L'appel des Sentinelles n'avait plus résonné depuis longtemps. Depuis qu'ils s'étaient réfugiés dans le camp, les plus compétents supervisaient le groupe et ne rapportaient à Scar que les nouvelles les plus importantes.  Ce matin-là comme les autres le Chef se sentait épuisé mais il avait travaillé son apparence pour donner le change. Ses épaules étaient recouvertes d'un épais manteau de coupe militaire qui masquait leur carrure perdue et une écharpe couvrait son cou jusqu'au menton. Impossible à dissimuler était son pas légèrement boiteux.

Le pirate l'avait bien eu, un peu plus et son genou aurait explosé; et le Rouge n'aurait plus été là pour en parler. Ça avait au moins eu le don de le réveiller, comme un claque en pleine gueule il s'était vu faible et déchu, incapable d'exercer son rôle de protecteur. Bien sûr qu'il n'avait pas toujours été exemplaire dans sa tâche mais jamais il n'avait abandonné ses gamins comme c'était le cas depuis qu'il s'était effondré devant le brasier.

Pris dans l'horreur de devoir contempler la mort de Peter sans rien pouvoir faire, il avait cherché à disparaître. Face au flamme il avait monté une garde sans valeur en laissant les siens se débrouiller. Il avait fallu l'attaque des pirates et le sang versé pour le tirer de sa torpeur suicidaire.

Scar ne se le pardonnerait pas mais il n'était pas trop tard pour changer. Alors il s'était relevé de son combat presque raté, avait soigné ses blessures et prévenu ses Sentinelles qu'ils se regrouperaient au matin. Comme avant.

Ils n'étaient plus aussi nombreux, plus aussi entraînés. Pour une partie, le Chef savait qu'ils étaient à l'Ossuaire, il avait ses contacts, mais ne les y dérangerait pour l'instant. En ce moment ce qui lui importait était qu'ils soient en vie, d'autres n'avaient pas eu cette chance. Mais on lui avait signalé pendant l'appel que personne n'avait vu Flaky depuis plusieurs jours, une disparition plus inquiétante. Il avait ressenti de la colère qu'on ne l'ait pas prévenu avant mais n'avait rien dit, ne se sentant pas en droit de le faire. On avait déjà interrogé une partie des autres Garçons et il se disait que l'enfant était parti récupérer quelque chose au Grand Arbre mais personne ne savait quoi et personne ne semblait au courant de qui l'avait su en premier.

Flaky avait neuf ans, il prétendait souvent des choses qu'il ne faisait pas mais était aussi tout à fait capable de suivre l'impulsion du moment et de se mettre en danger. Malgré les maigres informations, le Rouge avait annoncé qu'il partait à sa recherche et il n'y eut aucune question ou commentaire sur sa capacité à entreprendre la mission aux vues de son état. Il avait apprécié.

***

Néanmoins, au moment de préparer ses affaires il ne se sent plus aussi vaillant. Le voyage en bordure du Givre ne sera pas de tout repos et son expérience avec l'état actuel de l'Île est presque nulle puisqu'il n'a pas quitté le camp. Alors, pendant qu'il récupère quelques objets utiles dans le coin de tipi qu'on lui avait attribué et qu'il n'a presque pas utilisé, Scar repense à la fois où Creepy lui avait ramené un de ses gamins disparu. Ça lui avait fait bonne impression.

Une pensée en amenant une autre il se dit que le Chef des Récolteurs, par le rôle de son groupe, doit forcément mieux connaître les environs du Givre que lui. Il décide qu'il lui demandera de l'accompagner. À deux c'est moins dangereux et puis ça lui permettra d'apprendre à le connaître et mieux l'observer.

Se penchant vers l'entrée du tipi, le Rouge hêle un des enfants qui passe par là et qu'il reconnait comme récolteur:

Eh toi ! Va me chercher ton Chef, il faut que je lui parle.

Retournant à l'intérieur, il entreprend de changer ses vêtements pour ceux de voyage avant que Creepy n'arrive ou que quelqu'un d'autre entre, n'ayant pas très envie d'exposer ses flancs creusés.

Le lieu n’est pas propice à quoi que ce soit ; enfants dispersés, esprits qui s’échauffent bien trop rapidement, choix malencontreux. Creepy pourrait presque se réjouir qu’une bonne partie de ses gamins soient considérés comme étranges. On les repère facilement, Heaven et sa chevelure rose, Smoke et la fumée qui ne le quitte jamais—ces deux-là ont gagné du gallon à ses yeux, depuis leur conversation. Il espère être parvenu à obtenir un soupçon de respect en échange. Parfois, les gens oublient encore qu’il est chef, absence de cérémonie et rôle dont personne d’autre ne voulait—au moins pas au point de le défier pour ça. En un sens, le Cryptique n’y voit pas de problème, outre pour son égo qui est un peu meurtri. Ah, il en a vu d’autres. Ce jour-là, après avoir croisé son frère pour la première fois depuis une éternité—un court échange de remarques sèches des deux côtés, un vague regard pour s’assurer que chacun est entier avant de reprendre leurs routes respectives—et il ne peut pas se douter que ça ne sera pas l’unique changement.

Jusqu’à ce qu’une tornade familière qui lui arrive à peine à l’épaule le heurte, avant de marmonner des excuses. Le chef des Sentinelles désire le voir ? Creepy reste planté là, en plein milieu du passage, ne reprenant ses esprits que lorsqu’il doit éviter une horde de gamins qui courent pour aller chercher à manger. Après leur avoir crié de faire attention, ce qui a pour résultat de les ralentir, et de provoquer un effet de domino qui entraîne une collision de groupe, le jeune chef s’éloigne. Scar. Oh—Creepy essaye d’avoir des relations cordiales avec les autres chefs, prenant son rôle avec un grand sérieux, cependant, il admet qu’il n’a pas noué de liens allant plus loin que ça. Ce n’est pas faute de vouloir des amis, c’est juste qu’il est timide et que Pumpkin n’est pas un agent de liaison fiable avec les gens qui ont plus de dix ans.

Pour ne pas dire que celui qui joue au sorcier en secret, tout seul avec son charbon et ses runes, n’a pas forcément une réputation de chef exemplaire. Ce qui est injuste, il songe en jetant un regard à l’ours en peluche qui dépasse de la poche kangourou de son sweatshirt, vu qu’il aime chacun de ses gamins et qu’il prend même soin de ceux des autres. Ah, d’ailleurs, c’est sans doute pour ça que Scar veut lui parler, avec le petit de la dernière fois qui s’était paumé.

Détachant le large manteau à la capuche entourée de fourrure qu’il avait entouré autour de sa taille, Creepy l’enfile correctement pour aller voir le boss des Sentinelles. Scar a une réputation, une qui s’étend bien au-delà de ce que l’adolescent connaît. Il faut dire qu’avant de prendre les rennes de son groupe, il était déjà un peu nul pour se faire des potes.

On frappe aux tentes ? Probablement pas.

« Salut, » il s’annonce en restant devant la tente, espérant que son ton naturellement monotone ne passera pas pour une insulte. C’est au choix entre ça ou Pumpkin et les encouragements trop joyeux. Pas de juste milieu, « tu aurais besoin de moi ? On m’a dit que tu voulais me voir. » Les répétitions permanentes, il pourrait faire sans également. Une main se pose sur la tête de Pumpkin, triturant l’une des oreilles de l’ours qui porte une tenue identique à la sienne. Une des dernières que Seraph lui a cousu avant de—

Ah, Creepy se redresse un peu, regard soudainement durci par le souvenir.

Scar est en train de finaliser l'empaquetage de quelques rations de nourriture – qu'il se forcera à manger – lorsque la voix du chef des Récolteur s'élève à l'entrée du tipi.

Salut. tu aurais besoin de moi ? On m’a dit que tu voulais me voir.

Se penchant légèrement en avant, le Rouge fait signe à Creepy d'entrer. Il a encore un peu de matériel à réparer mais la pause est bienvenue, surtout que la tâche l'ennuie un peu. Il a découvert plus tôt un trou dans son pantalon épais de voyage et avec la température arctique des derniers jours il préfère éviter les courants d'air. Il recoudra lui-même plus tard ; en l'absence de Love et évitant généralement le coin des raccommodeurs au risque d'y croiser le joker car cela résulte inéluctablement en son envie de lui en mettre une.

Oui, je voulais te demander quelques chose. il désigne une pile de fourrures au Chef Mais assieds-toi seulement

Déposant son sac de voyage sur le côté, le Sentinelle avance vers le centre de l'habitacle où se consume un petit feu au-dessus duquel frémit une bouilloire en fonte. Choisissant deux tasses parmi celles traînant dans le coin cuisine, il les emplit de liquide brûlant et en tend une au Cryptique. Il y avait de quoi faire du thé dans les affaires communes si t'en veux.

Se redressant, les doigts et les lèvres agréablement réchauffés par le thé, Scar entre directement dans le vif du sujet Je voulais savoir si tu serais d'accord de m'accompagner pour une mission il soupire Un de mes gamins, Flaky, a disparu. Apparemment il serait retourné au Grand Arbre. C'est pas sûr mais je pense que ça vaut la peine d'aller voir, si ça peut m'éviter d'en perdre encore un. Tu comprends il prend une gorgée de sa tasse, se laissant le temps de formuler la suite Seulement voilà. Je connais pas si bien les dangers du givre ni l'état actuel de l'Île. Et puis... même face à l'évidence cela reste difficile à admettre Je suis pas en très grande forme, ce serait con de partir seul et j'ai pensé à toi. Bien sûr tu peux refuser, tu n'es pas sous mes ordres.

C’est Scar, quand même.
Qui l’invite dans sa tente sans rien ajouter, et Creepy est perplexe. Touché aussi, c’est inexorable, quand un autre chef lui montre un quelconque intérêt. Une fois à l’intérieur, ses doigts suivent les coutures de l’ours qu’il a toujours avec lui, en une façon de s’assurer que la situation est bien réelle. Ah, est-ce qu’il n’est pas en train d’exagérer ? Après tout, Scar est tout autant humain que lui. Enfin, est-ce qu’un sorcier est vraiment humain, s’interroge Creepy en acceptant l’invitation à s’asseoir. D’une main, il repousse son manteau ouvert sur son sweat, pour ne pas se poser dessus. Un bref ‘merci’, qui résonne peut-être plutôt avec la voix de Pumpkin que la sienne—parfois, la moindre émotion dans son intonation lui donne l’impression que la voix ne peut lui appartenir.

La tasse entre les mains, une chaleur qui se diffuse et qui réconforte un brin, Creepy écoute. C’est également une qualité de leader, d’être en mesure de se poser et d’accepter ce qu’on lui dit. Un peu penché en avant, sirotant une gorgée après une autre, le Cryptique comprend où Scar veut en venir. L’autre a le mérite d’être clair, ce qui aide pas mal.

L’ambiance qui règne au camp, cette électricité permanente, ça n’aide pas à la communication, et Creepy ne serait guère étonné d’apprendre que nombreux enfants se sont égarés à vouloir trouver une solution à un problème qui les dépasse. Flaky est juste un dérapage de plus, probablement.

« Bien sûr, je peux venir, » son ton est aussi plat qu’une sardine et Creepy est visiblement gêné par ce fait. D’un autre côté, sortir Pumpkin pour le foutre devant son visage, ça pourrait passer pour une insulte. Pressant la tasse contre son menton, il soupire, « mes enfants aussi s’égarent. »

Combien resteront, une fois le Givre passé ? Ah, autant ne pas trop s’interroger là-dessus.

« On partirait maintenant ? Pour y aller, » son expression se fait plus sombre, à cause de la répétition qu’il n’avait pas forcément envie de balancer et qui est venue sans demander son avis, « à deux c’est mieux de toute façon. »

Qui surveillera les siens en son absence ? Il a l’impression que ça serait mettre un poids en plus sur les épaules de Sugar de lui demander ça, d’autant qu’ils ne sont pas proches. Ah, peut-être qu’il choppera un de ses gamins sur le chemin pour le désigner responsable.

« Tu es en état de te battre ? » La question est certainement malvenue au mieux, brutale au pire, mais Creepy doit savoir. Il prend une autre gorgée de son thé—aujourd’hui rien n’a de goût, ça arrive.

L'austérité dans la voix de Creepy, même si elle n'est qu'apparente, ne le dérange pas. Le Rouge préfère ça à trop d'exubérance, le sérieux est une qualité qu'il apprécie.

On partirait maintenant ? Pour y aller. À deux c’est mieux de toute façon.

Hochant la tête, il désigne ses préparatifs entamé du doigt.

Aujourd'hui, oui. Avant la nuit si possible.

Ce qu'il ne dit pas c'est que son empressement n'est pas seulement dû à la situation peut-être critique de Flaky. Le Sentinelle a peur de changer d'avis s'il attend trop longtemps, de laisser tomber et retourner auprès du brasier monter sa garde sans but. Il lui faut s'en arracher pour pouvoir s'en sortir, briser cette stupeur maladive qui l'a maintenu immobile tout au long du Givre et presque causé sa perte. Et puis il se rassure en se disant que Nadie est là, qu'elle ne laissera rien arriver de pire à Peter que l'état dans lequel il se trouve déjà.

Tu es en état de ta battre ?

Si la question est légitime elle ne l'en pique pas moins. Il fixe brièvement ses mains et sa tasse afin de ne rien en montrer.

Je suis toujours en état de me battre.

Il a essayé de le dire sur le ton de l'humour mais ça le tue de penser que c'est désormais l'image qu'il renvoie, celle d'un type dont on est même pas sûr qu'il tiendra une si courte mission. Son genou n'est pas entièrement remis et il souffre d'une trop longue malnutrition mais il a toujours l'expérience et le mental alors il ne pense pas être devenu un boulet, il l'espère du moins. Sinon autant se buter tout de suite.

Essayant tout de même d'être lucide et honnête, Scar ajoute :

J'ai besoin de ça. Je ne te demande pas de te sacrifier pour moi si ça tourne mal, surtout pas, juste de me servir de guide pour éviter justement que ça tourne mal.

Le Grand Arbre n'est pas si loin, aller y chercher un gamin même sous le Givre ne devrait pas être trop compliqué. S'il y arrive, au moins ça, alors c'est qu'il n'est pas complètement inutile et qu'il y a encore espoir. Il faut bien commencer quelque part.

Tu connais mieux les environs actuels que moi, est-ce qu'il faut prendre quelque chose de spécial ?

Dans son souvenir le chemin entre le Canyon et le Grand Arbre n'est pas trop périlleux mais à présent qu'en sait-il ? Un glacier pourrait s'être formé sur leur chemin qu'il l'ignorerait.

Rentrer rapidement paraît être la meilleure option, de préférence avant que le soleil ne disparaisse. L’étendue gelée se fait traître une fois qu’on distingue à peine ses pieds. Trop d’histoires de gamins ayant terminé dans une crevasse, retrouvés bien trop tard ou pas du tout. Le thé est abandonné mi-tasse, Creepy ayant l’impression de se brûler la langue sans le moindre bénéfice ; peut-être que ça ira mieux le lendemain. Il la repose à portée de main, n’osant pas encore se relever. Scar n’a pas terminé de s’exprimer et il y a dans les règles implicites qui régissent ce monde bien trop d’inconnues pour le Cryptique ne se permette de l’interrompre.

Si les mots lui venaient plus simplement, nul doute qu’il répondrait que sacrifier quelqu’un pour le bien commun est un extrême qu’il préfère éviter, bien qu’il soit familier avec le concept. Pas la peine de s’y attarder. Il presse ses doigts contre les yeux cousus de Pumpkin, jusqu’à ce que le contact froid contre sa peau le ramène vers la mission.

« Une corde. Longue. » L’idéal serait de s’attacher ensemble. Pas sûr qu’ils soient d’accord sur ce point. « De quoi briser la glace, » Le Givre ne doit pas être touché directement, mais utiliser son arme pour briser les éclats n’est pas interdit. Creepy, le regard fixé droit devant lui, attrape le fémur accroché à sa taille, le faisant tournoyer avec une habitude devenue presque lassante, « des vivres. »

Ce n’est qu’à ce moment là qu’il se permet de redresser la tête, d’observer Scar—tout le monde connaît Scar, de nom ou de vue, Creepy lui sait pas grand-chose de plus—de jauger ce qu’il restera d’eux après cette sortie qui pourrait être la dernière.

« Peut-être qu’on rentrera—tard, après la nuit. Rentrer après, parce que ça ira pas. »

Le chef des Récolteurs n’est pas tant pessimiste qu’il préfère se préparer à tout pour ne pas être pris par surprise. Son escapade avec Moon lui a bien rappelé ce détail. Il bute néanmoins sur les mots qui semblent tourner en rond, devant résister à l’appel de la peluche, son unique barrière face à tout ça.

« Je dois prévenir mes enfants. »

Un mot glissé à l’un d’entre eux, pour le désigner comme suppléant juste pour une nuit ; Sugar s’il la croise. Ah, ça n’a pas grande importance, puisqu’il a l’intention de revenir et de ramener Scar et son gosse.

La peluche, Scar n’y fait pas trop attention et parvient assez bien à l’ignorer. Si ça permet au Chef de se canaliser ou peu importe c’est tant mieux. En revanche le Sentinelle parvient moins à masquer un élan de perplexité lorsque celui se met à jouer avec un os qui ne paraît pas franchement animal. Il se demande si c’est ça que l’autre entend par de quoi briser la glace. Mais, bien qu’il note le détail, il ne fait aucune remarque, habitué à la bizarrerie des uns et des autres depuis longtemps.

…des vivres.

Corde, piolet, bouffe ; ça lui parait pas mal. Le Rouge se demande à quel point le décor a changé, est-ce qu’ils croiseront des crevasses ou autres dangers de haute-montagne qu’il n’a connu jusque-là qu’au Sommet Enneigé ?

Il ne sait pas pour Creepy, même quand ils se fixent il ne parvient pas à lire sur son visage, mais de son côté, et malgré son inquiétude pour Flaky, Scar commence presque à se réjouir du chemin qui les attends. Même si sa tâche principale est de faire des rondes et régler une partie des conflits, il a toujours aimé visiter les coins les plus escarpés et difficiles d’accès de l’Île. Bien sûr sous couvert de mission la plupart du temps.

Peut-être qu’on rentrera—tard, après la nuit. Rentrer après, parce que ça ira pas.

Le chemin jusqu’au Grand Arbre n’est pas bien long, est-il possible qu’il soit devenu si dangereux ? Le Rouge a de la peine à l’imaginer mais après tout il ne connaît plus rien et ne voudrait pas remettre en doute la parole du Chef des Récolteurs qui a certainement raison de s’inquiéter.

Je dois prévenir mes enfants.

Scar finit son thé d’une longue gorgée un peu trop brûlante avant de répondre.

Encore une fois, Creepy, je t’oblige à rien. il précise J’ai pensé à toi parce que je pense que t’es qualifié pour la tâche et puis on se connaît pas trop encore. Mais c’est ton choix.

Au pire il trouvera quelqu’un d’autre, ou ira seul à défaut.

Mes grands peuvent aider les tiens entre-temps si ça te rassure.

Du moins ceux présents au Camp, les autres ayant préféré abandonner leur groupe pour l’Ossuaire. Mais le Chef ne s’estime pas le droit de les juger actuellement. Lui aussi s’est détaché de son rôle pour veiller sans but au chevet de Peter.

S’éloigner lui fera une pause, bien qu’il soit complexe de considérer une mission en extérieur comme un quelconque repos. Quoique, au vu de la litanie de problèmes et de doléances de ses gosses depuis qu’ils sont au camp—ouais Creepy se projette bien dans un tête à tête pas trop bavard avec Scar. Il faut juste qu’il passe récupérer un peu de matos, ou bien l’autre chef a déjà tout préparé ? Difficile à dire, et Creepy n’ose pas bouger sans avoir l’impression que c’est le moment pour ça. Il échange un combat face à cinq orbleus contre ses obligations sociales n’importe quand.

« Oh, je ne suis pas dérangé. Pas du tout, » qu’il répond avec le ton d’un poisson mort échoué sur le quai du Jolly. Même s’ils ne reviennent pas avant que la nuit englobe l’île, ça sera juste plus compliqué, pas impossible. Son pessimisme constant lui paraît plutôt rassurant qu’autre chose, c’est un bon moyen de ne pas s’attendre à ce que tout se passe bien. Sans compter qu’il ne peut guère émettre de jugement sur le perdu qui s’est égaré, au vu des frasques des siens.

Il tique un peu à la proposition, sans le montrer. Enfin, il espère que ça ne s’est pas lu sur ses traits (l’avantage de sembler impassible la majorité du temps) tout du moins.

« Ils peuvent se débrouiller. Et il y a Sugar. Sugar gère. »

‘Comment’, c’est une question totalement inappropriée et inutile. Tout ce qui compte c’est que Creepy a une confiance en les siens qui, loin d’être immuable, a au moins le mérite d’exister. Devrait-il finir sa tasse de thé ? C’est que boire de l’eau chaude sans goût ne l’inspire pas outre mesure. Sa langue presse contre son palais, pour chasser la sensation brûlante qui se refuse à disparaître.

Bon, est-ce que Scar va dénier balancer son plan au complet, genre qui prend le sac, comment ils répartissent vivres et outils—Creepy pourrait proposer de préparer tout ça, s’il n’était pas persuadé de s’emmêler en devant parler autant. Et puis, Scar est Scar, chef que tous connaissent.

Creepy tente simplement d’être à la hauteur.

Il n’insiste pas. Sa proposition est honnête mais le Récolteur connaît ses enfants et sans doute qu’ils peuvent se passer de lui pendant une petite journée, Scar n’en doute pas. La chose est donc réglée mais il espère quand même ne pas lui avoir forcé la main, s’en voudrait de se faire accompagner à contre-cœur.

Je m’occupe de nous trouver quelque chose à manger.

La phrase lui laisse un goût étrange. Manger c’est quelque chose qu’il redécouvre – du moins de son bon vouloir – depuis quelques jours seulement. Trop longtemps, tout au long de l’interminable hiver, il a fait grève de la fin malgré lui ; incapable dans sa veille catatonique de penser à se nourrir. C’est les autres qui l’ont sauvé en le forçant de temps à autres à accepter un repas, englouti sans conscience, absent de lui-même.

Si ça te va je te laisse gérer la corde. Je vais essayer d’emprunter un piolet aussi. il désigne son sac Sinon j’ai une couverture et quelques trucs de premiers soins.

***

Ils se sont donné rendez-vous à la sortie du camp. Le Rouge est le premier arrivé et ça lui va bien, il aime être toujours un peu en avance. Il est vêtu chaudement, une écharpe masque son nez encore un peu cabossé du combat contre le pirate et pour l’instant il ne subit pas trop le vent glacial.

Pour s’échauffer et se tester il a marché un peu autour du campement. Il n’arrive pas à dissimuler entièrement la boiterie de son genou encore en rétablissement mais la douleur est amplement supportable. Scar se fait confiance, même dans son état, pour tenir le rythme et la distance. Il le faut, il s’est fait la promesse. Et puis, plus superficiellement, il ne veut pas descendre dans l’estime de Creepy.

Appuyé contre sa lance qu’il a quand même prise davantage comme canne qu’arme, il attend patiemment l’arrivée de son comparse, les yeux scannant le paysage enneigé et inconnu.

Son hochement de tête aux paroles de Scar est un automatisme—être en mode mission n’est pas bien compliqué. Creepy apprécie de savoir quoi faire, que tout soit posé clairement. Qui sait, ça lui permettra certainement de faire mieux connaissance avec l’autre chef. Oh, s’il pouvait s’entendre avec tous aussi bien qu’avec Pit et ses enfants tous rafistolés.

« Je te retrouve une fois que j’ai tout, » et l’envie de prendre Pumpkin le traverse, de cacher son visage derrière la peluche pour simplement dire que tout ira bien. Scar n’a probablement pas besoin qu’on le réconforte. Enfin, pour ce qu’il en sait.

Une corde solide, ça ne doit pas être bien compliqué à récupérer.

//

Trois cordages gelés et inutilisables plus tard, Creepy souhaiterait réviser son jugement. Il en a déniché une qui n’a pas été dévorée par le Givre, et d’autres babioles qui tiennent toutes dans son sac à dos. Un machin de lycéen noir avec des tas de noms écrits au blanco dessus. Creepy ne sait pas à qui il a appartenait, juste que c’était le premier qui convenait, avec ses lanières pas trop usées, et son fond entouré d’une épaisseur protectrice. Sa marche jusqu’à l’orée du camp est plus longue que prévue, de part une de ses enfants qui a décidé de l’accompagner pour des raisons obscures.

Le Cryptique se risque à croire que c’est parce qu’elle a trouvé un rat mort et qu’elle voulait absolument lui parler de cette trouvaille. C’est une compagnie qu’il ne recherchait pas outre mesure, tout en se sentant flatté d’avoir une telle preuve d’affection. Après tout, elle l’a choisi lui, son chef avec son bonnet avec pompon d’où s’échappent ses cheveux et le combo short-leggings fourrés, qui est une offense au bon goût pour beaucoup. Ce qui compte, c’est que ça lui tienne chaud. Il a dégoté un sweatshirt fourré également, d’un rouge pétant, avec une veste en cuir par-dessus. Un truc trop grand et qui n’est pas l’idéal pour sa liberté de mouvement, mais Creepy compte l’attacher autour de sa taille dès qu’il en aura marre de toute façon.

Une fois Scar en vue (Chill lui tire sur la manche tout en lâchant un ‘il est trop beau, Scar, mais surtout d'un côté’ et Creepy se garde de répondre), l’adolescent se dit que c’est le grand moment. Heureusement que le concept de temps n’existe pas, où il aurait craint être en retard. Là, il lui adresse un signe de la main avant de s’accroupir devant son escorte.

« Creepy veut que tu rentres vite te mettre au chaud ! Et que tu fasses de son mieux en son absence, d’accord ? Yaaaay, Creepy te remercie de l’avoir accompagné !»

Caché derrière Pumpkin, sa voix est si—vivante. Si vive et haute ; il est mal à l’aise avec les deux côtés de sa personnalité, au final. Chill rit aux éclats, serrant la patte de l’ours avant de partir en courant. Au moins, elle ne risque pas de les suivre pour s’amuser. Fourrant l’ours dans la poche frontal de son sweat, Creepy se redresse, impassible.

« Trouver une corde a été compliqué, la plupart étaient fichues. J’ai eu du mal. Tu as dégoté un piolet ? »

Trouver une corde a été compliqué, la plupart étaient fichues. J’ai eu du mal. Tu as dégoté un piolet ?

Le Rouge hoche la tête, lui montre le piolet accroché à sa hanche. Celui-ci est loin d’être neuf mais il a été bien entretenu et semble solide.

Lorsque le Chef des Récolteurs arrive à sa hauteur il lui tend une petite gourde.

Tiens un peu d’eau, j’ai mis quelques cailloux au fond pour l’empêcher de geler trop vite.

lls se mettent en route.

***

La neige est tombée depuis longtemps; elle crisse sous les semelles dans un bruit de glace, pas de celle dont on façonne les bonhommes. Scar n’a pas vu grand chose du Givre, protégé par le brasier durant sa garde inutile auprès de son Roi. Il peine à reconnaître les sentiers désolés et les frissons qui parcourent son dos ne sont pas seulement dûs à la bise gelé. S’aidant de sa lance comme bâton, il n’avance pas aussi vite que d’habitude mais parvient tout de même à marcher d’un bon pas. Son choc face à la métamorphose de l’Île lui fait oublier une partie des douleurs.

Nous ne sommes pas si loin du Grand Arbre, normalement je connais chacun de ces chemins...

Le Sentinelle évolue en aveugle sur les routes maintes fois parcourues, désormais ponctuées de crevasses et de monticules glacés. Il tend l’oreille. Ses sens, bien qu’encore un peu léthargiques d’avoir été si longtemps ignorés sont aux aguets par habitude du métier.

Sauf que le Rouge n’entend rien sinon les craquements des troncs qui se fissurent sous le gel et le sifflement funeste du vent soufflant sur le paysage hivernal. Pas non plus d’oiseau ou de gibier qui fuit au coin de l’oeil. Comme si la Lande des mots avait recouverte l’Île en entier.

C’est comme ça depuis longtemps ? il a presque honte de demander, sa culpabilité d’avoir été absent est une braise douloureuse au creux du ventre.  Tellement silencieux, si peu d’animaux...

Ce n’est qu’une fois la marche bien entamée que Creepy réalise à quel point il était en train d’étouffer au campement. A tourner en rond sans trop savoir comment aider, myriade de gamins qui semblent bien plus perdus que ce que leur titre suggère. Son épaule peine un peu sous la lanière du sac à dos, quoique pas assez pour le ralentir. Sa dernière sortie improvisée date de la chose, horrible et magnifique, qu’il a rencontré avec Moon. De l’étoile décrochée qui s’est écrasée dans le désert, et dont Creepy ne parvient pas à chasser le souvenir.

Sa tête se penche en arrière juste assez pour qu’il puisse lancer un regard vers le visage de Scar. La vérité est que, malheureusement, Creepy est tellement obnubilé par ses gosses aux tendances de vélociraptors suicidaires qu’il n’a pas le temps ni l’énergie pour prêter attention à ses collègues. A sa connaissance, il tient lieu de petit dernier au sein des chefs, ce qui n’est pas forcément une réputation agréable ; trop d’opportunités de tout faire foirer.

« On perd du terrain régulièrement, les Orbleus qui viennent de plus en plus près. » Tout est mort, Creepy n’ajoute pas, prenant Pumpkin dans ses mains pour malaxer l’ours en peluche au travers de ses gants. Au moins ses doigts ne vont pas s’engourdir. « Je dois courir après mes gosses tout le temps, en permanence, » qu’il marmonne, sans montrer beaucoup d’émotion.

Dans son dos, au travers du sac, la gourde offerte tapote gentiment contre sa colonne vertébrale à chaque pas.

« Trouvons Flaky, rapidement, » s’il ne craignait pas de faire une bourde, il laisserait Pumpkin parler à sa place, ajouter que les liens semblent si fragiles depuis le Givre. Creepy étouffe un soupir, reposant son regard sur la route.

Son bras se dresse immédiatement devant Scar, espérant l’arrêter d’un coup.

Entre deux arbres, juste devant eux, des traces de pas sont encore présentes. Peu probables qu’elles existent pour immortaliser le passage d’un des leurs. Bien sûr, ça serait réconfortant, de retrouver si facilement l’âme égarée. Creepy pencherait plutôt pour un compagnon de voyage non-désiré. La dernière option est qu’ils marchent en rond, ce qui lui paraît probable.

Le Cryptique s’est contenté de suivre son aîné, néanmoins, sans vraiment faire attention. Interrogateur, il lève son regard vers Scar.

Idiot, tu devrais faire preuve d’initiative au lieu d’attendre qu’il le fasse, qu’il se sermonne immédiatement.