Freckles se penche en avant pour observer le fond du gouffre et machinalement, Just lève un peu le bras derrière lui pour le chopper s’il glissait.

— Hey ! On est en haut ! Tu nous entends ?

Un silence. Qui que ce soit, il est probablement mort ou inconscient, ce qui revient au même finalement. Quand on roupille dans la neige, on ne fait pas long feu. Just hausse les épaules : sûrement mort. Le cheval voulait peut-être leur donner l’occasion de faire une bonne action mais le jeu n’en vaut simplement pas la chandelle. Just ne lui est pas reconnaissant au point de risquer de se rompre le coup pour ramasser un macchabée. Ils ont des grimpeurs pour ça.

Freckles lui, il hésite. Le sentinelle devine qu’il est déjà en train d’échafauder un plan pour se lancer une mission de secours et c’est une très mauvaise idée.

— Freck…

Mais déjà le rouquin a sorti une corde qu’il noue à sa taille pour former un harnais improvisé.

— Bon j’y vais du coup, tu m’assures ?

Je t’assure que c’est une très mauvaise idée.

Les mots ne sortent pas. Freckles lui tend la corde dont Just s’empare, l’air pas très sûr. Est-ce que Freckles lui fait vraiment confiance au point de lui confier sa vie comme ça.
Bah. Ça ne veut sûrement rien dire : c’était lui ou le cheval.

— Tu vas vraiment aller là-dedans ?

Il se permet quand même cette question au cas où Freckles lui-même n’en aurait pas envie et qu’il attendrait une excuse pour renoncer. Just veut bien lui tendre la perche mais il est à peu près certain que le chef ne la saisira pas.

A tous les coups, il doit savoir que c’est risqué, voire stupide. A tous les coups, il s’en fiche bien que ce soit peut-être un livreur là-dedans. Non, il doit sûrement se dire que quelqu’un doit le faire et que ça tombe sur lui. Juste parce que c’est la bonne chose à faire.

Quoi que ce soit, ça force un peu le respect.

Just regarde la corde comme si Freckles lui tendait quelque chose de complètement incongru. Ou dangereux. Ou stupide. Il la prend quand même, mais avec le moins convaincu du monde. Jusqu'ici Freckles ne s'est pas posé de questions sur la marche à suivre.

— Tu vas vraiment aller là-dedans ?

Maintenant il réfléchit. Deux secondes, pas plus. Dans sa tête c'est clair.

« Euh, ouais. Je pense pas que dans cet état il va attraper la corde et remonter tout seul. »

Un coup d’œil en contrebas au corps éclaté- non, inconscient juste. Puis un coup d'oeil au ciel qui s'assombrit. Peut-être que Just s'inquiète de rentrer avant la tombée de la nuit, mais visiblement ce sera pas le cas. Qu'ils s'arrêtent ici dix minutes ou pas.

« Je vais faire vite. Promis », qu'il ajoute tout de même.

Laissant la corde entre les mains du sentinelle, il s'approche encore plus de la crevasse.
Il a caressé un moment l'idée de descendre en rappel mais vu l'enthousiasme de Justice c'est peut-être mieux qu'il lui allège la tâche. Il extrait non sans difficulté deux lames de sa ceinture, deux espèces de pics qui peuvent percer la glace. C'est pas à ça qu'ils servent normalement, mais là il en a besoin : pour trouver des prises pour descendre, et pour remonter après surtout.

« À toute ! »

Il disparaît dans la crevasse, descendant minutieusement jusqu'à sentir la tension rassurante de la corde autour de sa taille.

Freckles lui répond assez vite et sans trop d’hésitation :

— Euh, ouais. Je pense pas que dans cet état il va attraper la corde et remonter tout seul.

Logique indiscutable. Just hausse les épaules avec une moue résignée. Qu’est-ce qu’il pourrait bien répondre à ça ? Alors, il s’écarte pour laisser passer le livreur, décidant de ne pas interférer davantage.

— Je vais faire vite. Promis.

— Si tu le dis…

Dans ce genre de situation, le sentinelle sait qu’il ne faut pas prendre ce genre de promesse au sérieux. Sa réussite, son retour, tout ça, c’est pas une décision qui appartient à Freckles. Ils doivent s’en remettre la chance.

Just enroule la corde de manière à avoir une meilleure prise dessus sans trop s’entortillé. Ce serait bête que Freckles lui fauche les bras en tombant, ou pire, qu’il l’entraîne avec lui dans sa chute.

Il observe ce dernier qui semble parti pour descendre la falaise à l’aide de piolets improvisés.

— À toute !

— A tout à l’heure.

Il n’en est pas certain, mais bon. Faudrait pas enterrer Freckes trop tôt, quand même.

— A tout à l’heure.

Fais au moins semblant, Just pense Freckles. Et puis le visage préoccupé du sentinelle disparaît derrière le rebord de la crevasse alors qu’il continue de descendre et il ne pense plus qu’à sa mission de sauvetage.
La paroi est quasi verticale, et quasi entièrement gelée. De temps en temps il arrive à casser la pellicule de glace avec le bout de son pied, et trouve une prise plus douce dans la terre qu’elle recouvrait. Mais il va lentement. Il veut pas glisser et se vautrer au fond. Mais pas trop lentement non plus parce qu’il veut pas faire attendre Just. C'est peut-être con, mais il regrette presque de ne pas être seul. Au moins il aurait pas à stresser à l'idée que le sentinelle s'ennuie pendant qu'il risque sa peau.

Son pied finit par se poser sur le fond de la crevasse et il a grande peine à poser le deuxième sans marcher sur le corps du gamin. Freckles enlève un gant et cherche un pouls. Une, deux secondes.

« Hey il est vivant ! » il lance triomphalement à l’intention de Just (et du cheval) resté en haut.

C’est sûr quelque chose bat tout doucement sous ses doigts.
Après réflexion Freckles se défait de son harnais improvisé et tente hasardeusement de sécuriser le gamin de la même façon avec la corde. Après quoi il le relève précautionneusement et passe ses bras autour de ses épaules pour le porter sur son dos, laissant la jambe blessée pendre mollement dans le vide.

« Je remonte », il signale.

Avec le nouveau poids sur ses épaules, ça risque d’être bien plus long et difficile que la descente.

Il regarde Freckles descendre et disparaitre de son champ de vision. Le sentinelle pourrait se rapprocher du rebord pour mieux le surveiller mais il écarte vite l’idée. Non seulement c’est dangereux mais parfaitement inutile. Freckles sait ce qu’il fait. Enfin, il l’espère.

Just ne détourne pas son attention de la corde et de son léger balancement. Il ne veut pas prendre le risque d’être pris de cours dans un moment de distraction. Même si au bout de quelques minutes, il commence à trouver le temps long.

— Hey il est vivant !

La voix de Freckles lui parvient comme un écho. La nouvelle ne suscite aucune réaction particulière chez le sentinelle. Leur journée de travail est déjà foutue de toute façon alors se trimballer un blessé, ce n’est pas grand-chose. En revanche, Just surprend le cheval en train de piétiner presque … fébrilement. A croire que l’animal s’inquiétait.

— Je remonte.

Il ne répond pas, pas certain que Freckles puisse l’entendre s’il criait. Pas envie d’attirer l’attention sur eux, non plus. Le sentinelle tire peu à peu sur la corde histoire d’éviter que Freckles ne se prenne les pied avec trop de mou.

— Quelle journée...

La corde se tend d’un coup. Just lâche un juron alors qu’un poids soudain l’entraîne en avant. En se campant sur ses jambes, il parvient tout juste à éviter la chute mais il sent qu’il ne tiendra pas éternellement.

— Freckles, ça va ?

Le sentinelle cherche le cheval du regard mais ce dernier l’a devancé : il se tient près de de lui. Just effectue un genre de nœud coulant à la va-vite qu’il passe autour du cou de l’animal.

Est-ce que Freckles vient de glisser ? Il espère que ce n’est que ça.

Comme prévu, la remontée est un petit enfer. Il fait tellement froid que les prises qu'il a créé en descendant ont déjà durci et commencent à se refermer. Le gamin inconscient sur son dos arrête pas de glisser, les cordes suffisent pas à le retenir. Alors il doit parfois utiliser un de ses bras pour le réajuster, rendant son équilibre encore plus précaire.
Bref, c'est la merde.
Et bref, il met beaucoup plus de temps qu'il voudrait.
C'est pas lui le problème. C'est l'autre bout de la corde. Il a peur que Justice perde patience. Mais la tension de la corde ne faiblit pas, preuve quand même d'un genre de soutien de la part du sentinelle, là haut. Pour l'instant.

Il est presque en haut quand tout dérape, littéralement. Le bord de la crevasse en vue le distrait, et son pieu ripe, arrachant un éclat de glace qui vient lui mordre le visage. Son pied glisse sur la paroi lisse, l'outil tombe de sa main pour aller s'éclater plusieurs mètres plus bas. Et le gamin semble s'envoler de son dos, juste retenu par la corde passée plusieurs fois autour de son torse.
Lui s'est retenu de justesse en glissant sa main directement dans la prise. Le froid de la glace mord à travers son gant et des éclats sont plantés dans le tissu. Ça le brûle.

— Freckles, ça va ?

Malgré la situation de merde dans laquelle il se trouve, l'air d'inquiétude dans la voix du sentinelle lui fait presque chaud au cœur.

« Ça va », il fait, après quelques longues secondes de respiration trop rapide. « Désolé. »

Il constate les dégâts ; un pic à glace perdu, une joue entaillée, un gant déchiré. Il faut prendre une décision. Encore quelques secondes d'hésitation et son bras, seule prise solide contre le mur, commence à trembler. Il plante avec force son outil restant dans la glace, encore et encore jusqu'à creuser un espace suffisant pour y mettre son pied.
Il utilise son bras restant pour hisser le corps du gamin par dessus le bord. Corde encore attachée.
Il sait pas si c'est Just, ou si c'est le poney, mais son fardeau disparaît par dessus le bord.

Maintenant il lui faut remonter les quelques mètres restants.
Sans prise et sans corde.
Après avoir essayé sans succès de prendre prise avec sa main ensanglantée, il lâche un peu pitoyablement :

«  Un petit coup de main ? »

C'est frustrant. Un peu la honte, aussi. Il est si près du but que Just n'aurait qu'à tendre le bras.

Il entend encore la voix de Freckles mais cette fois, elle raisonne moins. Il ne doit pas être très loin du rebord.

— Ça va. Désolé.

Le sentinelle se rapproche. Il croit qu’à tout moment il va voir une touffe rousse détoner dans le décor mais c’est un corps inanimé qui roule dans sa direction.

— J’ai !

Il l’attrape fermement – faudrait pas qu’il retombe. Puis, sans plus lui accorder d’attention, il l’envoie rouler loin de la crevasse. Le cheval le fixe avec un air sévère mais Just s’en contrefiche.
Il est où, Freckles ?

— Un petit coup de main ?

Ah ! Le sentinelle s’est mis à genoux au bord du précipice et s’est penché. Freckles est là, pas l’air franchement assuré et la joue rougie.

Un coup de main ?

— J’ai tellement envie de te faire une blague, là mais je crois que c’est pas le bon moment.

Il tend la main, lui saisit le bras.

— Puis bon, elle est pas si drôle que ça.

Une fois sa prise réellement assurée, il tire et il y met toutes ses forces.

Après quelques secondes insupportables, pressé contre la glace, main tendue vers le ciel, le visage de Justice apparaît au bord du précipice.

— J’ai tellement envie de te faire une blague, là mais je crois que c’est pas le bon moment.

Une poigne ferme agrippe son avant-bras.

— Puis bon, elle est pas si drôle que ça.

Machinalement, il fait de même. Just le tire vers le haut, et de son dernier appui, il pousse du pied contre sa prise pour remonter les derniers mètres qui lui restent.
Une fois ses deux genoux fermement plantés dans la neige, il lâche une longue respiration qu'il ne se rendait pas compte qu'il retenait.
Ça lui prend quelques secondes de reprendre son souffle et d'attendre que son pouls reprenne une vitesse normale. Quelques secondes pendant lesquelles il regarde Just avec un demi sourire de gratitude.

« T'es trop con. »

Il vient de comprendre la blague. C'est vrai qu'elle est pas drôle.

Freckles s'essuie la main ensanglantée dans la neige, puis se relève, les jambes encore un peu tremblantes. Il scanne le paysage du regard. Un peu plus loin, le gamin est roulé en boule dans la neige. Sa tête est posée contre le flanc du cheval de braise qui le couve d'un regard maintenant serein. Alors c'était ça ? C'est pour ça qu'il les a amenés ? Pas pour les jeter dans un puits de lave, pas pour les bouffer. Pour sauver un gosse.
La chaleur de l'animal a l'air de faire du bien au gamin. Freckles voit sa poitrine s'abaisser et se soulever.
Il papillonne même des yeux.

Et il les ouvre carrément. Yeux plantés dans ceux, de braise, du cheval.

« Mercury », il souffle.

Freckles se demande stupidement si c'est le nom du gosse. Mais l'animal y réagit. Il souffle de ses naseaux, ça fait un épais nuage de vapeur. Ça doit être le sien. Puis le petit tourne la tête, vers le duo encore au bord de la crevasse.

« Freckles. Justice ? »
« Hey. »

Difficile de savoir s'il a l'air surpris. Ou rassuré. Parce que tout de suite son regard tombe sur sa propre jambe, presque pliée dans le mauvais sens, et il tourne de l'oeil.

Freckles grimace.
Il regarde Justice en coin.

« Il pourra faire quelque chose, Soul ? »

Au Canyon il y a plein de soigneurs. Des adultes (compétents, même si ça lui fait mal de l'admettre). Mais l'Ossuaire est plus près.

Les deux garçons se laissent tomber dans la neige, le souffle court. Just s’étonne encore que l’adrénaline l’ai rendu si énergique pour le laisser dans cet état. Il lève les yeux vers Freckles qui lui sourit :

— T'es trop con.

— De rien.

Le sentinelle reste une minute comme ça : à genoux dans la poudreuse. Il a encore des crampes dans ses bras et dans ses jambes. Le contrecoup de l’effort.

— Mercury…

Une voix d’enfant qu’il ne connait pas attire son regard. C’est l’enfant qu’ils – Enfin – que Freckles a secouru. Le gamin est allongé contre le cheval qui semble le réchauffer. La manière dont il a prononcé ce mot, Mercury. Il y devine un appel. C’est son nom, le nom de l’animal. Mercury. Comme le chanteur. Ou la planète.

— Freckles. Justice ?

Finalement, le rescapé les remarque. Il s’étonne même de leur présence. A croire que Mercury s’amuse à leur voler la vedette.

— Hey, le salue Freckles.

Just se contente d’un signe de main.

Pas d’explication, pas de questions. L’instant d’après, l’enfant remarque sa jambe cassée qui lui donne des airs de pantin désarticulé. Il perd conscience. Just a un mouvement en avant, comme s’il craignait que le petit meurt comme ça, tout bêtement. Un mouvement qu’il stoppe immédiatement quand il comprend qu’il est juste tombé dans les pommes et que c’est sans doute une bonne chose pour lui comme pour eux. Un trajet à cheval dans cet état serait un supplice et les cris attireraient trop l’attention sur eux.

— Il pourra faire quelque chose, Soul ?

A l’air inquiet du livreur, Just esquisse un sourire rassurant. Il en a déjà assez fait, le rouquin. C’est à lui de prendre le relai, cette fois.

— S’il ne peut rien y faire alors personne ne le pourra.

Quand il arrive au niveau de l’enfant, il se penche sur lui. Il passe un bras sous ses genoux, l’autre derrière son dos et le soulève. Mercury a compris le message et se redresse à son tour, prêt au départ.

— Allez Superman, on rentre à la maison ?

Il éclate d’un rire franc de sa vanne un peu gamine. Mais après toutes ses émotions, ils méritaient bien un peu de légèreté.

— S’il ne peut rien y faire alors personne ne le pourra.

Freckles lèverait un sourcil si son visage n'était pas ankylosé par le froid. Il sent même pas sa joue entaillée par l'éclat de glace. C'est l'avantage.

« Un peu dramatique », il commente.

Et faux, il espère. Ça fait un bail que Freckles ne voit plus Soul comme un magicien. Mais Justice sourit. Drôle de contraste avec sa réponse cynique. Il retourne auprès du cheval, se penche pour ramasser le gamin inconscient, et le caler dans ses bras comme s'il pesait rien. Freckles doit avouer qu'il est soulagé de voir son ami prendre le relais. De montrer qu'il en a quelque chose à faire, ou au moins faire semblant. Que ce soit sincère ou pas, ça lui fait plaisir.

— Allez Superman, on rentre à la maison ?

Il se relève à son tour, sent ses jambes un peu faibles après cet effort, et ça lui plait pas du tout comme sensation. Mercury – vu que c'est son nom, s'est levé aussi, lentement, avec ses monstrueuses pattes qui lui donnent l'air d'un gros insecte en mouvement. Il a laissé une trace de neige fondue là où il était couché sur le flanc.
Freckles sourit à Just à son tour.

« Ouais. »

Cette fois monter sur le cheval est une décision sereine. Il a envie de poser sa tête contre le dos de Just et de s'endormir jusqu'à ce qu'ils arrivent à destination, ou même jusqu'à la semaine suivante. Il pense à Just qui dit « à la maison », et ça le fait sourire, mais amèrement, parce qu'une maison, ils en ont plus vraiment, ou en tout cas, plus la même. Peut-être qu'il pourra crécher à l'Ossuaire, vu qu'il est tard.
Peut-être.

« On rentre », il répète doucement.

Et à ce stade il sait pas s'il parle à Justice, au corps inconscient, au cheval ou à lui-même.