Comme un ouragan. Il n'a rien de spécial, Burst, quand on l'aperçoit de loin comme ça. On le qualifierait volontiers de quelconque, de banal, de passe-partout, tant il semble se fondre dans la masse voire carrément s'y noyer. On le jugerait très vite inoffensif et discret. Peut-être même que vous passeriez à côté de lui en haussant les épaules ou pire sans lever le nez de vos occupations, vu comme son apparence est transparente et peu remarquable.

Aussi, tout cela, c'est sans compter que Burst ne reste pas immobile. Jamais. Et qu'il est fortement improbable que vous soyez passé à côté de lui sans faire attention, parce que sans doute vous aura-t-il bousculés le premier. Burst ne se fraye jamais un chemin ; il force le passage. Burst va là où il veut, quand il le veut, et n'a absolument aucune intention d'écouter ce qu'on lui demande de faire, à part si par chance cela se calque avec ses propres volontés. Burst ne demande pas aux autres de le laisser passer ; il les dégomme. C'est qu'il a une tempête qui sommeille à l'intérieur. Un véritable ouragan qui bouillonne, fulmine, prend toute la place et éclate à chaque instant, à la moindre contrariété, au moindre accroc. Bien souvent, Burst n'est que hargne et colère. Et ce ne sont pas ses douze ans à peine effleurés qui lui offriront une retenue ou une délicatesse à l'égard de quiconque. Burst n'a absolument que faire des règles de la vie en société, de la sensibilité d'autrui, de ses opinions, ce qu'il a mangé la veille ou ses taux hormonaux. Ce n'est pas quelqu'un qui se soucie beaucoup des autres, sans doute aussi parce qu'il n'a pas l'habitude qu'on se soucie de lui-même. Et, de fait, Burst lui-même ne fait pas très attention à lui. Les genoux écorchés, crasseux, il se déplace en courant pieds nus, trébuchant, glissant, tombant, se cassant les dents. Malade, il n'y ferait pas attention. Un bras cassé, il utiliserait juste l'autre. Repoussant, il en serait bien content. Il faut bien souvent le traîner de force à l'infirmerie ou dans le bassin.

Ses gestes n'ont que rarement un but poussé, ses pensées disposent d'une cohérence partielle et ses paroles ont peu de structure. Son pragmatisme l'a toujours poussé à exprimer ce qu'il voulait dire de la manière la plus concise possible, sans s'embarrasser de fioritures et de marivaudages. L'expression est souvent rudimentaire mais nette, le vocabulaire pauvre mais précis, l'articulation hachée mais résonnante.

Alors, bien sûr, on aurait tendance à voir en Burst une sorte de roc inébranlable. Un garçon-caillou, rien de moins, insensible, avec une carapace dure comme l'obsidienne, peu impressionnable. Avec des aspérités qui le rendent facile à saisir, à comprendre, à démonter, à analyser, à fragmenter, à dissoudre.
Mais au moment où vous croyez qu'un tel enfant n'a plus aucun secret pour vous et que, somme toute, il vous serait facile de le retourner en un clin d'oeil et de parvenir à communiquer avec lui, brusquement, il se fait de pierre ponce. La roche s'envole, et vous restez là comme deux ronds de flan.

Burst n'a pas de motivations, il a des désirs.
Burst n'a pas d'intentions, il a de la volonté.
Burst ne recule pas, jamais. Burst ne proteste pas, jamais. Burst n'a pas besoin de l'avis des autres. Il prend. Il arrache. Il secoue. Il détruit.  Il réagit vite, spontanément, au quart de tour.  Il ne mesure certainement pas la portée de ses actes. Même lorsqu'il se révèle calculateur et précautionneux, ce n'est jamais en vue de desseins précis et réfléchis, mais le plus souvent dans un but trivial, primaire ou puéril.

Il ne parle pas du passé, il ne parle pas de l'avenir. Il ne dit pas ce qu'il pense, ni ce qu'il ressent. En fait, Burst n'a pas l'air de réfléchir beaucoup. Effroyablement terre à terre et premier degré, il a le rire et la plaisanterie faciles, mais cela ne viendrait à l'idée de personne de le qualifier de boute-en-train. Au contraire il fait preuve d'un cynisme désarmant, et d'une insensibilité vis à vis d'autrui qui prend même de nets accents de cruauté. Ce n'est pas qu'il est incapable de compassion. C'est qu'il a pris la fâcheuse habitude de placer ses propres intérêts et par dessus tout son propre amusement au-dessus de tout le reste, et que, si cet égoïsme enfantin et primaire passe par la négligence des autres, ce n'est pas un problème. Et que, si le paroxysme de l'amusement lui paraît en ce jour de pousser un camarade du haut du Grand Arbre, ce ne seraient ni les scrupules ni les remords qui l'étoufferaient, et pas grand-chose qui serait capable de l'arrêter.

Burst n'est pourtant ni foncièrement mauvais, ni foncièrement bon. C'est un gamin antisocial et brut, épouvantablement lâche et retors, qui partage son temps entre une rage un poil trop destructrice et une insouciance juste pas assez innocente.

▣  Burst a été appelé ainsi parce qu'il a la colère soudaine, brutale, qui déchire toujours brusquement son voile d'impassibilité. Il faut dire aussi que qui s'y frotte a affaire à une sorte de bombe qui n'attend que ça pour lui péter à la figure.

▣  Il collectionne les noms en tout genre. Il ne se présente jamais de la même manière, de sorte qu'il a probablement oublié quel nom était le premier qu'on lui a donné sur l'île. Ou du moins, il préfère faire comme s'il avait oublié. On l'entendra vraiment rarement le prononcer, même s'il y réagit tout de même. C'est pour cette même raison qu'il a été surnommé l'Alias.

▣ N'aime pas vraiment travailler mais officie au sein du groupe des Grimpeurs. Tire souvent au flanc ce qui n'est pas sans conséquences, bien sûr. Trouve particulièrement amusant de dérober la récolte des autres, le jeu étant de ne pas se faire pincer. Parfois sérieux, quand ça lui chante.

▣ Vous vous en serez doutés, a des tendances kleptomanes... et de manière générale peu de respect pour la propriété d'autrui, une tendance à se l'approprier, et peu d'ethique également.

▣  1m51 pour 36 kg (la précision c'est important) : en plein dans une corpulence standard, assez sèche. N'est pas en superbe forme physique, comprenez par là qu'il n'a pas une grande endurance ni de force surhumaine. Il est en revanche léger et agile, assez rapide avec de bons réflexes. C'est pas mal pour la grimpe, mais ce n'est pas l'idéal dans les combats où il se trouve trop souvent engagé.

▣  Tendance omniprésente à ne rien prendre au sérieux, ou à l'inverse, par jeu de prendre les choses extrêmement au sérieux. Globalement pas difficile à amuser, refuse rarement un jeu.

▣  Depuis qu'il s'est égaré dans la machine, il a des vis et des plaques de métal dans le dos. On entend parfois un bruit gondolé et sourd quand il se cogne trop fort contre quelque chose ou quelqu'un.

▣ Chez lui le calme n'est jamais bon signe.

▣  Souvent en proie à une nervosité destructrice. Quand il ne bat pas du pied ou de la main frénétiquement, il se ronge les ongles, gratte ses plaques d'eczéma ou s'arrache des poils et des cheveux pour se calmer.

▣  Voix rauque, éraillée, il ne s'exprime pas très bien et de façon souvent vulgaire. Cela ne l'empêche pas de parler fort.

▣  Ne supporte pas le contact physique.

▣  Jure et insulte beaucoup.

▣ A la menace de mort un peu trop facile pour le gringalet qu'il est. Mais, de fait, on ne peut pas dire qu'il ait l'air inoffensif.

▣ Constamment dans la provocation.

▣  Sens de l'hygiène assez douteux.

▣  Sait siffler avec toutes sortes de choses, avec n'importe quel doigt et même avec une coquille de gland.

▣  Mauvaise habitude de cracher partout.

▣  Burst a sans doute commencé à fumer un peu trop jeune, mais de toute façon personne ne lui dit rien, ici, dans le monde ordinaire encore moins. A souvent la clope au bec, même éteinte, et exhale une odeur de tabac froid.

▣  N'a pratiquement aucune possession : pas de sentimentalisme envers le passé chez lui, tout objet trop usé est jeté par terre inexorablement. Réparer ou faire attention à ses affaires ne lui viendrait en fait jamais à l'idée.

▣ Prétend n'être guère impressionnable et n'avoir de toute façon peur de rien. En vérité, il est claustrophobe et agoraphobe, il lui arrive d'avoir des crises de tétanie dans les rassemblements de groupe imprévus. Avant les perturbations météo incessantes, il avait pour habitude de dormir à la belle étoile. Bien sûr, c'est devenu plus compliqué.

▣ Peu d'appétit et un sommeil plutôt erratique.

▣ Il a quelques traces de brûlures à des endroits divers du corps, séquelles de sa luttre trop acharnée contre la strangulation des bandelettes de momies lors du combat contre le Croquemitaine.

▣  Burst tempête en #7F7F7F. Les autres n'ont pas de couleur.

▣  Lorsque le Givre a commencé à se propager, peu affecté en apparence par la mort de Mirka, Burst n'a pas hésité longtemps et a suivi les groupes qui se sont installés dans l'Ossuaire. Il est atteint d'une bronchite qui refuse de s'en aller et qui le fait tousser en permanence (ce qui bien sûr a le don de l'exaspérer, et c'est devenu pire depuis que ce sont des espèces de paillettes qui s'échappent de sa bouche). A mesure que le temps passe et que le froid glacial perdure, il a commencé à perdre des dents, comme tout le monde. Deux sont déjà tombées et une troisième a atteint un stade de pourriture avancé.

▣ Le froid l'affaiblit outre mesure, et si la neige c'était bien marrant au début, maintenant, c'est vraiment l'enfer.

Burst a appris très tôt à s'occuper de lui-même : l'absence d'adultes au Grand Arbre, loin de le perturber, représente une grande satisfaction. Bien sûr, les premiers temps furent ceux de l'émerveillement. Le voile de paillettes s'est largement estompé à mesure des années. Elle lui en fait piquer, des crises, avec ses innombrables absurdités et ses habitants débiles, mais globalement on pourrait difficilement rêver meilleur terrain de jeu. A sa manière, Burst est lui aussi gai, innocent et sans cœur. Malgré sa mine souvent renfrognée et son écrasante mauvaise volonté, il est très attaché à l'Île et y évolue avec l'aisance de l'habitude. Sans aucun regret.

Il n'a que très peu de souvenirs du Monde Ordinaire. On peut dire qu'il regrette quelque peu la nourriture industrielle et le cinéma, et ce genre de trucs introuvables sur l'Île, mais il n'y retournerait pour rien au monde. L'oubli a été vraiment rapide chez Burst, sans doute parce qu'il y a mis du sien aussi. Alors, en apparence, personne ne lui manque... mais c'est dur de voir ce qu'il a dans le coeur. Il y a comme un manque qui trône là, sorte d'ombre vague, qui prend parfois trop de place, mais qu'il refoule la plupart du temps.

Burst est mitigé à l'égard de Pan. Si d'un côté ce dernier fait un compagnon de jeux formidable, puisque l'amusement est au coeur des choses, il se révèle parfois tyrannique. Or, Burst n'aime vraiment pas les règles, surtout les règles à la con, ni qu'on lui dicte quoi faire. Pan est souvent diablement énervant, en plus. Aussi, Burst trouve ça plutôt répugnant que les humeurs et émotions de l'Enfant roi déteignent sur le climat. C'est que, voyez-vous, les effusions le révulsent.
Quant au Capitaine Crochet, depuis qu'il s'est fait bouffer par le Givre, il flanque carrément la pétoche. Comme beaucoup de Garçons, Burst aimerait lui casser la gueule, mais dans les faits il se tient le plus possible à l'écart. De toute façon il n'y a pas de doutes que le meilleur et le plus fort soit Peter Pan.

Burst est né vers la fin de l'année 1959 et est arrivé sur l'île en 1971. Il a d'abord été nommé sentinelle puis rétrogradé au vu de son manque de rigueur et d'obéissance.

Incapable de rester immobile, il s'aventure souvent, en général seul, dans l'un ou l'autre des coins fantastiques qui pullulent sur l'île, heureux de sa nouvelle vie et saisi d'émerveillement comme bien d'autres après lui. Son bonheur devient toutefois en demi-teinte lorsqu'il manque de perdre la vie en s'égarant dans la machine. Métallisé pour toujours, et un peu vieilli physiquement, à raison de plusieurs centimètres et d'un éraillement incontrôlable de sa voix à cause de l'offrande de quatre mèches de ses cheveux nécessaire à son évasion, il est devenu plus prudent qu'avant et fuit depuis comme la peste le Chimatou et tout paysage bizarrement bionique et technologique indiquant la proximité de la Machine.

Affecté outre mesure par les horreurs peuplant ses rêves durant l'Invasion des Cauchemars, il a passé cette période en quasi complète autarcie et ne s'est pas mêlé aux combats sur la Montagne. Il a en revanche rejoint l'expédition en quête de l'Esprit Nuit lors de la Malédiction, ayant lui-même été touché et noirci de part en part. Marqué durablement, il ne s'aventurait presque plus seul la nuit et ne pénètre encore aujourd'hui jamais la Sylve Obscure, qui lui cause toujours une (inavouable) Terreur le poursuivant jusque dans son sommeil le plus profond.

Il a refusé de se rendre au Bal d'Halloween piégé du Croquemitaine, tant sa répulsion pour ce genre de manifestation est forte, et a vu avec incompréhension la nuit s'abattre à nouveau sur l'île. Il a alors été bien obligé de surmonter sa peur du noir causée par la Malédiction, de s'endurcir, et s'est joint à la baille contre le Croquemitaine et les horreurs.  Submergé par la terreur, englouti d'obscurité, enserré dans un étau, étranglé par une momie, il continue à se battre à l'aveuglette et à forcer jusqu'à suffoquer sur le sol. On peut dire que tout espoir l'a abandonné, et pourtant, la strangulation diminue, et il se met à battre des mains comme les autres. Bien sûr, ces événements ont peut-être affaibli pendant quelques temps son cynisme dur à cuire et l'ont endurci durablement.

Lors de la Canicule, bien que d'ordinaire assez résistant à la chaleur, il a assez morflé  IL a participé à l'expédition dans la grotte du crocodile et a bien sûr subi la pluie de stalactites, mais c'était un moindre mal pour une fois : douloureux, cela ne laissera pas de traces pour autant. Sorti vivant de cette maudite grotte, il garde comme trophée une fiole (inutile désormais) de sang de Batracide, mais il se refuse à participer à la deuxième vague d'expéditions. Quand la pluie retombera sur l'île jusqu'à représenter un véritable déluge et bleuir tout l'environnement, il refusera à nouveau d'aller risquer sa peau, d'autant plus que s'aventurer dans le Monde Ordinaire est absolument inenvisageable pour lui. Il reste à grelotter dans sa cabane ou au travail, d'une humeur de chien et saisi d'un rhume qui n'en finit pas.

Qui n'en finira pas, et mutera en une bronchite carabinée lors du Givre. Il n'a pas pu résister à l'envie de s'éclater (et d'éclater les autres) au Paint-Ball, et dans son inconscience, même le monstre énorme paraissait un jeu. La nouvelle de la mort de Mirka l'a ébranlé plus qu'il ne l'admettra jamais. De marbre en apparence, il s'est joint aux funérailles, et, le cœur dans les chaussettes, a suivi les autres à l'Ossuaire.

Derrière son comptoir, Marjorie Grant était plongée dans la lecture d'un magazine peu passionnant, qui avait au moins le mérite d'être neuf et de la faire grommeller sur chaque mannequin qui s'étalait sur les photographies en noir et blanc. Cela ne l'empêchait pas de lever régulièrement les yeux en direction du gosse qui était entré dans la boutique une quinzaine de minutes auparavant et qui depuis n'avait cessé de faire traîner ses sales pattes sur tous les étalages, se saisissant d'un objet de temps en temps pour le reposer l'air de rien après une observation rapide, le tout sans quitter l'insupportable air suffisant et indolent qui avait élu domicile sur sa figure crasseuse. C'était un môme d'environ une douzaine d'années, sûrement moins, pas très grand, pas bien gros, avec des yeux noirs beaucoup trop insolents et une tignasse rabattue en arrière avec ce qui ressemblait à de la gomina. Avec la peau un peu trop mate à son goût. Pas question qu'elle le lâche des yeux vu comme il trifouillait sans se gêner dans son stock. 

Pourtant, quand la clochette accrochée au sommet de la porte tinta, elle fit volte face et se munit de son plus beau sourire superficiel. Ce qui ressemblait davantage à un rictus hideux qu'à autre chose s'affadit nettement lorsqu'elle aperçut son nouveau client. C'était encore un morveux, moins sale que le premier mais tout aussi inopportun dans sa boutique. Le tintement des pièces de monnaie dans la poche de l'enfant sonna toutefois comme une mélodie qui battait en rythme avec le coeur de Marjorie, et elle consentit de ce fait à être aimable. 

- Bonjour mon chou, je peux t'aider ?

Ce môme là était sans doute un angelot par rapport à l'autre, elle l'avait tout de suite vu. Presque attendrie, mais fallait pas déconner non plus. Elle se pencha donc vers les casiers à bonbons, obéissante aux moindres désirs du petit et remplissant une poche de papier jusqu'à ce qu'elle en craque, toute grasse du sucre et de la gélatine qui la gonflaient. Combien de temps cela lui prit-il ? Combien de secondes détourna-t-elle son attention ? Difficile à estimer. Brusquement, elle entendit la porte vitrée s'ouvrir à la volée. La clochette heurta le linteau plusieurs fois, peu habituée à de telles secousses. La mâchoire de Marjorie se décrocha. En un bond, elle était de l'autre côté du comptoir, parcourait frénétiquement du regard les rayons où le jeune garçon avait farfouillé si longuement, vociférait, sortait dans la rue en hurlant au voleur à la cantonade secouait l'autre jeune client par le bras ou la chemise et ressemblait à peu de choses près à un vautour hystérique.

Dans une accalmie, elle parvint tout de même à tirer les vers du nez du môme qu'elle malmenait depuis un quart d'heure et qui versait toutes les larmes de son corps, mêlées de morve et de bave : il ne connaissait pas du tout le voleur, il ne l'avait même pas vu, il était juste venu acheter des bonbons, s'il vous plaît madame est-ce que vous pouvez arrêter de serrer mon bras ? L'erreur était immense ! Une tape dans le dos, un sourire mal à l'aise, puis elle lui fourrait le sachet de bonbons dans les mains, gratis, et le poussait dehors en marmonnant quelques excuses peu sincères et très embarrassées.


La nuit tombait doucement sur la rue. Un à un, les réverbères clignotaient et s'allumaient, projetant leur clarté jaunâtre sur le macadam et allongeant les ombres de passants. Le trafic automobile ne diminuait jamais ; il n'y avait pas de silence, pas de tranquillité. Assis sur un banc, Salvador avait le regard si fixe que, avec l'obscurité croissante, on eût dit qu'il ne cillait pas. Ses jambes se balançaient frénétiquement et il tenait dans sa main une bouteille de soda qu'il sirotait sans même la regarder. A ses pieds gisaient les cadavres en miettes de cinq autres bouteilles baignant dans une flaque brunâtre. Il entendit bien le gamin du magasin qui lui avait si bien servi de couverture, quoique contre son gré, s'approcher d'un pas traînant caractéristique, mais il ne se tourna pas vers lui et avala une autre lampée de boisson gazeuse.

- C'est toi qui étais au store tout à l'heure, pas vrai ? Elle était furax, la dame. T'as volé tout ça ? T'es trop fort !

En plus d'être petit et d'avoir de la morve qui lui coulait jusqu'au menton, ce n'était pas un cheveu que ce gamin là avait sur la langue, mais carrément une poutre en chêne massif. Ça chuintait quand il parlait, et tout un tas d'air semblait passer entre ses dents en même temps que les innombrables postillons. Il haussa les épaules. Il espérait sans doute que, s'il ne lui répondait pas, le rase-moquette à tendance pot de colle lui ficherait la paix et irait emmerder quelqu'un d'autre. Manque de chance, le gamin s'était planté devant lui et, tout en gobant une à une les friandises qu'il avait eues sans débourser un centime, ce qui, cela allait sans dire, leur donnait une saveur toute particulière et bien meilleure, il continuait à tâcher de sympathiser :

- Moi c'est Scott, et toi ?

Salvador darda son regard d'encre sur le gamin court sur pattes à l'élocution cauchemardesque, sans même se retourner ni que la moindre lueur de sympathie y sommeille, et, après un soupir, daigna lâcher :

- Spartacus.

Scott ne faisait pas la fine bouche, et sans se dégonfler, sans flairer le mensonge, dans toute sa candeur, arborant un brave sourire qui découvrait ses dents en chantier, s'approcha de celui que visiblement, il venait de choisir comme nouvel ami, malgré l'évidence même que l'intéressé fût bien plus captivé par la grosse horloge à laquelle il faisait face.

- Tu m'touches, je casse tes dents.

Sans se faire prier, il fit retomber sa main contre son flanc et s'assit à côté du dénommé Spartacus. Ce dernier s'éloigna jusqu'à être assis tout au bord du banc, toujours sans décrocher son regard de la lourde aiguille des secondes qui, tout là-haut, fichée dans son cadran d'or et de verre, poursuivait inexorablement sa course sans fin. Il avait toujours été comme ça ; il ne fallait pas trop l'approcher. Il toléra Scott pendant de longues minutes durant lesquelles ce dernier lui racontait tout et n'importe quoi, lui proposant un bonbon environ toutes les huit secondes, faisait une quantité d'efforts assez incroyable pour lui décrocher une parole, une phrase, un sourire, n'importe quoi. Il ne se rappelait pas avoir jamais été aussi patient avec quelqu'un. Peut-être que le coca aidait un peu. Alors enfin, alors que le crépuscule les avait déjà savamment engloutis et que les réverbères de la rue jetaient sur eux un éclat blafard, Salvador se tourna brutalement vers son bruyant interlocuteur. Le sourire sardonique, sans se soucier un instant du volume sonore avec lequel il s'exprimait, il lui balança à la figure  :

- T'es un putain d'emmerdeur, Scottie. Tu m'emmerdes. Va emmerder quelqu'un d'autre, tu chies encore dans ton froque et tu noies les gens dans ta bave. T'es dégueulasse.

Scott écarquilla les yeux, Salvador éclata de rire.  Il se leva brusquement et jeta sa bouteille vide par terre. Elle éclata en mille morceaux qui vinrent éclabousser jusque les souliers grossiers et les hautes chaussettes du petit emmerdeur. Alors, sans quitter son rictus désagréable, il le planta là sans plus de façon, non sans l'avoir poussé à bas du banc d'une bourrade, au passage.  Il s'enfonça dans une ruelle sombre et ne se retourna pas. Scott ne le revit plus jamais, et, avec le temps, il songea que peut-être il l'avait imaginé, ce garçon cruel et méchant comme une teigne.

C'est que Salvador ne revint jamais dans le quartier. Cette nuit là, après avoir vagabondé dans le quartier qui de minute en minute se vidait et se changeait en désert lugubre et insalubre, il disparut. Il ne manqua pas vraiment à quiconque. Même Marjorie Grant l'oublia. Et il n'y eut guère qu'un chat rachitique pour apercevoir une dernière fois Salvador qui s'envolait dans les cieux noirs de smog aux côtés d'une silhouette vêtue de vert.