C’est étrange, de revenir—il est frappé, à chaque fois, par les différences qui semblent se multiplier. C’est comme si le clan était revenu à la vie après les tragédies, que tout revenait à une normale que Ibijau n’aura pas eu la chance de connaître. Il n’est plus Ibijau non plus, plus totalement. C’est le nom que certains utilisent, lors de ses visites ; la majorité a néanmoins migré vers le nouveau, l’oiseau envolé vers une destination inconnue, remplacé par un vent tempétueux.

C’est soir de fête, l’air chaleureux et les chants et danses qui résonnent. L’un des rares bruits que Kaze supporte, malgré son intensité. Il passera probablement la nuit ici, par flemme de marcher dans la nuit pour retrouver son lit. Une façon de se prouver qu’il est encore le bienvenu, même si être Delaware n’aura été qu’un chapitre de son histoire. Mieux que le suivant, lorsqu’il a décimé une partie de la population avec la rage gelée des Orbleus.

(Kaze n’en parle pas, ça ne changerait rien.
S’il se réveille en larmes, parfois, c’est son problème.
S’il l’ignore, ça partira tout seul, non ? )

Aucun Delaware n’a le souvenir d’avoir été pourchassé par le monstre à la faux, pour la simple raison qu’il a fait attention de les éviter. Plus ou moins. La veste en cuir sur ses épaules, par dessus un débardeur et un short d’une teinte similaire, pèse juste assez pour être confortable. Il ne l’aura jamais rendu à Ninoxe, au final.

Un trésor pour une collection qu’il voudrait voir grandir. Après tout, l’âge adulte c’est lorsqu’on peut aimer sans être retenu par des chamailleries ou des liens implicites, enfin, Kaze l’espère. Il n’a pas envie de se prendre la tête. Assis en tailleur à quelques mètres d’un feu qui crépite, il observe les gens tournoyer en riant, cris de joie et ivresse presque contagieuse.

Il cherche quelqu’un, sans l’avoir encore vu, sans faire l’effort de se lever pour lui mettre la main dessus. Kaze n’a pas amené Caelum, par crainte de voir son compagnon s’égarer dans le camp et de ne plus le retrouver ensuite. Peut-être qu’il lui faudrait un harnais, une quelconque limite pour maintenir le furet dans son champ de vision.

Le Néfaste abandonne l’idée, frottant le noir sur ses paupières du dos d’une main, jusqu’à avoir l’air un peu plus brave, ou juste un simulacre de rébellion, quelque chose de plus que son air de gamin pas encore si vieux. Il aperçoit Ibis juste après, un peu plus loin.

Ibis et ses tatouages, tout le monde connaît. Kaze se glisse au milieu de la foule, sentant la couche de rouge à lèvres posée sur ses lèvres, un rouge bien sombre qu’il a emprunté à sa sœur. Qu’il s’en fout de quoi il a l’air, de toute manière, qu’il veut juste tout tester en ce moment. Ne pas laisser le monde lui passer sous le nez. Lorsqu’il se déplace, la chaîne reliée entre son lobe d’oreille et une attache plus haut émet un léger son métallique.

(Il sait bien qu’il n’a jamais eu la dégaine d’un Delaware, de toute façon.)

« Ibis ! » Il salue, main levée qui retombe juste après. Kaze lui a causé de son idée, l’autre fois, ou bien encore avant. Il secoue la tête, chassant la musique au loin, « Salut. T’es dispo pour l’ta’ouage ? »

Droit au but, le pirate.

Le Feu Sacré leur est revenu et plus de mioche - aussi divin soit-il - à l'intérieur pour les empêcher d'en profiter pleinement. Les températures de leur côté se font de plus en plus douces et avec elles les fêtes au sein de la tribu sont encore plus fréquentes; on rattrape le temps perdu. Et puis ce jour-là est particulier, une union est célébrée; l'une des premières officialisées depuis la fin du Givre. L'ambiance a été délirante toute la journée.

Pour l'occasion Rossignol lui a dit de se faire beau et ça l'a fait bien marrer, le Hanté. Il ne sait pas trop ce que le chamane entend par là mais il a décidé de jouer le jeu pour une fois et a fait un effort vestimentaire. Pas très Delaware dans la coupe mais les couleurs y sont; le tout dans les teintes orangées comme pour rendre hommage à cette chaleur nouvellement retrouvée après l'hiver interminable. Et puis il aime bien. Le pantalon est ample et se resserre à la taille, plutôt simple contrairement à sa chemise imprimée d'un motif farfelu et largement déboutonnée, exposant divers tatouages; il l'avait troquée un jour au Port, une belle affaire. Pour rehausser la tenue, il a maquillé ses paupières et pommettes d'un peu de fard jaune. Touche soignée mais sobre maquillage si on compare aux peintures complexes de ses frères indigènes.

Pour changer il est pas trop jeté, pas encore, il a donné un coup de main pour les animations et pour peindre le tipi nuptial. Ca a demandé au moins un semblant de sobriété alors il s'est contenté d'un peu d'herbe au fil de la journée; pas grand chose, juste ce qu'il faut pour pas être trop fébrile.

Ses tâches terminées et son estomac rempli, Ibis est désormais assis au bord du feu; il discute un brin avec quelques squaws tout en roulant une cigarette d'un geste accompli. Il passe un bon moment mais est quand même un peu déçu que Sick ne soit pas venue même s'il comprend, plus ou moins. D'un autre côté c'est pas comme si lui pouvait aller au Grand Arbre passer ses soirées avec elle. Alors ouais, ils se voient, passent des moments cool ensemble dans son tipi mais souvent ça s'arrête à ça alors que de son côté il aimerait bien lui faire découvrir un peu plus son quotidien, les fêtes et chants au sein de la tribu, sûr que ça lui plairait. Des fois il se dit que ça viendra mais au fond c'est peut-être déjà trop de normalité pour eux et ce qu'ils sont ensemble.

Tout ça lui a donné envie d'une bière alors l'Ibis abandonne ses amies, leur déposant une bise joueuse sur la joue, et déplie sa longue et mince silhouette pour se diriger vers l'un des fût de bois où ils font fermenter le houblon récolté dans la plaine des bisons.

Ibis ! à l'injonction, le tatoueur stoppe et se retourne pour découvrir un visage connu dont la vision lui arrache un sourire léger mais sincère. Salut. T’es dispo pour l’ta’ouage ?

Droit au but, le gars est du genre à mesurer ses mots et ça lui convient bien puisque lui-même est plutôt de ceux qui parle pour deux, voir davantage.

Kaze ! il le salue sous sa nouvelle identité, ce n'est pas le genre de chose qu'il oublie. Pour un camé il a bonne mémoire à défaut du reste. En plus ils se sont déjà revus une ou deux fois depuis.

C'est cool de te voir.

Abandonnant son idée maltée, il boira plus tard, Ibis glisse la clope précédemment roulée entre ses lèvres percées et craque une allumette.  

Ecoute, si tu veux je suis partant. J'avais pas de plan particulier et ça me fait toujours plaisir de tatouer. On reste sur le même projet que tu m'avais parlé la dernière fois ? son oeil est soudainement attiré par le bijou à l'oreille du jeune homme, il l'effleure du bout de ses doigts bagués. Sympa ça.

Tenue:

Le jour a été choisi au hasard par Kaze, il n’avait pas prévu de tomber sur une union. C’est un événement qui lui fait plaisir, d’avoir pu être témoin de ce retour à la vie, de participer et de faire la fête autrement qu’au Port où les ivrognes de la Taverne commencent un peu trop à le connaître à son goût. Ce n’est pas à lui qu’incombe la responsabilité de perdre aux jeux d’argent pour leur faire plaisir. Il se bat parfois, pas dans la Taverne, mais en dehors. Un soupçon de violence pour calmer l’atmosphère—d’ailleurs, il a les jointures d’une main, celle pas amochée définitivement, d’un magnifique violet pour le coup.

« C'est cool de te voir. »

La dégaine d’Ibis, ça lui fait toujours quelque chose—il adore son style, la façon dont il semble traiter son corps comme une toile qui ne demande qu’à être recouverte de plein d’idées différentes. Les lèvres percées, est-ce que ça fait mal ? Sans doute plus que les oreilles. Kaze a effectué la majorité de ses piercings à l’oreille par lui-même, avec un miroir et une aiguille chauffée dans la flamme. Si ça ne tenait qu’à lui, il en rajouterait quelques-uns de plus. La chaîne, il adore la sensation quand elle vibre contre sa peau.

« Ecoute, si tu veux je suis partant. J'avais pas de plan particulier et ça me fait toujours plaisir de tatouer. On reste sur le même projet que tu m'avais parlé la dernière fois ? »

Les doigts bagués, d’ailleurs, ça le fait rougir, lorsqu’ils frôlent son oreille. Rien de spécifique à Ibis par contre, Kaze a l’habitude de rougir pour un rien. Un phénomène particulièrement lourd, selon lui, la sensation brûlante contre ses joues. Il se retient de secouer la tête de nouveau, pas assez dérangé pour ça. La gestuelle d’Ibis est très tactile, le Néfaste le sait.

« Ye’, » Kaze n’articule pas outre mesure, c’est trop d’effort et il regrette parfois que l’île ne possède pas son propre langage avec les mains, ça l’aiderait. « Le ser’ent. »

L’idée lui est venu au détour d’un livre, pas que Kaze sache lire, encore moins que ça l’intéresse. L’illustration du serpent qui se mord la queue lui a simplement fait un truc, un coup en plein cœur. Provoquer sa propre fin, n’est-ce pas une réalité trop souvent ignorée ? Il a dessiné son idée maladroitement pour l'expliquer à Ibis la dernière fois, en expliquant avec quelques phrases simples.

Impatient de s’y mettre, il agite ses mains dans l’air, en faisant attention à ne pas foutre un coup à Ibis au passage. C’est déjà arrivé avec Rain. Le Néfaste ne sourit pas souvent, ses proches le savent. L’espèce de grimace qu’il affiche en relevant le coin de ses lèvres, c’est néanmoins une expression de joie. Le tatouage c’est un art qu’il a toujours jugé magnifique.

« J’veux célé’rer d’ê’re adulte. »

Seulement éclairés des flammes du brasier, le tatoueur ne voit pas le rougissement qui pointe sur le visage du jeune pirate. Mais l'aurait-il remarqué que ça n'aurait pas eu grande importance.

Ye’. Le ser’ent.

Autant qu'il peut divaguer seul, Ibis accorde toujours une attention intense à ses interlocuteurs. Visuelle d'abord mais avec Kaze il essaie aussi de bien écouter. Pas qu'il soit difficile à comprendre, mais il se sentirait con de devoir lui demander de se répéter alors que le mec est déjà sympa de faire l'effort. Si c'était lui il se contenterait de communiquer en tirant des doigts aux autres.

Ouais, ça va être super, ça t'ira bien.

Les derniers brins de tabac se consument alors que le Hanté tire une ultime fois sur son mégot avant de le balancer d'une pichenette dans les braises du Feu Sacré. Une pratique qui pourrait paraître sacrilège pour quelqu'un d'extérieur à la tribu mais en fait tout le monde s'en fout et fait pareil. Le feu s'occupe de tout purifier.

Face à lui, Kaze s'anime et sa bonne humeur est contagieuse. Vraiment, Ibis se dit que c'est la providence qu'il soit venu ce soir, ça lui aura éviter de se mettre à l'envers pour oublier que tout ne va pas aussi bien qu'il le prétend et que les vieux démons ne sont pas si loin.

J’veux célé’rer d’ê’re adulte.

Ca le fait marrer un peu, il a l'humour facile et puis entre anciens Perdus c'est toujours un bon sujet de blagues.

T'as raison, c'est vachement mieux. Ce qu'ils racontent au Grand Arbre c'est des conneries.

Tout à coup il a la bougeotte, lui pourtant éternel adepte de la flemme. Ca lui fait ça des fois quand un projet le motive vraiment. Ou quand il est sous speed, ce qui arrive quand même hyper rarement depuis qu'il est sur l'Île. Et puis la défonce artistique et d'autant plus plaisante, ça douille moins à la descente.

On peut y aller direct si tu veux, faut que je prépare le matériel mais tu pourras déjà voir le dessin, il est terminé.

Calant une main sur l'épaule recouverte de cuir du pirate, il le pousse à peine en direction de son tipi, plus pour illustrer ses paroles qu'autre chose.

Ah mais tu veux manger un truc avant, peut-être ? C'est mieux d'avoir un fond si je te tatoue après j'ai des trucs à grignoter chez moi aussi.

« T'as raison, c'est vachement mieux. Ce qu'ils racontent au Grand Arbre c'est des conneries. »

Oh, ça Kaze le sait parfaitement, lui qui n’a plus aucune affection pour ses anciens collègues de cabane. Qu’est-ce que c’est chiant, d’être forcé de suivre le reste du groupe, de devoir s’adapter au risque d’être balancé ailleurs. D’un geste désinvolte, il hausse les épaules, pour insinuer que le Grand Arbre c’est un truc auquel il veut pas repenser.

« On peut y aller direct si tu veux, faut que je prépare le matériel mais tu pourras déjà voir le dessin, il est terminé. »

Ses doigts trouvent sa nuque, l’effleurant tandis qu’il songe aux pinces qu’il a fourré dans une poche, pour maintenir ses cheveux attachés pendant que son aîné taffera. Il aurait pu les couper pour l’occasion, ça repousse vite. Son mullet lui plaît un peu trop pour ça.

« Hâ’e d’voir. » Le procédé du tatouage—Kaze le comprend, pour avoir vu des scènes similaires chez les pirates, sans avoir cherché à joindre le mouvement avant. Si quelqu’un le tatoue, il tient à ce que ça soit Ibis. Le Delaware lui inspire un sentiment familier, une sorte de confiance qui n’est peut-être que de la naïveté.

« Ah mais tu veux manger un truc avant, peut-être ? C'est mieux d'avoir un fond si je te tatoue après j'ai des trucs à grignoter chez moi aussi. »

Tellement impatient, Kaze a totalement manqué ce détail crucial. Ne pas arriver l’estomac vide aurait pu accélérer le processus, juste qu’il était trop obnubilé par la soirée pour manger quoi que ce soit.

« Ye’. J’vais évi’er de m’évanouir. » La main qui presse contre son épaule est un bon indicateur qu’ils doivent se mettre en route et il n’a guère de mal à suivre le mouvement, regard qui dérive parfois vers les fêtards autour d’eux. Les éclats de voix et les visages familiers sont un tout qu’il veut absorber autant que possible avant de rentrer le lendemain. « J’comp’e ‘ormir ici mais bon. »

Tout en marchant, le Néfaste aperçoit une silhouette armée d’une guitare qu’il connaît plutôt bien, et il se glisse sur le côté, pour être caché par Ibis. Il bute sur la phrase qu’il a au bord des lèvres, devant s’y reprendre à deux fois pour la sortir. Il tapote sa propre épaule, pour désigner la veste : « C’est à Ninoxe—j’veux la gar’er. » Boire un truc, ça serait cool, il va s'abîmer la voix à parler toute la soirée. Pas l'habitude.

Le Hanté ne remarque pas tout de suite la présence de Ninoxe. Ce n'est que lorsque Kaze vient se réfugier à demi à côté de lui et qu'il suit son regard et l’aperçois à son tour.

C’est à Ninoxe—j’veux la gar’er.

Ibis comprend mieux, se demande si c'est l'unique raison mais au fond il s'en fiche. Il aime bien celui qu'on surnomme le Brasier, a une vraie appréciation pour ses talents musicaux mais le mec est aussi intense qu'il est fascinant et ils sont pas toujours compatibles, ça dépend des jours. Pour le coup ça lui convient de passer sa soirée seul avec Kaze.

Il a assez de fringues de toute façon. il lui adresse un sourire suffisamment large pour découvrir ses dents. Assez blanches, pas tout à fait droites. Et elle te va mieux. il ajoute sur le ton de la plaisanterie.

Histoire de pas se faire remarquer, ils tracent un peu. En passant près du buffet le tatoueur subtilise une miche de pain frit traditionnel qui ne manquera à personne.

***

Bien que le foyer central soit éteint il fait chaud à l’intérieur du tipi. Ibis aime bien, il n’est pas une créature du froid ; la pensée le traverse que c’est sans doute le sang californien mais comme la plupart de ses bribes de souvenir de l’Ordinaire elle s’en va sans s’installer. Quant à la chaleur, si elle gêne Kaze, ils laisseront les peaux de l’entrée entrouvertes pour faire circuler l’air.

L’ambiance elle aussi est chargée, un désordre organisé où règne tout de même une forme d’harmonie ; les couleurs rouges, oranges et jaunes y prédominent. Le fond est pris par un amas de couvertures qui servent de lit, entourées de plusieurs malles de cuir où le Hanté range la majorité de ses possessions. Sur les bords s’alignent des bouteilles ; rhums et spiritueux divers offerts souvent en paiement par les pirates contre son encre et ses aiguilles. Du plafond pendent plusieurs fétiches et carillons divers qui renvoient, n'importe où et souvent dans la face, les quelques rayons lumineux parvenant à filtrer depuis l’extérieur la journée.

La première moitié, quant à elle, est plutôt dégagée ; c’est son espace de travail et d’accueil. Les coussins y sont moins nombreux et il y a une petite table en bois qui sert un peu à tout. Sur sa surface on peut voir des cercles noircis, réminiscence des cafetières brûlantes qui y ont été négligemment déposées.

Installe-toi seulement. Il y a un reste de thé et j'ai du miel ou du beurre de cacahuète pour le pain. d'une main vague il lui désigne les coussins colorés.

De son côté, il fouille un instant dans une malle et en ressort son carnet de dessins ainsi que quelques boîtes métalliques empilées. Les boîtes à biscuits c'est presque une passion pour lui. En plus elles ne sont pas si rares parce que c’est le genre d’objet qui tient bien en mer avant de s’échouer sur les plages de l’Île. Il les aime les plus fleuries et kitsch possible, moches à souhait. Certaines renferment ses outils pour dessiner ou tatoueur, d’autre son herbe ou encore d’authentiques pâtisseries.

Mais pour l'instant, c'est son futur tatouage qu'il veut montrer à Kaze. Il a fait deux versions de l'ouroboros, un avec un serpent très réaliste et l'autre un peu plus fantaisiste. Il lui glisse les feuilles entre les mains.

Regarde tranquille, prend celui que tu préfères. On peut encore faire des changements si besoin. J'ai vraiment essayé de rester dans le concept que tu m'avais expliqué.

Il reparle à Ninoxe, des fois, en coup de vent ; ils ont perdu cette énergie commune post-cauchemar bleu, et Kaze ne s’en préoccupe pas.

« Et elle te va mieux. » Un compliment que le cadet espère sincère. Son but en ce moment, c’est d’expérimenter avec son apparence, pour retrouver son corps, histoire de le remodeler en quelque chose qui ne parte pas en vrille après deux pas. Il hoche la tête, un brin brutalement, une pointe d’énergie qui tire dans les épaules. Du contentement, peut-être.

Même sans être capable de regarder les gens dans les yeux, fuyant les visages bien trop souvent, Kaze aperçoit la dentition pas trop mal entendue d’Ibis, et c’est sympa, de bien s’entendre avec quelqu’un. Il craignait qu’on le surnomme le Traître, au début.

◈◈◈

Le bazar ambiant est plein de couleurs, et elles se mélangent devant le regard de Kaze, l’éblouissant un instant. L’accueil reste néanmoins chaleureux, de l’air qui presse contre ses joues rougies au décor qui ne demande qu’à être explorer. Tous les petits trésors accumulés ne lui appartiennent néanmoins pas, par conséquent le pirate passe un moment à fixer les carillons, à se demander à quoi l’endroit ressemble en journée.

« Installe-toi seulement. Il y a un reste de thé et j'ai du miel ou du beurre de cacahuète pour le pain. »

Le Néfaste fait glisser la précieuse veste de ses épaules, sans pour autant la retirer totalement. La chaleur presse contre ses épaules découvertes en un rappel que Kaze aussi ne supporte pas le froid, que ça le ronge facilement, ces derniers temps.

« Miel, c’es’ meilleur, » qu’il chuchote, impressionné d’être enfin là, prêt à sauter un pas de géant dans cette nouvelle aventure.

Une fois avachi sur les coussins, une fesse sur un, la seconde sur un autre, Kaze tend sa main, celle avec l’attelle de cuir qui la maintient, pour recevoir les feuilles. Ce n’est pas elles qu’il fixe, pas au début. Les boîtes à motifs lui arrachent un petit ‘oh’. Il aimerait bien faire courir ses doigts dessus pour tester la sensation—d’abord le tatouage.

« Regarde tranquille, prend celui que tu préfères. On peut encore faire des changements si besoin. J'ai vraiment essayé de rester dans le concept que tu m'avais expliqué. »

« Jolie, » qu’il lâche quand même, agitant ses doigts dans la direction de fleurs peintes d’une teinte qui n’a pas trop mal vieillie.

Une fois les feuilles posées au sol, le Néfaste les fixe pendant une un long moment, suivant le tracé de chaque avec son pouce, captivé par les concepts similaires qui lui paraissent pourtant opposés. Voûté, il répète le geste plusieurs fois, jusqu’à ce que ses épaules relâchent une partie de la tension qu’il a accumulé pendant le voyage.

Il y a tant à dire, sur l’art d’Ibis—est-ce qu’un seul des mots hachés de Kaze transmettre ses sentiments sans les abîmer ? « Je—» Un soupir, faible et fatigué, rien d’autre pendant une poignée de secondes. Puis, sans crier gare, la détermination, le regard qui se redresse. « Merci, c’es’ comme si c’é’ai’ mon âme, dessinée par ‘oi. »

Finalement, sa main cesse son chemin, ces cercles sans fins, pour se poser sur le plus réaliste des deux croquis. « J’ai choisi. »

Jolies ses boîtes de vieux ? Il est d'accord mais ça lui arrache quand même un léger rire. Individuellement les fleurs peintes sont souvent de bonne qualité, c'est la surabondance et le choix douteux des couleurs qui rend le tout discutable.

Enfin quelqu'un qui a du bon goût.

Le Hanté ne s'attarde pas plus là-dessus, son esprit a quitté la fête pour se focaliser sur le tatouage à venir. Il peut être professionnel quand il veut. Et puis l'occasion est spéciale; Kaze n'est pas n'importe qui et ne veut pas n'importe quoi, en plus c'est son premier et ça rend toujours la chose différente.

Entre deux allers-retours il pose le pot de miel et une cuillère sur la table basse.

Je—

A la voix du pirate, Ibis se stoppe dans ses préparatifs et vient s'accroupir face au jeune homme; il est impatient de savoir ce qu'il pense de son dessin.

Lorsque Kaze relève la tête, naturellement son regard vient chercher le sien. De ses yeux verts, un peu cernés, il plonge facilement dans ceux des autres sans penser que ça puisse gêner. Pas par défi ou intimidation, il sait pas vraiment pourquoi, il aime les émotions transmises par la pupille, le jeu des couleurs à l'intérieur des iris.  

Merci, c’es’ comme si c’é’ai’ mon âme, dessinée par ‘oi.

Le compliment le touche, une chaleur qui se déploie dans sa poitrine. Le tatoueur ne sait pas si c'est mérité à ce point mais ça fait toujours plaisir d'avoir de la reconnaissance. Ca allume son envie de contact, de lui ébouriffer les cheveux ou quelque chose mais Ibis se retient n'étant pas sûr que ce serait bienvenue. Il sait quand même s'adapter à qui il a en face. A la place il joue avec le piercing qui traverse sa langue, le coince brièvement entre ses dents le temps que le pirate fasse son choix définitif.

J’ai choisi.

Ce sera donc le serpent réaliste, le Hanté pense aussi que c'est le meilleur des deux.

Bon choix. Et c'est gentil. On aura jamais de fumerolle mais certains tatouages peuvent être comme un totem. il pense au milan encré sur le dos de sa main gauche, et c'est un peu son maître qui l'accompagne lorsqu'il tatoue de celle-ci. Avec Rossignol on a créé un petit rituel par rapport à ça si ça t'intéresse. C'est pas magique, hein, juste symbolique mais c'est cool. et puis il se rappelle soudain que Kaze face à lui n'est plus un oiseau, qu'il s'en fout probablement. Désolé, je te parle de tout ça mais sûrement que ça t'intéresse plus.

Pas de reproche dans sa voix, chacun est libre de vivre sa vie comme il l'entend. Lui a trouvé sa paix ici mais il peut concevoir que ce n'est pas pour tout le monde.

Par contre tu préfères traditionnel à la main ou à la machine ? Les fées m'ont ramené des piles l'autre jour donc j'ai assez d'électricité.

Sans animosité, Kaze détourne son regard en remarquant que Ibis le cherche avec le sien ; c’est bien trop désagréable comme geste, ça le met mal à l’aise à chaque fois. Le pourquoi du comment, ça ne lui importe pas vraiment. Il se contente de regarder ailleurs, de baisser son regard sur les dessins.

« Bon choix. Et c'est gentil. On aura jamais de fumerolle mais certains tatouages peuvent être comme un totem. Avec Rossignol on a créé un petit rituel par rapport à ça si ça t'intéresse. C'est pas magique, hein, juste symbolique mais c'est cool. »

Oh—c’est vrai que ni l’un ni l’autre n’est venu au monde au milieu des Delaware. Kaze ne s’en offusquait pas à l’époque, quoiqu’il avait toujours ce sentiment de ne pas en faire assez pour être l’un des leurs. Qu’au fond, en partant, il leur a sans doute rendu service, que chez les pirates, c’est moins crucial d’être loyal maintenant, ou bien les attentes n’ont pas la même forme.

« Désolé, je te parle de tout ça mais sûrement que ça t'intéresse plus. »  Ne pas avoir de fumerolle, ça lui a pesé à une époque, tout autant que de grandir dans un monde qui l’avait déjà oublié. Kaze fréquente régulièrement la jalousie, en une compagne qui s’amuse à rire jusqu’à lui donner mal au crâne. « Par contre tu préfères traditionnel à la main ou à la machine ? Les fées m'ont ramené des piles l'autre jour donc j'ai assez d'électricité. »

Une légère panique s’affiche sur ses traits souvent durs, sa tête qui se secoue en entraînant dans son sillage le bruit du métal qui tapote son oreille. Il hésite, puis lève une main, comme pour poser une question quelconque, sans être sûr de réussir à sortir quoi que ce soit. C’est frustrant, ces blancs qu’il ne peut s’empêcher de laisser en plein milieu de conversations importantes.

« J’ai le d’roi’ ? » Qu’il parvient à s’arracher après un moment, « ‘our d’vrai ? »

Que Ibis souhaite partager une coutume qui lui semble si intime, c'est impressionnant. C’est simple à lire dans la manière dont il agite à présent la main, une vague de joie intenable dans le corps.

« L’élec’rici’é ? » Oh, Kaze a bien un vague souvenir de Ninoxe tentant de lui expliquer le concept lors de leur périple meurtrier chez les zombies. Au fond, à a moment-là, ça n’avait guère de valeur à ses yeux, de comprendre. Similaire à sa réaction face aux livres, désintérêt d'apprentissage de ce qui ne lui a pas été accordé dans une autre vie.

Calmant un peu sa gestuelle, il presse deux doigts contre sa joue, traçant le contour de sa joue. « Le ‘lus beau des ‘eux. »

C’est raisonnable, non ? Kaze n’est pas étranger à la douleur, aux cicatrices qui marquent sa peau en plusieurs endroits, donc le tatouage, il se dit que ça ne peut pas être bien pire.

Les mains d'Ibis sont moins empruntes de cruauté que celles de bien d'autres pour Kaze.

« J’ai ‘u mal à parler, par'on, » que le Néfaste ajoute après une pause, tirant sur sa joue jusqu’à dévoiler sa dentition. Il est capable de mieux faire, de s’épuiser pour paraître normal—s’il faisait ça avec Ibis, que l’ex-Delaware admire, il a l’impression que ça serait insultant. Qu’être imparfait quoique sincère a plus de valeur.

A sa surprise, le pirate semble motivé par sa proposition et les yeux du Hanté brillent d'excitation a l'idée d'accomplir le petit rituel, de partager quelque chose d'important comme ça avec Kaze. Avant il était pas du tout spirituel mais ici chez les natifs c'est différent, c'est plutôt des hommages rendus à la nature et aux forces magiques de l'Île que des prières ou un travail sur son âme.

Et puis on sait pas exactement comment tout fonctionne alors peut-être que, d'une manière ou d'une autre, ça ajoutera un quelque chose de spécial au tatouage. Probablement que non, mais Ibis aime bien imaginer que c'est possible, ça ne fait de mal à personne.

Maintenant il a envie de tout lui expliquer, de comment ça va se passer, mais il se rend aussi compte qu'il assomme gars de questions sans lui laisser le temps de répondre, il faut qu'il se calme un peu. C'est juste l'énergie de la bonne humeur, la sienne et celle qu'il sent émaner de son interlocuteur et qui l'électrise un peu; mais il peut bien être cool et faire attention.

Le ‘lus beau des ‘eux.

Le tatoueur hoche la tête. Alors ce sera la machine. Ca n'entravera en rien la cérémonie et puis c'est plus rapide et plus précis. Mais il propose toujours les deux parce qu'il sait que certains natifs - et même pirates de la vieille école - ne jure que par la méthode traditionnelle.

J’ai ‘u mal à parler, par'on.

Un petit claquement de langue et il balaye son excuse d'un geste de la main.

T'en fais pas pour ça, on a le temps. Et c'est moi qui parle trop vite. Et trop aussi en général.

Désormais assis en tailleur en face du pirate, Ibis ramène une boîte en bois décorée de peintures et de tissus dans son giron. Il en caresse distraitement le couvercle ouvragé d'un doigt au vernis bleu sombre écaillé.

Là-dedans il y a des cendres du Feu Sacré et quelques herbes de chamane. La première étape c'est de préparer l'encre et ta peau. Le premier et le dernier point du tatouage je le ferai avec une plume rituelle aiguisée. C'est pour l'esprit des oiseaux. il pose le coffret entre eux je t'expliquerai au fur à mesure mais avant ça je dois préparer un ou deux trucs. Mange un peu, déshabille-toi, et après on s'y met.

Se relevant, le Hanté va récupérer sa machine qu'il place au centre de son espace de travail. La batterie en est l'élément le plus imposant. Un générateur modifié où il peut enfiler quelques piles. Une pédale de machine à coudre pour régler la vitesse et le pistolet. Et puis, emballées individuellement, ses aiguilles qu'il stérilise avec application après chaque utilisation. Il en a fait du chemin, quand même, depuis ses premiers émois de junkie dans le monde ordinaire.

« T'en fais pas pour ça, on a le temps. Et c'est moi qui parle trop vite. Et trop aussi en général. »

Ibis dit des trucs biens, quand il s’exprime. Pas que Kaze ne sache comment lui expliquer, trop gêné par sa propre voix et ses défauts qui pressent contre sa langue. S’il l’interrompt, ne serait-ce qu’en secouant la tête avec véhémence, il est probable que Ibis coupe son explication avant même de l’avoir entamée. Alors Kaze opte pour un simple silence, son regard attiré par le bleu écaillé de la boîte. Pas sa teinte favorite, plutôt celle de sa sœur, qu’il note distraitement.

« Là-dedans il y a des cendres du Feu Sacré et quelques herbes de chamane. La première étape c'est de préparer l'encre et ta peau. Le premier et le dernier point du tatouage je le ferai avec une plume rituelle aiguisée. C'est pour l'esprit des oiseaux. »

Et si l’esprit n’approuve pas son idée, est-ce qu’il va lui brûler la peau, n’y laisser d’un tissu inutilisable ? Bien sûr que non, c’est uniquement un rituel, ça ne blessera personne. Il paraît fasciné par ce qui va se produire, par la magie que Ibis compte lier à son tatouage, jusqu’à ce que la voix le tire de sa rêverie.

« je t'expliquerai au fur à mesure mais avant ça je dois préparer un ou deux trucs. Mange un peu, déshabille-toi, et après on s'y met. »

Kaze se fige—se déshabiller ? Peu probable que Ibis balance une invitation disons moins sobre comme ça. C’est probablement pour le rituel, ou simplement pour avoir mieux accès à sa nuque. Kaze frotte deux doigts contre un sourcil, ébahi par sa propre stupidité, encore et toujours. Ses joues ne le brûlent pas, donc il ne doit pas avoir l’air trop ridicule.

La veste termine de glisser totalement de son dos, retirée puis pliée sans grand soin. Le cuir c’est solide, ça résiste à tout, et il l’abandonne à ses côtés. Le débardeur suit rapidement, et le short doit pouvoir rester en place. Au frisson qui le traverse, Kaze répond en s’ébouriffant les cheveux à deux mains, lançant un regard en l'air.

« J’vais les a’acher a’rès, » il faudra qu’il retrouve les pinces et barrettes qui traînent dans ses poches.

Les quelques cicatrices, deux sur le dos, une autre au niveau du flanc, la dernière contre une épaule, sont devenues monnaie courante, de vulgaires souvenirs de la Canicule ; ça ne le dérange plus d’être torse nu. Il entoure une main avec son débardeur, pour prendre le pain. Il n’a jamais supporté de toucher la nourriture directement, pas s’il doit la mettre dans sa bouche en même temps. Ses doigts libres choppent la cuillère, en glissant une couche généreuse sur le pain. Tant pis s’il termine avec son débardeur dégueulasse, au pire il rentrera uniquement avec la veste en cuir.

« T’parles ‘ien, pas comme un ancien, jus’e comme ‘oi. ‘Assioné et beau.» Après cette preuve d’éloquence, Kaze mord dans le pain, histoire de faire un truc plus productif que d’observer le dos d’Ibis. Peut-être qu’il a foutu trop de miel—un toussotement lui échappe, tandis qu’il tente de ne pas s’étouffer. Ah bah bravo.

Pendant que Kaze se déshabille et mange, le tatoueur termine ses préparatifs professionnels et cérémoniels. Les trois plumes sacrées données par Rossignol, il laissera le choix de laquelle au pirate. Un bol d'eau, les cendre du Feu et quelques herbes séchées de cérémonie qu'il ficelle ensemble pour former un genre de bâton. Pour finir le pigment d'un noir profond qu'il utilise comme encre.

T’parles ‘ien, pas comme un ancien, jus’e comme ‘oi. ‘Assioné et beau.

Le compliment le prend de court et sur le moment Ibis ne sait pas trop quoi répondre. Alors il se marre, se laissant doucement tomber sur les coussins derrière lui avec un gloussement. Il se redresse ensuite sur les coudes et adresse son plus beau sourire à Kaze en train de mâcher.

Et toi tu m'en dis des jolies choses, je sais pas si j'en mérite autant.

Roulant sur le côté, le Hanté se relève, embarquant son dessin au passage, et contourne le futur tatoué.

Si tu permets je regarde vite si la taille est ok. Comme c'est un cercle je vais décalquer une partie des contours pour faire ça bien.

Agenouillé derrière le pirate, il voit les balafres sur sa peau. Comme à chaque fois Ibis aimerait pouvoir les tracer du bout des doigts, en sentir le relief en opposition à la douceur de la peau, mais il se retient parce qu'il sait que la plupart des gens sont mal à l'aise avec ça; ou alors ils interprètent alors que c'est essentiellement de la curiosité.

Il aime les cicatrices, de toutes sortes; à l'encre, par les lames ou le feu. Pas attirant comme on trouve quelque chose sexy - même si ça aussi mais pas que - mais il admire surtout ce qui différencie les uns des autres. Les personnalités atypiques le fascinent et les corps également.

Les marques en tout genre c'est l'histoire de l'individu, et ça même l'Oubli peut pas l'effacer. Lui en a plein, des tatouages mais aussi des cicatrices et celles qu'il préfère c'est les fines et blanches que Sick a tracé partout sur son corps avec ses rasoirs. Dans l'Ordinaire et après.

Tes cicatrices. Elle sont cool. Et aussi la taille du dessin est nickel.

« Et toi tu m'en dis des jolies choses, je sais pas si j'en mérite autant. »

Ce n’est pas bien compliqué, de privilégier la paix à la haine, d’encourager au lieu de descendre. Kaze bouille de rage, parfois, quoique ça lui semble bien différent d’avant, lorsqu’il classait les gens selon cette colère. S’il peut faire rire Ibis, c’est plutôt bien, ça prouve que tout est devenu plus facile.

Son poing effectue de rapides cercles contre sa cage thoracique, jusqu’à ce que le miel coincé au fond de sa gorge termine son chemin. Il respire déjà mieux, après ça.

« Si tu permets je regarde vite si la taille est ok. Comme c'est un cercle je vais décalquer une partie des contours pour faire ça bien. »

Abandonnant son repas, Kaze profite de l’avancée d’Ibis pour glisser deux pinces dans son mulet, dégageant la zone proprement. La présence dans son dos est un peu étrange—Le Néfaste n’aime guère les ombres qui se glissent dans les recoins de son regard dès qu’il fatigue.

« Tes cicatrices. Elle sont cool. Et aussi la taille du dessin est nickel. »

Les souvenirs sur sa peau ne sont que des témoignages d’un passé tumultueux—quoique ça doit avoir un soupçon de beauté, d’être ainsi marqué. Laissant son débardeur abandonné sur ses genoux, Kaze glisse ses doigts contre les lanières qui maintiennent la protection autour de son poignet et de sa main. Il les défait, l’une après l’autre, pour ensuite libérer le membre massacré. Les os entre le pouce et l’index forment toujours une dérive douloureuse, une phalange déplacée, le majeur qui part un peu sur le côté. Lorsque sa main a été recousue, on a raccroché le pouce au reste un peu plus près qu’à l’origine, et c’est difficile de vraiment le bouger. Le plier ça passe maintenant.

Sans réfléchir, il lève la main, la plaçant contre sa propre épaule, comme pour prouver à Ibis que ça, ça ne peut pas être aimé, que ce n’est rien de plus qu’un témoignage effroyable.

Ou alors, ce que Kaze veut dire, c’est peut-être ‘toi tu n’auras jamais peur de ça, hein ?’.

« Tou’ cassé, » que le pirate lâche à la place, « ‘as grave. » Il va se reconstruire, se recouvrir de tatouages et en rire. Kaze a hâte.

« Tu ‘ourrais ‘a’ouer une ‘eau brûlée ? » Oh, Kaze n’est pas le seul à se trimballer un mémorial sur sa chair.

Ibis se demande l'expression qu'arbore le visage du pirate lorsque celui-ci lui expose la main qu'il garde généralement cachée, comme pour contredire son précédent compliment. Ou peut-être pas, peut-être qu'il interprète juste.

Qu'est-ce qu'il veut qu'il lui dise ? Il se souvient de l'arrivée du garçon au campement mais ne l'a pas beaucoup approché au tout début de sa convalescence, ne lui a jamais demandé comment ou qui l'avait blessé. Pas important. Et bien sûr que ça doit être pénible et handicapant, la forme un peu grotesque parce que c'est pas ce qu'on voit d'habitude mais ce n'est ni laid ni dégoûtant.

Il pourrait embrasser ces doigts comme n'importe quels autres et ça lui ferait rien de spécial. Mais il sait pas trop quoi dire quand même et comment le formuler.

Tou’ cassé, ‘as grave.

Un petit sourire que Kaze ne voit pas étire les lèvres percées du tatoueur.

Tu ‘ourrais ‘a’ouer une ‘eau brûlée ?

Sa main vient brièvement recouvrir celle du pirate, un contact très léger parce qu'il ne sait pas à quel point la vieille blessure est sensible. Un réconfort d'un instant parce qu'il n'a pas grand chose à rajouter.

Pas grave. T'as raison.

Discuter dans le dos de quelqu'un n'est pas très pratique alors le Hanté le contourne à nouveau, se met à découper la feuille où se trouve le dessin pour ne garder que le motif.

J'ai jamais tatoué de peau brûlée. Mais mon maître oui donc c'est possible.

Il relève les yeux vers le jeune homme qui n'est plus habillé que d'un short, se dit qu'il ne pose pas la question pour lui mais on ne sait jamais.

Pour toi ? il se doute bien de la réponse mais il le lui demande quand même, l'expression amusée et avec un brin de taquinerie.

Le contact n’est pas une surprise ; Ibis adore toucher les gens, il n’aurait pas pu ne pas le remarquer. Kaze ne trésaille même plus, tandis que les doigts pressent à peine contre la vieille blessure, ce n’est guère plus douloureux qu’un autre jour. Il s’est fait à la vision abstraite d’une main qui était autrefois faite pour guérir. En un sens, ça lui confère une excuse pour ne plus retoucher à la médecine, un échappatoire qui n’aurait peut-être pas de sens pour Ibis.

« J'ai jamais tatoué de peau brûlée. Mais mon maître oui donc c'est possible. »

Il ne sait pas trop si ça changerait quelque chose—le corps est un vestige irréparable, et tout le monde n’a pas envie d’y toucher, de tenter de détruire un mur pour construire autre chose à la place. Lui, si. Égoïstement, il se contente d'imaginer que c'est un trait familial, de vouloir être vu, de se reconstruire avec de l'encre et des mots mâchés.

« Pour toi ? » Kaze mime une recherche sur sa peau, pour ensuite secouer la tête. C’est mieux que Ibis soit devant lui, plus rassurant. Il grimace, c’est presque un sourire, ayant bien réalisé que son aîné se moquait sans méchanceté.

« Ma sœur, Rain » tendant son bras gauche, il trace un arc de cercle à la base du dos de la main, frôlant les os du poignet, puis il remonte sa main, paume ouverte. Jusqu’au coude où il marque la fin de la brûlure en y posant sa paume, « sa brûlure est ‘errible, d’avan’ l’île, elle ne sent ‘lus rien du ‘out. »

Il voudrait bien lui proposer de retirer une partie des tissus qui forment des marques en surface, sauf que ça fait si longtemps que Kaze doute qu’on puisse y faire quoi que ce soit. Concentré, le Néfaste utilise deux doigts, parcourant l’avant bras avec ce qui semble être un trait qui s’enroule contre la chair, « Un ser’ent—» qu’il suggère, ayant une idée qui semble se préciser.

Une sorte de symbole familial qu’ils pourraient partager, sa sœur et lui, et quoi de mieux qu’un animal qui inspire la méfiance. Cette fois, son amusement a gagné son regard tandis qu’il redresse la tête, son regard glissant sur le visage d’Ibis en évitant les yeux.

« Comme l'mien. »