effet escompté. En fait, c’est quasi absurde. Si bien qu’il se demande, pendant un moment, si Sky dit juste tout ça pour qu’il le laisse tranquille, et qu’il en pense pas un mot. Il semble sincère. Semble.

« Une partie de moi est morte, et je ne m’en remettrai pas totalement, pas aujourd’hui, pas demain. Peut-être un jour, mais je ne veux pas te faire de promesse en l’air. Donc je vais continuer de faire mes tâches quotidiennes et après je lirai. Si Mud m’évite, je ferai de même. Je ne sais pas quoi dire d'autre, et, je vais faire un effort pour être moins un connard. »
« Okay », dit Freckles, parce qu’il sait pas quoi dire d’autre.

C’était la conclusion qu’il voulait.
Non ?

Il y a un autre petit silence. Puis Sky ajoute :

« Je suis désolé, pour celleux que tu as perdu pendant le Givre. J’espère que ça ira pour toi. »
« Ah », il répond, pris de court. « Euh, ouais. Ça ira. »

Il sait pas trop pourquoi le retour de situation le déstabilise autant, vu que Sky l’a déjà inclus dans son monologue.

« Je l’aimais aussi Pretty, c’est ça que j’essaie de dire, enfin, pas comme toi clairement, mais quand même ... » Il s’emmêle un peu dans ce qu’il essayait de dire, se reprend. « Ça va aller, okay ? On va s’en sortir. »

Il hésite, commence à ouvrir la bouche pour remercier Sky de promettre le strict minimum, mais décide que ce serait bizarre. A la place, il promet à son tour :

« Je surveillerai Mud, promis, elle peut vraiment être conne. Mais juste … On est censés être une équipe. » Il dit pas « une famille ». « Censés. Alors si on peut éviter de s’entretuer ce serait …. tip-top. »

Il est pas sûr d’avoir déjà utilisé l’expression tip top de toute sa vie, faut vraiment que la situation soit critique.