« Ah ! »

Bambi sursaute et se retourne à l'appel de son nom. Elle ne s'y attendait pas. Peut-être qu'elle aurait du s'y attendre, peut-être qu'elle aurait du faire attention, et elle s'en veut un moment de ne pas avoir entendu qu'on s'approchait d'elle, avant de se rendre compte qu'il ne s'agit que d'un petit garçon.
Il a quelque chose d'un peu farouche avec ses cheveux longs et son visage boueux, un peu sauvage, mais elle finit par le reconnaître – c'est Tick Tock.

— Tu as oublié ton bouquin près du Grand Arbre ! Je te l'apporte. J'ai fait tout le chemin.

Elle baisse les yeux sur l'objet qu'il tend.

« Oh c'est Blunt qui t'a donné ça ? Je n'y ai pas pensé, quelle idiote. »

Elle tend la main pour le récupérer, et le feuillette délicatement pour s'assurer qu'il n'est pas corné ou abîmé – puis elle le range dans son petit sac, visiblement satisfaite. Dans l'autre poche, il y a une poignée de champignons, ramassés un peu au hasard, des bleus et des violets et des brillants, elle n'est pas bien sûre qu'ils se mangent mais elle les trouve intéressants.
(Et quelque chose d'intéressant ça finit forcément par être utile non?)

« C'est vraiment gentil d'être venu me l'apporter, Tick Tock. »

Elle lui sourit tout en se disant que Blunt aurait tout de même pu se déplacer lui-même. Puis elle se rappelle que Tick Tock ne devrait sans doute pas être là. C'est dangereux pour lui d'être là tout seul. Alors elle fronce les sourcils.

« Sugar sait où tu es ? » Probablement pas. « Je vais te raccompagner au Grand Arbre, viens ... »

Elle prend d'autorité la main de Tick Tock pour l'inciter gentiment à faire demi-tour. Elle ne s'imagine pas faire ça à un de ses chasseurs – aucun d'entre eux ne la laisserait faire, en fait – mais elle se dit que Sugar n'aime sûrement pas perdre de vue les plus jeunes de ses enfants.

C'est marrant, la forme que fait l'herbe. Un truc pas naturel, un truc géométrique. C'est la dernière chose à laquelle Bambi a le temps de penser, avant de poser le pied dans le triangle et de disparaître.
Du moins c'est ce qu'elle imagine qui arrive.
Parce que la suite, elle ne s'en rappelle pas.

Elle se réveille juste d'un coup, et elle est dans un autre endroit, et elle a la bouche pâteuse comme lorsqu'on s'endort sans s'être brossé les dents. Un petit visage est penché au dessus d'elle.

— Bambi !! On s'est transformés en princesses.

Et elle a un sursaut violent, se cogne la tête contre une surface dure. Elle ne sait pas où elle est. Ça ressemble à une salle de bain, avec des coins ornés sur tous les meubles, des grands miroirs et un paravent. Derrière le visage lisse et propre de Tick Tock, un lustre en cristal pend au plafond. Et elle est allongée dans une baignoire, noyée dans une robe immense qui l'empêche de bouger, l'obligeant à se tortiller pendant une bonne minute pour se dégager.

« Tick Tock », dit-elle, stupéfaite.

Avec une certaine peine, elle s'extirpe de la baignoire pour s'avancer vers un des miroirs.
Ses cheveux bouclés sont remontés dans un chignon immense et compliqué, avec quelques petites anglaises qui s'échappent sur sa nuque. Son visage est recouvert de poudre blanche et de rose sur les joues. Et elle porte une robe bouffante, trois fois plus large qu'elle, beige et rose avec des dentelles partout.

« C'est pas un rêve. »

Sa propre voix lui paraît dubitative. C'est l'Île. C'est sûrement réel. Mais elle a du mal à le réaliser tant qu'elle ne le dit pas à haute voix. Et ça fait très, très longtemps qu'elle n'a pas vu de salle de bain, ou même de vrai miroir, et ça lui fait une drôle de sensation dans l'estomac.
Elle a le cœur qui bat un peu fort alors qu'elle réfléchit. Ils sont sûrement dans une de ces portes du temps. Mais elle ne comprend pas comment ils ont pu arriver là si soudainement. Elle se tourne vers Tick Tock, qui a véritablement l'air d'un petit prince, plutôt que d'un enfant sauvage.

« Allons voir dehors. »

Elle tente d'ouvrir la porte, panique un instant de ne pas y parvenir, avant de voir une petite clé dorée posée sur la coiffeuse. Elle ouvre, et passe une tête dehors.
Il y a un long couloir, avec des tapisseries et des grands lustres et des vitres qui donnent sur un jardin superbe mais flou, comme s'il s'agissait d'un mirage qu'on voit au soleil en été. Le couloir est heureusement vide, mais Bambi entend de la musique et des voix qui viennent de plus loin, en bas. Ça ressemble aux échos d'une fête.

« Tu ... » elle parle à Tick Tock sans le regarder, nerveuse. « Tu crois qu'on a le droit d'être là ? Tu crois qu'on devrait descendre ? »

Quelque chose dans cette musique fait battre son cœur et elle meurt d'envie d'aller voir ce qui se passe en bas.

— Oui je crois, puisque habillés comme on est on est carrément antonico.

Sans prendre la peine de le corriger, Bambi hoche la tête. C'est vrai. Elle est paranoïaque, là. Ils ne vont pas se faire arrêter, juste parce qu'ils sont là. Il s'agit de jouer le rôle de leur costume, et tout ira bien. Inconsciemment, Bambi se redresse, lève la tête, fait cet exercice de ballerine en équilibrant sur le sommet de son crâne un livre imaginaire. Elle s'imagine remplie de confiance. Ça marche un peu.

Une silhouette leur barre la route avant qu'ils n'arrivent jusqu'à l'escalier.
Bambi sent que ses veines se glacent. La personne a un visage peint sur de la cire lisse, et une perruque bouclée, et un costume élégant. Ce n'est pas un humain. Du tout. Mais il parle.

— Aurais-je l'honneur d'être en mesure de pourvoir à l'un de vos besoins, madame, monsieur ?
— Il a dit quoi ? chuchote Tick Tock
— Seriez-vous à tout hasard incommodé de quelque façon que ce fûtes par les festivités ?
— C'est quoi des féssivités ?

Elle ne lui répond pas. Sa voix est un peu bloquée dans sa gorge, et elle sent que ses joues sont brûlantes.

« Je …. On ... »

Elle saisit la main de Tick Tock et la serre dans la sienne.

« Mon frère », explique-t-elle. « Je l'accompagnais aux commodités. Il s'était renversé une boisson dessus. Nous retournons danser. »

La silhouette ne répond rien, et Bambi a l'impression qu'elle va mourir, que son cœur va exploser ou sortir de sa cage thoracique ; mais finalement il a l'air de les croire. Il s'efface avec une courbette.

— Veuillez accepter mes plus humbles excuses, madame. Je ne vous retiens pas plus longtemps.

Et leur laisse le champ libre jusqu'aux escaliers.
Bambi imite maladroitement sa petite révérence, et entraîne Tick Tock vers la salle de bal. Ses petits chaussures grincent à toutes les marches.

Il y a de la musique, des lumières, des grands lustres. Des dizaines de silhouettes avec des costumes et des grandes robes, qui dansent et parlent et rigolent. Ce sont tous des mannequins de cire au visage figé. L'homme du couloir est descendu après eux, et se tient raide au niveau d'une grande porte, comme un genre de garde ou de majordome. Bambi voit un groupe de filles avec des robes merveilleuses, chuchotant et lançant des regards au mannequin qui doit être l'hôte du bal. Un autre mannequin dégingandé est assis sur une chaise, un violon à la main et l'air triste. Une silhouette habillée sombrement attire le regard de la mère, mais quand elle essaie de la retrouver, elle a disparu dans la foule.
Bambi cligne des yeux.

« Bon », murmure-t-elle. « Il faut trouver une autre sortie. »

Avec le garde qui les a à l’œil, sortir par l'entrée principale semble compromis.

Quelqu'un rit d'un rire faux, cristallin, qui résonne dans toute la salle de bal, repris en écho par plusieurs de ces mannequins fardés en robes et dentelles. Où que Bambi pose les yeux, il n'y a que ça ; des visages en porcelaine qui oscillent entre le ridicule et le carrément terrifiant, l'uncanny valley aggravée par la musique et les claquements d'éventail -il fait chaud – et par Tick Tock qui se gratte bruyamment à côté d'elle.
Bambi veut partir. Elle est certaine maintenant que c'est d'eux qu'ils rigolent.

— Vous semblez perdus.

Elle sursaute aussi. Trop occupée à chercher une sortie, elle n'a même pas remarqué la silhouette qui se plante devant eux, et pourtant il est immense. Il est habillé plus modestement que le reste des convives, a un violon au bout du bras – si Bambi devait deviner une expression dans ses yeux de poupée mécanique, elle dirait qu'il est mélancolique.

— Mon nom est Jean de Garette, je ne crois pas avoir eu le plaisir de vous avoir été présenté.
— Elle s'appelle Bambi. On vient de Neverland.
— Netherlands ? Vous êtes donc de Hollande ? Auriez-vous par hasard du sang royal ?
— Oh non ! Pas du tout ! répond enfin Bambi.

Est-ce qu'elle aurait du répondre oui ? Peut-être que le bal est réservé aux nobles. Peut-être aurait-elle du s'inventer un tout petit titre, n'importe quoi, mais c'est trop tard, elle ne peut le regarder qu'avec de grands yeux écarquillés.

— Veuillez me pardonner.Vous possédez pourtant plus de grâce que n'importe qui dans cette salle, mademoiselle.
— Ah, croasse-t-elle.
— Moi non plus, si vous voulez savoir, reprend Jean, imperturbable, clignant de ses grands yeux bizarres. J'essaie de gagner ma vie, en jouant lors de bal, je tente de me faire un nom …. si seulement quelqu'un daignait écouter ...

Ces quelques phrases de mélo réussissent quand même à un peu émouvoir Bambi. C'est idiot. Et pas le moment. Le violoniste regarde le reste de la salle - et son cou, en se tournant, fait un petit bruit de joints de porcelaine - avant de reporter subitement leur attention vers eux.

— Souhaitez-vous m'écouter jouer ?
— Bien … Bien sûr !

Il a déjà levé son archet avant même qu'elle aie fini de répondre, malgré la musique qui emplit déjà l'air et tous les gens qui les regardent.

C'était une erreur. Bambi le sait quand l'archet touche les cordes. Le son du violon n'est semblable à rien qu'elle aie jamais entendu. Ça vibre tout contre ses tympans, ça monte en puissance jusqu'à faire vibrer les vitres, les verres, les flammes des bougies du chandelier. Tout le monde se tait, l'orchestre se tait, et tous les yeux se tournent vers eux. Et Bambi se sent mal, elle se dit qu'elle va s'évanouir, là, en plein milieu du bal.
Elle ne s'évanouit pas.
Dommage parce que peut-être que ça aurait fait une bonne distraction. On l'aurait emmenée ailleurs sur un des fauteuils fleuris, on aurait brassé de l'air vers son visage avec un grand éventail et personne n'aurait plus pensé à lui poser des questions gênantes.

Une femme crie et la musique s'arrête net. Elle a le visage lisse, le même que toutes les poupées dans la salle mais ça se voit qu'elle est plus importante, qu'elle est plus poudrée, que sa perruque est plus haute, que sa robe est plus large.

— Mon ami, vous faites un boucan ! Pour qui vous prenez vous ?
— Je ne fais que combler les désirs impérieux d'une jeune fille dans la fleur de l'âge, ma Reine.

Jean le confirme. C'est la reine. Et il vient de rejeter la faute sur elle, auprès d'elle, et elle voudrait le tuer, ou mourir, au choix. Elle ne peut que cligner des yeux et regarder cette femme avec un air de profonde détresse.

— On ne voulait pas-
— Elle nous vient tout droit de Hollande.
— Je ne crois pas avoir le plaisir de vous connaître. De quelle famille êtes-vous issues, très chère ? Quelle étrange peau vous avez...
— C'est pas de notre faute, on est arrivés dans la baignoire...

Si elle a d'abord répondu non à la question du violoniste, Bambi comprend maintenant qu'il faut qu'elle joue le jeu de la royauté.
Alors elle éclate de rire. Un petit rire aigu et cristallin, rendu chevrotant par la nervosité, comme si ce que venait de dire Tick Tock était une charmante absurdité. Et il y a comme un soupçon d'accent dans sa voix quand elle répond -pas trop, pas assez pour que Jean Machin se doute de quelque chose, et de toutes façons il ne l'a jamais vraiment écoutée.

— Excusez nous, votre Majesté. Nous – Je voulais simplement écouter, comment dites-vous, la musique d'ici.

Après une hésitation elle ramasse les pans de sa robe et fait une sorte de petite révérence, pliant les genoux, ça lui rappelle un peu la danse. Elle en profite pour baisser les yeux et réfléchir à toute allure.

— Je suis Bambi, c'est plus simple que d'imaginer un prénom sur le champ. Mais ça ne suffit pas. La Hollande. Elle pense à la baignoire. Van der Bath. Et bien sûr mon jeune frère-

Elle pose une main sur l'épaule de Tick Tock, et sa voix faiblit. Il lui semble que ça fait des siècles qu'elle ne vit qu'au milieu des perdus, mères et peau-rouges. Elle ne sait plus à quoi ressemble le prénom d'un garçon.

— … Peter, elle croasse.

Okay, le pire choix possible probablement.
Pourvu que ces gens soient trop dans leur monde, pour connaître ce qui se passe en dehors.

— Il ne parle pas très bien la langue, excusez le. Et il est malade. Nous sommes en visite ici, pour changer d'air. C'est si beau chez vous ! La nature, le décor. La musique.

Elle risque un regard vers Jean de Garette qui semble tout juste se rendre compte de l'état lamentable de son violon.
C'est bien ce qui arrive tout le temps dans les films non ? L'enfant noble souffrant qu'on envoie à l'étranger pour soigner sa maladie obscure des poumons. Elle espère que la Reine gobera ça. Que c'est assez romantique.
Si ça marche, ça leur permettra d'expliquer tellement de choses.