Ses doigts hasardent sur les cordes. Sans Whistle et ses conseils, les progrès de Just ont nettement ralenti. Pourtant, il lui arrive de retrouver des airs sur sa guitare. Lentement mais sûrement, il retrouve des mélodies, les joues, se rate et recommence. A chaque tentative, il se rapproche d’une version toujours plus proche de l’air original. Aussi frustrant que cela puisse paraitre, il trouve à l’exercice un effet curieusement thérapeutique.

Ce jours-là, Justice se concentre sur une chanson qu’on lui avait fait écouter. Ça doit remonter à une petite éternité. Au bout d’une heure, il parvient à sortir tous les accords (ou presque).

— Mmm num ba de
Dum bum ba be
Doo buh dum ba beh beh

Quand il lève la tête, il voit ce grand type, bien plus grand que lui, qui le fixe avec un air timide. Just met un temps à reconnaître Tool, l’artisan qu’Apache avait recruté de sa propre initiative. Cette grande allumette à l’air placide, avec des cheveux très clairs qui lui coulent dans le dos. Mis à part son physique assez hors norme, il n’avait encore rien remarqué de notable le concernant.

Il se dit que c’est une erreur de ne pas avoir essayé de le connaître plus tôt. Ça tient même de la plus grande imprudence.

Mais ça se corrige.

Il saute sur l’occasion.

Tool désigne une place à côté de lui, il attend un genre d’invitation que Just lui accorde avec un grand sourire un peu gamin. Il pivote sur le côté de manière à lui faire face et continue de jouer.

Ils sont face et face, dans une ambiance un peu difficile à décrire. Just lui-même ne saurait pas mettre des mots sur cette situation assez random. Ils n’ont pas échangé un seul mot, seulement quelques questions silencieuses et des sourires. Il aurait pu se demander d’où leur venait cet enthousiasme soudain, comme une euphorie toute en retenu à l’idée d’une jam session.

Tool guette le moment de se lancer et lorsqu’il ouvre la bouche, il se met à chanter. Just est d’abord saisi par ce qu’il entend. Il ne s’attendait pas à entendre ce genre de timbre venant d’un mec aussi grand. Sur le coup, il ralentit un peu dans ses gestes, se reprend et retrouve le tempo.

— Pressure pushing down on me
Pressing down on you, no man ask for.

Comme il l’entend, y’a les paroles qui lui reviennent et il se surprend à les penser très fort, à se les dire en rythme avec le chant.

Puis alors qu’il s’attend à entendre la suite, Tool reste silencieux. Just continue à gratter, observe la face de l’artisan un peu perplexe. Tool est en train de gamberger, il a visiblement un trou. Alors il lui tend une perche, d’abord hésitante :

— Under pressure.

Just se racle la gorge. Il a beau chanter juste, il n’a ni pratique ni don et ça se voit.

— That bruns a building down, Splits families in two.
Puts people on streets.

Au bout de quelques mots, il semble plus assuré. Sa voix retrouve son timbre habituel, grave et posé. Ok, il gère le truc. Mais il n’a pas l’intention de continuer à chanter tout seul, c’est un peu gênant. Alors il la boucle et il invite Tool du regard à prendre le relai. Lui, il chante beaucoup mieux.

Tool saisit la perche tendue et retombe sur ses pieds avec agilité. Tout ça pour dire, qu’il reprend le train en marche et se met à chanter de sa voix nettement plus douce, nettement plus agréable. Just se surprend à apprécier l’entendre, à aimer ce moment d’échange inattendu. C’est sympa, ces choses chouettes qui vous tombent dessus sans être préméditées.

Il est parti pour laisser Tool seul capitaine, et chanter jusqu’au bout. Lui, il l’accompagnerait comme il peut avec sa guitare. Mais le regard de l’artisan indique une toute autre intention qu’il devine vite. Et un bref instant, il panique un peu. Un peu brusquement il attaque :

— There’s a terror of knowing what this world is about,
Watching some good friends screaming…

Mais il retrouve un rythme de croisière et le temps de cette ultime phrase se penche vers le Patient en connivence. Ils crient presque :

— Let me out !

« Pray tomorrow gets me higher
Pressure on people, people on streets. »

Cela doit faire deux minutes qu’ils chantent cette chanson mais ce n’est qu’en entendant ces mots-là que Just s’interroge sur le sens des paroles. Pression, stress, angoisse, certes. Mais ça n’expliquerait pas tout. Pray tomorrow gets me higher lui fait l’effet d’un slogan hippie pour une raison stupide mais en même temps... La religion est l’opium du peuple. Qui disait ça déjà ?

Il est tiré de ses pensées quand Tool attaque le second couplet. Sa main qui s’était mise à gratter mollement les cordes, reprend en vigueur malgré les picotements qui la parcourt.

D’un coup, le Patient prend une voix plus aiguë et le sentinelle pris de court ouvre des yeux ronds comme des soucoupes. La mélodie sonne familière alors c’est sûrement ça mais quand même. Il ne s’attendait pas à ça. Tool se lâche comme il ne l’a jamais vu faire et le pire c’est que bah…

Il reste vachement crédible.

N’importe qui d’autre aurait eu l’air con, mais pas Tool. Lui, il embrasse le rôle et on est bien forcés d’y croire avec lui. Just ne rit pas et redouble de concentration pour suivre l’effort.

Malgré lui, il accélère le rythme sans être certain de pouvoir le tenir. Son regard croise celui du Patient qu’il découvre empli d’une chaleur amicale. Just lui répond par un sourire.

Et puis sa main dérape.
La guitare lâche un cri d’indignation, Just grimace de douleur.

Lorsqu’il jette un œil à ses doigts, il les découvre secs et rougis. Il devine les effets du froid mais se doute que ses entraînements physiques et musicaux n’ont pas aidés.

« Désolé. Je crois que j’ai les doigts un peu engourdis. »

Son camarade s’empresse de l’excuser. Ça lui arrache un sourire. C’est décidément un garçon très poli, ce Tool. Du genre à vouloir éviter les malaises, les silences et à s’inquiéter pendant une fête si tout le monde s’amuse. Ça semble banal mais la Révolte rassemble tellement de phénomènes que c’en est rafraîchissant.

« Ça fait longtemps que je n’ai plus entendu de la musique comme ça. Merci beaucoup de m’avoir laissé chanter. Ça m’avait... vraiment manqué. »

Le Patient jette des regards furtifs aux alentours comme s’il craignait d’être surpris en plein trafic illégal. Just lève un sourcil, déconcerté mais amusé par cet excès de prudence.

Ils entendent un bruit dans l’air, comme un froissement d’ailes. Un corbeau vient se poser sur l’épaule de Tool et les fixe de ses yeux sombres.

« Vous avez enfin terminé ? Y’en a qui essaient de faire la sieste, par ici ! »

Tiens. Un piaf qui parle. Rien de si extraordinaire mais pas si courant de croiser un animal disposé à vous adresser la parole. Just se rappelle les quelques fois où il a aperçu le Patient, une ombre perchée sur son épaule. C’est son piaf.

« Désolée de te décevoir mais ce n’est que le début d’une longue série. »

Sur ses mots, il glisse un clin d’œil complice vers son camarade. Lui aussi, ça lui avait manqué la musique. Mais ça… jouer à deux, c’est complètement nouveau pour lui. Et il sent qu’il aime bien. Qu’il serait prêt à remettre ça.

A ces mots, le piaf s’agite sur l’épaule de Tool, secoué par cette mauvaise nouvelle. Just n’est pas physionomiste mais il est à peu près sûr que le piaf joue la comédie. Pas toujours facile à dire avec son bec dur et ses petits yeux brillants. On ne peut pas compter sur les expressions faciales humaines pour comprendre son humeur mais il semble surjouer ses réactions pour empêcher ce genre de malentendus.

« Tool... je crains que cette annonce augure la fin de notre longue et belle amitié. Ce fut une joie de te connaître, camarade... »

Puis il laisse échapper une série de croassements secs et courts, parodie d’un rire humain. Le sentinelle pouffe. Qu’est-ce qu’il faut pas entendre.

« On a intérêt à s’améliorer, sinon je vais perdre le piaf qui me sert de familier. »

« J’aimerais le voir pousser la chansonnette avant de nous juger. »

Le corbeau assène un coup d’aile derrière le crâne de Tool mais finit par se désintéresser de la conversation, tout occupé qu’il est à arranger son plumage. Un silence étrange mais pas réellement dérangeant s’installe entre les deux garçons.

« Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu - ou fabriqué - un instrument pareil dans la Fabrique. Tu l’avais avec toi en arrivant ? »

Il avait presque oublié que Tool est artisan, normal que l’aspect technique des choses l’intéresse.

« Non, je suis arrivé en touriste. C’est Freckles qui me l’a donné. C’était la guitare de … je sais plus. Elle était en mauvais état alors je l’avais confié à une fille de ton groupe. Et maintenant, elle est presque comme neuve. »

Pour appuyer ses propos, il bâcle un accord qui vient leur vriller les tympans.

« On trouve beaucoup de choses sur cette Île, mais je n’ai pas vu beaucoup d’instruments. La météo chaotique du Pays de Jamais n’aidait sans doute pas à leur survie. Tu as du bol. »

« Ouais j’imagine… »

Ce n’est pas tant qu’il a du bol qu’il a Freckles. C’est lui qui a trouvé la guitare et le lui a donné. Et maintenant qu’il y pense, Just ne se souvient pas lui avoir trouvé un cadeau d’une valeur équivalente. Il serait temps d’y remédier.

Après un temps où Just se frictionne les mains et souffle dessus pour les réchauffer, Tool reprend doucement :

« C’est étonnant qu’on ne se soit pas croisés plus tôt. »

C’est vrai. Just fronce les sourcils, tout aussi surpris voir même troublé.

« C’est vrai. »

Cela fait déjà un moment qu’Apache a recruté Tool et qu’il lui a transmis l’information. Et déjà à ce moment-là, Just s’était fait la réflexion qu’il devrait rencontrer les nouvelles recrues pour les jauger un peu. Au final, il n’avait pas trouvé le temps, enchaînant les crises à gérer. Il avait aperçu le Patient de loin, en avait appris sur sa réputation. Mais au final, il aura fallu la partie de Paint Ball pour pouvoir mettre un vrai visage sur ce nom.

« Faut dire… il s’est passé tellement de choses ces derniers temps, j’ai l’impression qu’on n’a pas eu tant de temps que ça pour souffler. »

Il affiche un sourire de vieux cabot fatigué avant d’ajouter :

« Maintenant que c’est fait. Tu regrettes ? »