San n'a toujours pas évolué en matière de thé.

Ou peut-être que ça ne l'intéresse pas de maîtriser cet art subtil. Sur la cuisinière qui se trouve derrière le comptoir, la théière siffle au moment où la jeune femme l'enlève du feu. Elle la pose sur le comptoir, glisse les feuilles de thé à l'intérieur, dispose également les deux tasses ainsi qu'un récipient en bois blindé de grossiers morceaux de sucres.

Non, vraiment, elle n'a toujours pas évolué. Le thé sera trop fort, ou trop amer, au choix. Elle va peut-être se chamailler à nouveau avec Nur, mais ça, ce n'est vraiment pas grave : San ne le lui dira jamais, mais elle est quand même bien contente de l'avoir avec elle. Au-delà de ses compétences et de son efficacité, elle apprécie sa compagnie, tout comme elle aime apprendre - que ce soit dans un sens ou dans l'autre. Elle a pris l'habitude de la solitude, mais il n'y a pas à dire, c'est tout de même plus agréable de travailler avec quelqu'un.

- Nur ? Lance San en tournant la tête vers l'atelier, à l'arrière.  Le thé est prêt.

Le temps qu'elle vienne, la jeune femme s'installe sur un tabouret. Elle s'occupe un peu, parce que c'est le bordel sur le comptoir : entre les devis (elle a appris à en faire, s'est forcée jusqu'à avoir la révélation d'à quel point tout ce papier pouvait être utile), son registre qui n'est toujours pas classé, les plans et les croquis qui traînent dans tous les sens... San s'est un peu laissée aller, elle qui est d'ordinaire si organisée. Soit c'est l'âge adulte, soit elle s'est laissée submergée avec tout le travail depuis la fin du Givre.

Il y a une série de plans en particulier, sur lequel l'artisane a toute l'attention. Elle les place face à elle, les retourne. Quand elle juge que le thé a assez infusé, elle retire délicatement les feuilles et remplit les deux tasses. En tout cas, il sent bon. Pour le goût... à voir. Au pire, Nur n'aura qu'à refaire du thé si elle est trop indignée de celui-là.

« Nur ? Le thé est prêt. »

Je demande à voir, pense Nur, presque par réflexe. Pas un jour de sa collaboration avec San ne se passe sans qu’elle aie quelque chose à redire à la façon dont celle-ci prépare le thé. Généralement, elle n’en fait pas des tartines, juste quelques petites remarques de ci de là, qui semblent glisser sur la peau de l’artisane à la voix douce et l’impassivité princière. C’est plus un rituel que des vraies disputes.
Nur ne voudrait pas se disputer avec San, jamais.

Elle pose la planche qu’elle était en train de travailler, essuie la sueur qu’elle a sur son front, et se dirige vers l’endroit où San est assise, perchée sur son tabouret. Elle cherche des yeux le bocal à sucre, ayant la ferme intention de noyer sa boisson dedans, et l’avise déjà sur la table, entre la théière et les deux petites tasses.

« Merci », elle dit avec un petit hochement de tête.

Elle s’assied en face de San sur sa propre chaise, pendant que celle-ci entreprend de leur servir deux tasses fumantes. Ses yeux se posent sur le tas de papiers devant l’autre jeune femme, posés bien en évidence, mais face contre le bois, de façon à ce qu’on ne puisse pas voir ce qu’il y a dessus. Nur fronce les sourcils.

« C’est quoi ? » elle demande avec un petit geste, pendant qu’elle laisse tomber deux morceaux de sucre dans sa tasse. Et puis, se rendant compte du bordel environnant : « Tu as besoin d’aide pour ranger ? »

- C’est quoi ?

C'est qu'elle lui faciliterait presque le travail. San adresse un sourire à sa collègue ; elle est à deux doigts d'avoir l'air d'un enfant qui est tout autant excité qu'inquiet à l'idée de lui montrer une grande idée. Quand Nur lui demande si elle a besoin d'aide pour ranger, l'artisane se contente de pousser un peu la pile de papier qui trône à sa droite.

- Oh, ça ? Tu n'es pas obligée. Tu pourras m'aider après, si tu as terminé ce que tu as à faire à l'atelier.

Là tout de suite, ce n'est pas le plus important. Plutôt que de boire son thé trop amer, la jeune femme saisit délicatement les fameux plans, puis les retourne afin de les montrer à Nur. Elle lui présente d'abord la première feuille, qui est un croquis annoté.

- Je travaille sur ces plans depuis peu. Tu vois le bâtiment qui est juste à côté de l'Atelier ? Il a été réhabilité, mais il n'est pas encore occupé. J'ai participé à sa reconstruction lorsque je suis revenue au Port, puisque je cherchais un lieu où m'installer. Mais j'ai finalement préféré cet endroit.

Avant de continuer, elle lui glisse les deux autres feuilles : des plans plus nets, sous plusieurs coupes, tracés à la règle.  

- Je suis retournée prendre des mesures il y a quelques temps, et j'ai refais le plan de la pièce du deuxième étage. C'est assez grand pour qu'une personne y vive.

San se tait un instant, afin de laisser le temps à l'Aiguisée d'assimiler ces informations. Coudes posés sur le comptoir, elle appuie son menton contre ses deux mains jointes, avant de reprendre :

- Qu'est-ce que tu en penses ? Parce que si ça te plaît, ce sera ton futur chez-toi.

Elle cherche à capter le regard de Nur. Sans doute pour lui confirmer que ce qu'elle vient de dire n'est pas une idée en l'air, mais un projet réfléchi.

« Oh, ça ? Tu n'es pas obligée. Tu pourras m'aider après, si tu as terminé ce que tu as à faire à l'atelier. »

San met fin à ses interrogations en retournant les feuilles cachées à plat sur la table et révélant des plans de bâtiment sur lesquels Nur se penche avec une curiosité retenue.

« Je travaille sur ces plans depuis peu. Tu vois le bâtiment qui est juste à côté de l'Atelier ? Il a été réhabilité, mais il n'est pas encore occupé. J'ai participé à sa reconstruction lorsque je suis revenue au Port, puisque je cherchais un lieu où m'installer. Mais j'ai finalement préféré cet endroit. »

Nur hoche la tête, sans bien voir où sa collègue veut en venir. Ce n’est pas inhabituel que San lui fasse part de ses projets en grand détail, elle est un peu toujours passionnée par ce qu’elle fait. Seulement, là, Nur flaire la chute. Elle cache quelque chose. Quelque chose dans ses yeux qui brillent et son excitation. Même les émotions de San sont très contrôlées, très propres ceci-dit, un peu comme ses plans tirés au millimètre.

« Je suis retournée prendre des mesures il y a quelques temps, et j'ai refais le plan de la pièce du deuxième étage. C'est assez grand pour qu'une personne y vive. »

Et puis Nur lève les yeux et croise le regard de San, la tête appuyée sur le dos de ses mains.

« Qu'est-ce que tu en penses ? Parce que si ça te plaît, ce sera ton futur chez-toi. »

Faut le temps que ça monte.
Mais au fond c’est plutôt logique. Logique dans la façon dont San l’a annoncé, la construction de son petit effet dramatique.
Mais bon, Nur est quand même un peu sans voix pendant un moment.

« Oh ... », elle arrive à dire.

Et elle regarde les plans de nouveau pour se donner une contenance, parce qu’elle sent qu’elle a un peu envie de pleurer, et que si elle continue de regarder San ce sera pire.

« Juste à côté », elle répète.

Elle l’a vu ce batiment, il est complètement délabré, en ruines, elle passe devant tous les jours et elle s’est jamais imaginé vivre dedans, elle sait pas trop pourquoi, elle pensait peut-être pas que ce serait possible. Même depuis la fin du givre, elle vit encore au Ranch où on l’a gracieusement laissé rester, et elle fait juste le chemin tous les jours, parfois San lui propose de rester dormir à l’atelier mais elle refuse toujours poliment.

« On peut- je peux ? Je peux juste le prendre comme ça ? »

Elle garde les sourcils froncés, se gardant soigneusement de répondre à la question de San, si ça lui plait, tant qu’elle n’a pas la garantie que ce n’est pas une blague, une idée en l’air, quelque chose qui pourrait s’échapper d’entre ses doigts comme du sable.

San aurait peut-être dû mieux cacher son contentement dans ses yeux, mais elle n'y arrive pas. Le simple fait de pouvoir offrir cette opportunité à Nur lui fait sincèrement plaisir, même si elle garde un silence respectueux le temps que l'Aiguisée digère l'information. Elle se contente de hocher la tête, simplement pour confirmer que oui, il s'agit bien du bâtiment d'à côté.

Elle s'attendait un peu à ses questions, au final. Pas qu'elle connaît Nur par cœur, évidemment. Juste suffisamment pour cerner les contours de sa personnalité. Sa méfiance, sa raideur. Alors l'Artisane perd un bref instant son sourire et répond, sur un ton calme :

- Je ne blaguerai pas sur quelque chose d'aussi sérieux.

L'Artisane pose ses doigts sur le papier rêche du croquis du bâtiment.

- Bien sûr que tu peux. Si quelqu'un s'intéressait à ce bâtiment, il l'aurait pris depuis longtemps. Il est juste à côté, tu n'aurais plus à marcher jusqu'au Ranch pour venir et repartir... San marque une pause, le temps de saisir sa tasse et de boire une gorgée de son thé sucré. Ou de son sucre au thé, vu la dose. Je t'avoue que ça fait un moment que j'y pense. Mais je voulais d'abord m'assurer que le bâtiment soit sécurisé et vivable, avant de te le proposer. Il y a des travaux à faire, évidemment.

Elle repose sa tasse et, pour la première fois depuis le début de la conversation, cherche à capter le regard de Nur.

- Tu n'es pas obligée d'accepter. Mais si tu veux prendre ce bâtiment, je ne te demanderai rien en échange. Tu fais du très bon travail, considère que c'est un remerciement de ma part. Et si tu estimes avoir besoin d'aide, je suis là, bien sûr. Mais seulement si tu le souhaites. Sans se tait un court instant. Adresse un sourire à sa collègue, avant d'ajouter, dans un trait d'humour qui n'amuse sans doute qu'elle : c'est toi la cheffe. La décision te revient.

« Je ne blaguerai pas sur quelque chose d'aussi sérieux. »

Bien entendu, Nur pense sombrement. Si c’était une blague ce serait une blague affreuse. Mais elle ne peut pas s’empêcher de considérer l’éventualité, comme ça, si San change brutalement d’avis, la déception sera moins blessante. Celle-ci reprend :

« Si quelqu'un s'intéressait à ce bâtiment, il l'aurait pris depuis longtemps. Il est juste à côté, tu n'aurais plus à marcher jusqu'au Ranch pour venir et repartir… Je t'avoue que ça fait un moment que j'y pense. Mais je voulais d'abord m'assurer que le bâtiment soit sécurisé et vivable, avant de te le proposer. Il y a des travaux à faire, évidemment. »
« Évidement », répète Nur.
« Tu n'es pas obligée d'accepter. Mais si tu veux prendre ce bâtiment, je ne te demanderai rien en échange. Tu fais du très bon travail, considère que c'est un remerciement de ma part. Et si tu estimes avoir besoin d'aide, je suis là, bien sûr. Mais seulement si tu le souhaites. »

Nur garde les sourcils un peu froncés et se donne l’air de réfléchir, parce qu’elle est trop maladroite pour savoir comment montrer de la vraie joie. Ça, et puis elle n’est pas encore sûre que ce soit le moment. Elle sait bien que San ne lui doit rien, bien au contraire, c’est elle qui est reconnaissante de pouvoir travailler avec elle. Mis à part ça, elle est déjà payée. San lui fait ce cadeau parce qu’elle en a envie, et déguise sa générosité sous des prétextes matériels. Nur n’est pas assez stupide pour ne pas s’en rendre compte. Elle n’est pas non plus assez stupide pour refuser.

« C'est toi la cheffe. La décision te revient. »

Le choix mot la tend, elle répond vivement :

« Non, je ne suis pas ... »

Et puis elle reconnaît le sourire un peu mutin de San et se tait. A la place, elle déclare :

« On sera voisines. Pas vrai ? »

L’idée lui plait un peu même si elle ne sourit pas. Elle s’imagine ouvrir les volets en même temps que San le matin et tourner la tête, se voir l’une et l’autre, trouver ça très drôle.
Elle qui n’a jamais levé les yeux sur ce bâtiment délabré à côté de chez l’artisane, commence déjà à se l’imaginer. Alors au lieu de laisser son cerveau se créer des montagnes à partir de rien, elle ose demander :

« Est-ce qu’on peut aller voir ? »