- Je ne m’en fiche pas de toi. J’étais vraiment triste d’avoir perdu un ami aussi cher que toi. Je pensais ne jamais te revoir.

Lui non plus.

- Tayysan. Ça veut dire mélodie

Il esquisse un sourire. C'est joli.

« Mélodie. Évidement. »

Est-ce qu'elle a chanté pour qu'on lui donne ce nom ?
Elle chantait bien Harmony.
Sans doute. Surement. Harmony la mélodie.
C'est pas sa mémoire qui a déformé sa voix pour lui laisser le souvenir de notes douces lâchées entre deux moments d'accalmie.

- Je crois que j’ai fini dans une arène du Bayou, après avoir été capturée par un Pirate. J’ai dû me battre contre un zombi. Mais je l’ai dégommé en un rien de temps.
- Évidement, il répète encore, cette fois avec un petit rire.

Ça, il s'en rappelle plus très bien.
Et puis elle pose la question.

- Tu vas bien ?

On lui pose beaucoup cette question.
Mais jamais à lui en particulier. C'est juste que tout le monde la pose à tout le monde, au camp. Avec un brin d’inquiétude, et beaucoup de lassitude. Et il répond toujours la même chose.

« Euh. Ça va. »

Y a toujours d'autres gens pour qui s'inquiéter. Des gosses malades, ou qui meurent de faim ou de froid. Ça devient normal. Alors lui, par comparaison ça va.
Ici il y a qu'eux deux. Personne avec qui comparer sa souffrance. Donc cette réponse suffit plus.

« C'est pas si pire que la pluie. Ni la canicule. Enfin, ça va. »

Elle s'est approchée de lui, un peu. Il remarque que maintenant. Ça le rassure de la voir de plus près. Il peut voir le maquillage un peu mieux. Les traits noirs pour vieillir. Il aime pas ça mais ça le rassure.

« On se débrouille. On a rejoint les peaux-rouges. J'peux pas trop te dire de détails je suppose. »

Secret défense et tout. Même pendant la trêve. Il s'anime subitement :

« Tu voudras la revoir jour ? Nuwala. Je peux l'emmener. Pas jusqu'au ranch, mais à un autre endroit. Elle a grandi. Et puis j'ai retrouvé- enfin, on a retrouvé le clan. Des lions. » Il se rend compte : c'est une trop longue histoire. Elle est partie depuis trop longtemps. « Il s'est passé beaucoup de trucs. »

Tayysan reconnait le « ça va » de Freckles. Il est classique. Elle l’a déjà entendu le dire : c’est le genre de « ça va » monotone, qu’on pose par automatisme aux autres. Mais la birmane hoche la tête et l’écoute, en se frottant par automatisme les mains.

- On se débrouille. On a rejoint les peaux-rouges. J'peux pas trop te dire de détails je suppose.
- C’est normal. Les artisans vont bien ? Il y a un nouveau chef je suppose ?

En soit, elle ne craint pas tant que ça la réponse de Freckles. Évidemment, qu’il y a un nouveau chef. Voire une cheffe. Tayysan imagine alors Clover à son rôle, et le parallèle l’amuse autant qu’il ne l’inquiète. Peut-être qu’elle posait la question pour pouvoir tourner définitivement une page.
Son regard s’anime à nouveau lorsque Freckles parle du lionceau.

- Nuwala ? C’est joli. J’aimerais beaucoup la revoir. Elle a hésité un peu sur la fin, puisqu’elle ignorait jusque-là qu’il s’agissait d’une femelle. Si tu as des endroits où tu préfères te rendre, dis-le-moi. Je vais de toute façon être de plus en plus obligée de traverser le Givre.

C’est vrai que ça ne la dérangeait pas plus que ça. A force, Tayysan avait pris l’habitude – comme tout le monde – de se couvrir de la tête aux pieds. C’est ce qu’elle avait fait il y a quelques temps, en traversant les abords du Givre.

- Je suis toujours artisane. Elle le dit subitement, comme si elle ressentait le besoin de le dire. Enfin, en quelque sorte. Si le Givre s’arrête, j’aimerais bien ouvrir une échoppe au port. Et ne plus jamais grandir.

C’était l’unique souvenir qu’elle avait gardé intact du monde ordinaire. La vague réminiscence de vouloir tenir son propre commerce. Bien que les tensions se soient calmées, elle regarde Freckles une énième fois, comme si à chaque mot qu’elle prononçait, elle craignait sa réaction.

- Enfin, je te dis ça si jamais tu veux que je vienne te voir quelque part un jour. Je trouve qu’on a un peu plus de libertés quand on est un pirate du port.

Et tous les pirates ne sont pas pareils, l’image d’Earl lui venant à l’esprit. Après tout, c’était en partie grâce à lui qu’elle était là aujourd’hui.

- C’est normal. Les artisans vont bien ? Il y a un nouveau chef je suppose ?

La réaction est immédiate. Comme une allergie à la simple évocation du mec. Le visage de Freckles se tord dans une grimace.

« Haha, ouais … ouais. »

Ouais. Grumpy. Peut-être que l'artisan lui rend service en étant détestable. Il aurait jamais pu accepter qu'on remplace Harmony, de toutes façons. Pas si vite. Pas comme ça. Freckles espère qu'il va crever.

- Je suis toujours artisane. Enfin, en quelque sorte. Si le Givre s’arrête, j’aimerais bien ouvrir une échoppe au port. Et ne plus jamais grandir.
- C’est bien, répond Freckles sans réfléchir.

Au fond, qu’est ce que ça peut lui faire? Il ajoute :

« Enfin bon tu fais ce que tu veux. Grandir ou pas, jveux dire. »

C'est trop tard de toutes façons.
(Trop tard pour quoi?)

« On pourrait trouver un endroit. », il enchaîne. « Tant que le Givre est là, c’est pas grave si on se voit. Je pense. Quelque part dans la Jungle, près du Canyon. Le temple, peut-être ? J'y suis allé une fois, c'est dangereux mais je crois qu'avec le froid, les animaux sont tous partis. »

Il réfléchit à toute allure maintenant. Cette réunion, là, maintenant, elle peut pas durer pour l’éternité. Et s'il s'en va sans un plan pour se retrouver, et ben ce sera pareil.
Peut-être qu'il la reverra plus jamais.

« J’amènerai Nuwala. On pourra parler. Si tu veux savoir comment vont les artisans, et tout, et si t’as des questions sur le nouveau chef. Ou des conseils, pour lui, je sais pas. Je l’aime pas trop. Je préférais toi. »

Ça sort tout seul. Il se rend compte qu'il a l'air d'un enfant de quatre ans. Il s'en fout.

« Enfin je pense pas que c’est une surprise. »

Il a un petit sourire, qui disparaît trop vite, remplacé par un froncement de sourcils. Une hésitation. Et puis il fait un pas en avant, mal assuré. Et un autre, plus décisif. Et il fait un truc qu’il a jamais osé faire, il serre Harmony- non, Tayysan dans ses bras, et ça le rend encore plus triste alors que ça devrait être l’inverse. Elle est toujours pas plus grande qu’elle. ça le réconforte, même si c’est stupide.
Ça dure trois secondes. Et puis il recule et prend l'air le plus brave qu'il peut à cet instant.

« Fais gaffe aux crevasses en rentrant, d’accord? »

- D’accord.

C’est tout ce qu’elle répond, en finissant par ranger ses mains dans ses poches. Tayysan se rend à peine compte que Freckles l’intimide, après tout ce qui s’est passé.

Elle lui jette d’ailleurs un regard, et un sourire se dessine sur ses lèvres lorsqu’il lui parle du nouveau chef. A quelque part, ça lui fait un peu de bien, et elle s’en veut presque d’être aussi égoïste. Quoiqu’elle perd rapidement son sourire en voyant la grimace tordue qu’affiche le Livreur ; il doit vraiment éprouver une haine viscérale pour le chef actuel des Artisans, et elle se décide rapidement à changer de sujet.

- Excuse-moi.

Pour tout ça.
Bien qu’elle se soit déjà excusée un bon nombre de fois.

Elle ne voulait pas grandir, et elle serait déjà revenue en arrière avec plaisir si elle le pouvait. Mais ce n’est pas possible - alors elle n’a plus qu’à faire avec. Elle se fige de surprise lorsque Freckles la prend dans ses bras un très court instant. Elle n’a pas le temps de lui rendre la pareille qu’il recule déjà. Cette étreinte inattendue lui donne du baume au coeur, une douce chaleur qui lui prend à la poitrine.

Elle ne rajoute rien de plus, et adresse un grand sourire chaleureux au rouquin.

- Promis. Toi aussi, sois prudent. J’ai hâte de vous revoir, toi et Nuwala.

A son tour, elle recule de quelques pas et se recouvre de la tête aux pieds, prête à partir. Malgré tout, elle ne bouge pas tout de suite, piégée dans son hésitation.

Au final, c’est le propre mouvement de Freckles et le vent glacial qui s’intensifie qui la force à tourner les talons, en direction du Port.
Et elle marche un long moment. Aidée par une chaleur nouvelle logée dans son cœur.

Fin.