Qu’est-ce qu’il fiche ici ?

Apache lui a parlé d’un entraînement, d’un baptême à l’esprit rock’n roll dans un endroit tranquille, sans conséquences. A cette idée, Just s’est méfié et il a commencé à anticiper tous les scénarios possibles. Après avoir gambergé un peu trop longtemps, il a finalement admis être incapable de deviner ce que son ami préparait. La seule chose dont il était presque certain, c’était qu’ils allaient faire beaucoup de marche pour trouver un endroit suffisamment isolé pour ne risquer aucune conséquence.
Mais il s’est trompé.

Costumés pour l’occasion dans la foule, les révoltés se mêlent à la foule de mannequins. Les instructions d’Apache sont aussi vagues qu’explicites et Just sirote une flute de champagne en se demandant dans quoi il a pu s’embarquer.  

A son signal, déchainer les enfers. Mais ça veut dire quoi « déchainer les enfers » ? Just n’en sait trop rien. Surtout qu’il a passé une grande partie de son existence à éviter les ennuis et faire profil bas. Tout le reste, c’est plutôt le champ d’expertise du punk.

La Main sirote une flute de champagne, laisse trainer ses oreilles. Il ne récolte que des conversations mondaines, des noms de gens qu’il ne connait pas et dont il n’a aucun moyen d’évaluer l’importance ou la dangerosité. On parle de réception, de danse, et de lieux que les mannequins croient imagine avoir visité mais qui n’existent probablement pas.

La musique s’arrête.

Le sentinelle se retourne : Apache s’est planté devant un violoniste dont il a visiblement piqué l’instrument pour mieux le jeter par terre. Dans le premier rang, les échanges mondains laissent place à des murmures scandalisés.

« Bouge. »

Ordre que Just prend un peu pour lui-même. Bouge-toi. T’es venu pour ça, tu te souviens ? Quelques secondes plus tard, un rugissement anachronique mais bel et bien familier emplit la salle et fait trembler les lustres en cristal qui se mettent à teinter dangereusement. La voix d’Apache se mêle aux gémissements de sa guitare dans une rengaine provocatrice.

Les mannequins reculent pour s’éloigner de la source du chaos, et se dirigent donc vers lui. Just sait qu’il est sensé faire un truc et très vite, il panique. Son regard balaye l’assistance agitée à la recherche de quelque chose à faire. Quelque chose qui lui ressemble mais qui ne soit pas petit joueur.
Son regard se pose finalement sur la table du buffet autour de laquelle les convives sont encore amassés. Il glisse un regard vers la flute de champagne qu’il a encore entre les mains. Et puis sans réfléchir, il s’y met.

La flute dans ses mains traverse la pièce dans un arc quasi gracieux avant d’exploser contre un mur au-dessus des têtes. Des morceaux de verres se dispersent dans l’air comme des confettis.

Putain, en fait c’est drôle.

Just s’empare d’une nouvelle coupe et commence à les éclater une à une. Le bruit lui rappelle celui de cymbales. En dessous, il y a des gens qui commencent à crier. C’est le bordel.

Just est pas franchement à l’aise dans tout ce chaos, mais il commence à saisir le rythme.

A quelques mètres de là, il y a Apache qui hurle et joue comme si sa vie en dépendait. Les rares musiciens ayant eu la bêtise de rester plantés sur l’estrade sont vite raccompagnés à coup de godasses. Le moins chanceux d’entre eux passe sous ses talonnettes, et on devine sous les accords chaque craquement du pantin sous les sauts et assauts du punk.
Just s’arrête, se surprend à fixer cette scène surréaliste et se demande un temps si son pote réserve ce sort à l’un des chefs. C’est très plausible.

« Arrêtez tout de suite ! »

Une main vient de lui saisir le poignet pour l’empêcher de poursuivre sa vendetta sur la vaisselle de table. Le sentinelle se tourne lentement, dévisage le gentilhomme poudré mais dépourvu de visage qui s’étrangle :

« C’est effronterie ! Nous- »

Le poing de Just s’écrase sur sa figure lisse dans un claquement sonore, le mannequin s’écroule. Dans l’assistance une femme pousse un cri d’effroi.

Apache fait valdinguer les plats du buffet. Pendant ce temps, le sentinelle se penche sur l’inopportun, le saisit par le col mais c’est une collerette de dentelle qui lui reste entre les doigts dans déchirement sonore. Il y a un instant de flottement où Just fixe l’étoffe qui lui est restée entre les mains, un peu déconcerté. A ses pieds le mannequin croise les bras devant son torse, partiellement mis à nus.
Retrouvant contenance, le révolté jette l’étoffe par-dessus son épaule, ses doigts s’enfoncent dans les épaules du gentilhomme, parvenant cette fois à le redresser sur ses jambes et le balance contre la table. Il le rejoint en deux pas. Sa main se referme autour de sa nuque comme un étau, le redresse, écrase violement sa tête sur la jolie nappe. Il soulève sa tête craquelée et la projette une deuxième fois, et puis encore. Encore. A la fin, ses doigts se referment sur une perruque mouchetée de débris dont il se désintéresse.

Il ne s’est pas rendue compte que musique s’est arrêtée. Par contre, il voit Apache en bout de table qui a aussi un mort au compteur.
Un silence de mort tombe sur l’assistance qui n’ose esquisser un geste. Alors, la Main se tourne vers eux, frottant nonchalamment ses mains sur son manteau.

« On a besoin de la salle. », les informe-t-il calmement.

Et comme aucune ne semble réagir assez vite, il ajoute d’un ton qui avoisine l’agacement :

« Barrez-vous. »

Comme s’ils avaient attendu leur permission, leur public commence à se ruer vers la sortie, se débattant avec leurs jupons qui les entravent, leurs perruques et leurs chapeaux qui tombe sur leurs yeux. Une véritable de basse-cour qui laisse même trainer quelques plumes d’autruches sur leur passage.

Laissés seuls, dans un parfait des silences – à peine troublé par les claquements lointains de quelques talons – les deux amis redécouvrent un décor qui a bien changé. Les nappes blanches ont été tirées, les plats renversés, des éclats de verre dans tous les coins et quelques éventails et autres babioles que les invités ont abandonnés dans leur fuite.

« Alors ? », demande Apache en le rejoignant, guitare en mains. « Comment tu t'sens ? »

Il a le souffle court, le punk mais il a l’air de bonne humeur. Il lui fait penser à un animal qu’on aurait enfin autorisé à se dégourdir les pattes.
Just, eh bien, il est moins tendu, c’est vrai.

« Ça va… normal, quoi. »

Il hausse les épaules, nonchalamment. Il a pas envie d’encourager cette impulsivité, aussi défouloir qu’elle puisse être.

« Le chaos, c’est grave surfait.»

Un air de déjà vu.

Apache le fixe de ses yeux noirs, alors Just se contente de lui renvoyer son regard. Il se sait peu expressif, et ce sans efforts. Alors il s’est habitué à cette manie qu’à son entourage, de le toiser, comme si on essayait de déchiffrer un truc écrit su son front. Ça finit toujours par leur passer.

« C'est encore rien ça ! », lui assure le punk. « Face à des vraies personnes, c'est toujours meilleur. Tu verras ! »

Il va devoir le croire sur parole.

« Et sinon, tu voulais me demander un truc ?
— Oui ! »

Il a presque sursauté quand il lui a répondu, se rappelant soudain ce qui les amène ici – du moins en partie. Le sentinelle se tourne vers le buffet, soulève un pan de nappe pour tirer du dessous de la table, un étui de guitare commodément dissimulé.

« Je t’ai déjà dit que c’est Freckles qui m’a donné la guitare ? » Probablement pas. « Maintenant, oui. »

Il ouvre l’étui pour en tirer l’instrument, passe la sangle avant de s’asseoir sur une des petits banquettes éparpillées dans le champ de bataille qui leur sert de salle de répétition.

« Pour faire court, il m’a donné une guitare et je lui ai dit que je lui jouerais un truc. », il explique. « Le problème c’est que je suis vraiment rouillé et je connais pas beaucoup de morceaux. Du coup je pensais peut-être écrire un truc ? »

Il croise ses jambes, bouscule du bout de sa chaussure un verre en cristal qui trainait au sol, le faisant rouler un peu plus loin dans un tintement.

« Le deuxième problème c’est que je sais pas écrire. ». Craignant le malentendu, il insiste. « Je veux dire :  je sais pas écrire la musique. Et je sais pas écrire du tout, en fait. Mais ça on s’en fout. »

Il sait qu’il devrait trouver un diplomate pour qu’il lui réapprenne. Mais ce genre de choses ça s’oublie facilement quand on a pas l’occasion de pratiquer.

« Et comme tu m’as dit que tu composais des trucs… ». Il hésite. Est-ce que c’est bizarre de demander ça ? Non ça sera bizarre que s’il rend ça bizarre. « Enfin bref, c’est toi l’artiste, ici. »

Apache acquiesce et ça rassure un peu le sentinelle parce que ça veut dire qu’il s’est pas trompé d’adresse. Au Grand Arbre, le punk est ce qui rapproche le plus d’un expert en musique. Est-ce qu’il est incollable ? Probablement pas. Est-ce qu’il en sait plus que la plupart des enfants perdus sur ce domaine ? Très certainement. Et puis quitte à demander de l’aide, autant s’adresser à un pote.

« Ouais j'peux t'aider avec ça ! Pas de problème !
— Cool. »

L’espace d’un instant, Just croit que c’est bien parti. C’est comme s’il venait d’abattre la moitié du travail. Mais bien sûr, il se trompe complètement. Les premières questions ont tôt fait de le ramener à la réalité :

« Tu voudrais composer quel genre de morceau ?
— Je sais pas… De la guitare ?
— J'veux dire, genre, quel style !
— Style ? Euh…
— Tu voudrais avec des paroles aussi ? Ou juste la guitare.
— J’avais pas pensé à ça… ? »

Si jusqu’ici il pensait ne rien savoir, c’est aujourd’hui une certitude. En fait, composer, ça a même l’air beaucoup plus compliqué qu’il ne le pensait. Peut-être qu’il aurait dû demander à Apache de lui apprendre un morceau, n’importe lequel. Mais bon, il faudrait essayer un peu avant de passer au plan B. Ne serait-ce que pour pas avoir posé la question pour rien.

« Honnêtement j’y connais rien. J’avais même pas pensé à… chanter ? Je sais pas si je suis capable. », il réfléchit à voix haute. « J’ai pas envie d’en faire trois tonnes, c’est un cadeau de remerciement. Mais je veux faire les choses biens. »

« Tu sais, faire de la zik, et même chanter, faut pas s'en faire toute une affaire. On s'en fout même si ça sonne faux.
— T’es sûr ?

La réponse d’Apache le laisse un peu sceptique. Il a beau ne pas y connaître grand-chose, il a quand même l’impression d’écarter un des fondamental. D’un autre côté, Apache est punk. La rigueur n’est pas sa plus grande qualité. Mais force est d’admettre qu’il obtient des résultats.

« Moi j'trouve même que quand c'est trop juste, ça devient chiant.
— Ça m’étonne pas.
— L'important c'est que tu fasse ce que t'as envie de faire. Ce qui te passe par la tête. Que t’exprime ton truc, tu vois ?

Pour la commodité de la conversation, Just opine sans vraiment réfléchir au sens de ses paroles :

« Ouais… »

Mais il y a accorde une seconde de réflexion, ce qui est largement suffisant pour se rendre compte qu’il ne voit pas. Savoir ce qu’il doit et savoir ce qu’il veut, c’est pas vraiment la même chose. La sincérité et le grand déballage de sentiments, c’est pas son truc.

« Enfin non pas du tout. », il admet finalement.

Apache, lui, prend sa guitare et commence à jouer quelque chose joli, simple et régulier comme un exercice pour s’échauffer.
Machinalement, le sentinelle imite sa pause pour prendre modèle sur l’expert mais il ne joue pas. Au-dessus des cordes, il remue les doigts pour pas les engourdir.

« Tu voudrais faire un truc plutôt rock'n roll ou plutôt… Genre une balade ?
— Une balade ? »

Comme il a l’air confus, Apache commence à jouer quelques accords doux qui le mettent un peu plus sur le ton.
C’est sympa.
Et un peu chiant.

« Je sais pas… Plutôt un entre-deux ? »

Just regrette de ne pouvoir donner que des réponses vagues alors qu’Apache a sûrement besoins de précisions. C’est comme ça : il galère toujours à savoir ce qu’il veut, et plus encore à le dire. Heureusement qu’Apache sait ce qu’il fait, et surtout qu’il a l’habitude de voir son pote tergiverser.

« Ouais je vois, genre un truc qui sonne un peu... comme ça ? »

Le punk tente un truc. Le sentinelle se penche en avant, plante ses coudes dans ses cuisses. Il écoute, songeur.
Il a du mal à poser des mots sur ce que ça lui inspire. Il y a des passages qui lui pince un coin du cœur comme un vieux chagrin mais le tempo lui donne envie de tapoter du pied. Il y a une émotion qu’il n’est pas sûr de saisir, tout en retenue, comme réfrénée au profit d’une bonne dose de vigueur.

Ça lui plait. Il hoche la tête, en rythme, tapote un peu de l’indexe sur son genou pour suivre le tempo.

Il entend Apache chantonner quelques mots dans une langue qu’il ne comprend pas.

« Je crois que c’est ça. », il dit. « Pas les paroles. L’air. C’est bien. » Il a ce ton brusque, maladroitement pudique. « C’est bien ! Ouais. »