Apache fume d’une façon qui lui donne l’air songeur, regard tourné vers le reste de l’Ossuaire, sourcils froncés. Freckles ne fume pas lui, mais la vapeur d’eau qui s’échappe de sa bouche dans l’air gelé vient se mêler à la fumée de cigarette. Il passe distraitement le pouce dans l’entaille causée par l’épée d’Apache sur son pantalon, pour voir l’état de sa blessure. Il sent plus rien, à cause du froid mordant, et commence à se dire que c’est peut-être pas une si bonne idée de rester là avec de la neige sur sa peau à vif.

"Ouais, on se gère nous même. Chacun fait un peu ce qu'il a envie, ce qu'est nécessaire. Ce qu'on peut, quoi. En vrai Soul est même pas vraiment présent par ici. Il s'occupe des gens qui trainent à l'extérieur avec d'autres soigneurs. Ceux qu'ont pas retrouvé le chemin, ou qu'ont fait une mauvaise rencontre en route."

Freckles est un peu perplexe pour le coup. De se dire que Soul est juste perdu dans la nature. Soul ! Chef des soigneurs. Depuis aussi longtemps qu’il le connaît. Juste une personne de plus éparpillée sur l’Île.

« Mais du coup ouais, on s'en sort pas mal sans hiérarchie ! Peut être même mieux qu'avec ! Ca réveille la solidarité, j'trouve. On fait les choses par ce qu'on veut les faire, pas par ce qu'on nous dit de les faire. »
« Aah », commente Freckles.

Il sait vraiment pas quoi dire d’autre. Il est en train de se rendre compte du tournant que prend la conversation. Et c’est sa faute, pour une fois. Même pas celle d’Apache. Alors il peut rien dire, juste écouter. Ça veut dire quoi tout ça, du coup ? Que le monde magique d’Apache sans chefs, il fonctionne ? Il fronce les sourcils. Ça fonctionne, ça fonctionne, mais ils bouffent des lézards, aussi. Et de temps en temps, des âmes charitables au Canyon apportent des vivres et des fourrures pour qu’ils survivent au froid. Mais sans froid, du coup ?

Freckles sait plus où il voulait en venir. Il se tourne vers Apache et lui lance un sourire charmant.

« J’espère que vous allez pas nous laisser tomber et rester ici quand le Givre sera fini alors. »

Et paf il a l’impression qu’une pierre de la taille de son poing vient de lui tomber dans l’estomac. Maintenant que l’idée est lancée, verbalisée, l’angoisse va pas le lâcher. Pourquoi ils reviendraient, s’il sont si bien ici, sans eux ? Il se détourne d’Apache pour pas lui montrer qu’il regrette immédiatement ce qu’il vient de dire, et comme pour se donner une contenance, lui chipe la cigarette des mains pour la glisser entre ses propres lèvres.

Ça doit être pratique de fumer, se dit Freckles. Alors qu’il porte la cigarette d’Apache à ses lèvres, il a une excuse pour ne pas le regarder en face. Il lui vient vaguement à l’esprit que les autres fument rarement pour ce genre de raisons. Mais bon, à cet instant, c’est pratique. Dans la périphérie de son champ de vision, Apache se met à rire.

"Tu crois qu'ça se pourrait ? J'veux dire... Techniquement ?"

Freckles se tend, fronce les sourcils.

« Techniquement … ? »

A vrai dire, c’est pas ça qu’il se demandait. Lui, il voulait juste savoir si Apache en avait envie. Si il aimait ça, vivre ici, mieux qu’au Grand Arbre. En même temps, il a peur de la réponse. Donc peut-être que c’est mieux, de discuter d’abord de la faisabilité du truc.
Il prend un bouffée en réfléchissant.

La seule raison pour laquelle c’est seulement possible de s’installer à l’Ossuaire, c’est que le Givre a plongé les ossements dans un genre d’hibernation. Freckles le sait. Donc à la fin du Givre, ce serait mort, non ? Mais alors, il suffirait d’aller ailleurs. Il y a bien un endroit sur cette Île où un groupe de perdus pourrait vivre. Mais combien d’entre eux il faudrait, pour remplir tous les rôles qu’eux remplissent au Grand Arbre ? Comment ils boufferaient ? S’habilleraient ? Se soigneraient ? Contre qui ils se battraient, s’il y avait une guerre ? L’idée d’une nouvelle faction, d’un truc tout nouveau parti de rien et toutes les complications qui viennent avec donnent un peu le tournis à Freckles.

« Nan », conclut-il. « Enfin je pense pas. Enfin, ce serait grave compliqué, je pense. Ça durerait pas… euh ... »

Il s’arrête en plein milieu de sa phrase, se rendant compte qu’il a pas grand-chose à dire.

« C’est pas du tabac », dit-il en rendant sa clope à Apache, les sourcils froncés.

Il se rend compte que son ton accusateur est injustifié. Comme s’il fallait s’attendre à autre chose.
Peut-être que comme souvent, il en veut un peu à Apache de l’avoir fait réfléchir.

"Non.", répond Apache avec un sourire, avant de reprendre la clope et de la porter à ses propres lèvres. Freckles le regarde faire avec moins de détachement que ce qu’il voudrait.

"Ce serait compliqué, ouais. Je suis d'accord avec ça."

Le chasseur ne le regarde pas, concentré à son tour dans un moment de réfléction. Peut-être en train de s’imaginer à son tour cette vie de camp loin du Grand Arbre, loin des chefs et des règles et de l’organisation qu’Apache déteste. C’est au tour de Freckles de le fixer et le regarder penser, même s’il a l’air bien plus tranquille et serein que lui l’était. Rêveur, presque, même.
Et Freckles ne peut pas se débarasser de ce mauvais pressentiment.

"Et de toute manière, le roi vert laisserait jamais faire.", conclut-il.

Freckles a un petit rire.

« Non ouais, il serait pas super chaud. »

Il a presque réussi à oublier Peter Pan. Ironique, non ? La raison pour laquelle il est là, et la raison pour laquelle le monde tourne, du moins de son point de vue. Mais c’est facile de l’oublier, ces temps-ci, avec le roi enfermé dans son cocon et l’Île prisonnière de la glace. Nerveusement, il souffle sur ses mains pour les réchauffer.

"Mais ce serait marrant. En vrai."

Un sourire malicieux, un regard en biais vers Freckles. Il le cherche.

"Nan ?"

Le livreur a un petit rire. D’une pichenette, il expédie une poignée de neige au visage d’Apache.

« Ouais super marrant. Jusqu’à ce que ça se casse la gueule. »

Oui, ça se casserait la gueule, c’est sûr, il décide. Ils manqueraient forcément de quelque chose. Et puis ils reviendraient au Grand Arbre la queue entre les jambes. Avec un peu de chance, sans que ça aie de conséquences graves. C’est à son tour de sourire d’un air un peu moqueur.

« En fait ce que tu veux c’est des vacances. Une petite virée camping. Fallait le dire. »

La pique d’ironie lancée par le chasseur n’échappe pas à Freckles, qui se contente d’un regard et  d’un sourire en coin. Pas sincère, le sourire. Il n’aime pas trop qu’on lui rappelle que tout s’est cassé la gueule, surtout si c’est pour argumenter qu’il faut casser les choses encore plus.
Mais bon c’est Apache.

"Des vacances à durée indéterminée !", conclut-celui ci après un grand éclat de rire.

Et cette fois, le sourire de Freckles est un peu plus sincère, même s’il y croit toujours pas trop, au monde parfait du punk.

"On irait pêcher, on ferait un feu de camp et on se raconterait des histoires qui font peur la nuit ! Et tout ça dans le plus pur style de la libre association éphémère !"

Freckles se met à rire aussi, les yeux fixés sur le punk qui s’emballe alors qu’il expose son plan grandiose avec des termes que le livreur ne comprend même pas, mais des promesses qui font envie, un tout petit peu.

« Un camping auto-géré ! Comme ça tu verra qu'en vrai ça marche ! »
« Durée inderminée, je sais pas », il dit. « Mais tout le reste, c’est cool. »

Si il y réfléchit en surface, en tout cas. Au lieu de le voir comme un abandon, un iceberg qui se détache de son image du Grand Arbre uni et soudé pour aller faire sa vie ailleurs pour qu’il ne les revoie jamais.
Freckles n’est même pas bien sûr qu’il a le droit à des vacances, quoi que ça veuille dire, mais ça peut pas faire de mal de rêver. De faire des plans dans le vide pour après la neige. Il en époussette un peu de son pantalon, de la neige, alors qu’il se tourne vers Apache de nouveau.

« Tu sais quoi ? Ça marche. Quand le Givre se barre, on part en vacances. Et on verra bien si ça marche »

Il dit « quand » le givre se barre, et pas « si », et pour la première fois depuis un bail, c’est avec une vraie conviction.

Apache le regard en fumant, l’air un peu amusé. Freckles sait qu’il ne peut pas deviner toutes les machinations qui s’agitent sous ses crêtes rouges. Ça peut être des pensées noires comme des choses tout à fait innocentes. Peut-être qu’il a proposé quelque chose d’un peu dangereux pour lui-même : à chaque fois qu’il est avec Apache trop longtemps, ils ont des discussions qui le laissent confus pendant un moment. Mais il en sort aussi toujours des choses bien, comme cette leçon d’escrime improvisée (il faudra quand même qu’il y travaille de son côté).

"Deal ?" fait Apache, sa clope entre les dents.

Freckles tend sa main pour venir rejoindre celle du chasseur, la serrer fermement. Elle paraît presque chaude en contact avec ses doigts gelés.

« Deal. »

Oh et puis on verra bien.