Quelque chose s'était comme brisé dans les airs. Azel aurait juré entendre les fragments se séparer et s'échouer sur les pavés de la marée. Les iris colorées de sang scrutaient la silhouette noire, les contours étaient un peu flous.

La réponse de l'Inflexible dessina un faciès qui vaguement étonné. C'était étrange, de l'entendre. Le dire, ou l'écouter d'autres, c'était différent. Mais ces mots portés par la voix d'un souvenir d'autrefois avaient une autre force, un autre poids sur la conscience. Azel fit frapper le sol à sa canne durant sept répétitions.

Et finalement, la confiance. Cette chose si fragile, si difficile à créer et pourtant avortée avant même d'avoir pu briller. Le commerçant sentait de la peine sur le coeur. Lui-même ne savait pas bien comment il en était arrivé là. Lorsqu'il laissait le doute planer sur ses actes, c'était en partie car il n'était pas sûr de son état de conscience.

- Raven, en réalité, je suis devenu incapable de savoir avec exactitude ce que j'ai fait.

Haussement d'épaules, un sourire purement poli. Un genre d'embarras retenu, tendit que la main libre venait entortiller une mèche de cheveux aussi blanche que la peau légèrement rosée. Geste nerveux qui se répétait par des cycles de sept tour de phalange d'index.

- Parfois je me rends compte que je me retrouve ailleurs, ou que j'ai fait quelque chose de mal... Du kannst mir nicht vertrauen, ja... Tut mir Leid.

Le blanc était pratique pour ça, pour savoir ce qu'il avait fait. Du moins, s'ils n'en n'était pas conscient. Parfois, il l'était. Lorsque sa folie s'en allait à moitié, c'était dans ces moments qu'il ne finissait pas. C'était dans ces moments qu'il oubliait d'empailler les têtes. Et que ces dernières pourrissaient ensuite lentement.

Il fit un pas en avant, lentement, hésitant un peu. Pour ne pas non plus s'apparenter à une attaque. Tout de même.

Le Chapelier se sentait réellement désolé, mais sans pouvoir se justifier. Il savait faire la distinction du bien et du mal. Et il avait pleinement conscience de l'état des choses. C'était les actes que la mémoire sautait et ne gardait pas.

Azel glissa sa mèche derrière l'oreille, il le fit sept fois. En roulant des yeux, parfois ça l'agaçait.

- Ich... je n'ai pas de justificatif. Il s'agit d'une chose terriblement subjective...

Quelle triste nouvelle, quel choc ce fut d'apprendre que Seven était potentiellement devenu l'un de ces macabres tueurs sans cœur du Port ! Comment avait-il pu tomber aussi bas ?
Visiblement, lui même n'en savait guère plus, et il semblait même s'en désoler. Cela est un peu tard pour se lamenter, malgré tout. Ou alors, le Pirate essayait-il de purement l'amadouer ? Il ne fallait écarter cette possibilité, s'il ne pouvait guère lui faire confiance...

- Du kannst mir nicht vertrauen, ja... Tut mir Leid.

Evidemment que Raven ne pouvait plus le croire. Il aimerait, pourtant. Ses paroles transpiraient le regret et la sincérité. Quel cruel dilemme que de se demander s'il pouvait encore accorder sa confiance à celui qui fut jadis son meilleur ami ?
Ils avaient pourtant l'air de se comprendre un minimum, de partager quelques souvenirs. Comme si cette amitié centenaire n'avait pas été jetée par la fenêtre du jour au lendemain, heureusement. Arriveraient-ils à passer outre les limites de l'adversité des camps ?

Pour montrer sa méfiance, le noir Corbeau recula du pas dont le Chapelier s'avança, afin de laisser toujours cette distance de sécurité illusoire entre eux. Il pourrait combler la distance en une tentative d'attaque quand il le voulait.
Mais, l'adulte ne le faisait pas. Il ne se justifiait pas non plus, comme s'il ne pouvait mettre d'explication sur ce qu'il faisait. Était-ce cela que l'on appelle folie ? Quelle horrible maladie, qui a pu atteindre le si bon garçon qu'il fut jadis.
Et lui, qu'avait-il fait pour éviter cela ? Rien. Raven n'avait rien remarqué.

- Est-ce de ma faute ? Est-ce parce que je n'ai pu te protéger lorsque tu étais enfant ?

Osa le Diplomate, tout bas. Si Azel rejetait la faute sur lui, il comprendrait tout à fait. Il n'avait pas toujours pu être là pour lui, pour lui éviter brimades et quolibets. Ces termes; monstre, fantôme, c'est vrai qu'ils peuvent blesser.
L'Inflexible était là pour remettre les petits malins et les vilains garnements en place, mais qui dit qu'ils ne revenaient pas à la charge ensuite, lorsqu'il avait le dos tourné ?
Non… Seven lui aurait dit, non ? A moins qu'il n'ait voulu prendre de l'indépendance, se défendre par lui-même pour prouver son courage et sa force à son ami pour lui éviter de devoir toujours veiller sur lui ?
Qui sait…

- Ein Kind...

Murmura le noir Corbeau en serrant à nouveau le livre dans sa main, comme s'il gardait encore des souvenirs amers du passé. Qu'avait-il fait de mal ? Le problème devait forcément venir de lui. Pourquoi son collègue -et avant tout meilleur ami- avait-il mal tourné, si ce n'était de sa faute, à lui ?

Evidemment, avancer faisait reculer l'Inflexible. Azel n'insistait pas, bien entendu. Il acceptait que la situation le demandait. Lui-même ne laisserait pas un pirate trop s'approcher de lui, s'il était à la place d'un garçon perdu. Il était plutôt peureux enfant d'ailleurs, ça avait un peu changé. Il avait peur de ses propres créations parfois. Et pourtant, il se retrouvait à discuter avec des vermines du port. Des pirates qui lui glaçaient pourtant le sang à l'époque. Peut-être était-ce parce qu'il aimait la reconnaissance de son art ? Art qu'il détruisait lorsqu'il se rendait compte de l'horreur qu'il faisait. Mais les souvenirs en valaient la peine, non ?

Pour ne pas oublier trop vite. Il disait ça mais, il avait déjà oublié à quoi ressemblait le monde ordinaire. Azel comptait reculer, et laisser son ancien ami. À nouveau. Cette idée de répétition ne l'enchantait pas réellement. Mais, avant qu'il ne puisse s'y mettre, la voix de Raven l'interpela. Et les mots qui en naquirent avaient un goût bien amer pour l'esprit du Chapelier toqué. De la surprise, et de l'inquiétude sur le visage pâle de l'homme se partageait la place. La question portait le poids de chercher la réponse à la désertion de l'albinos. Celui-ci s'intéressa alors au sol, dessinant du bout de la canne sept traits les uns à côté des autres. C'était un peu étrange de voir le diplomate dans un tel état. Il semblait résister au poids d'une immense pierre de fautes.

Est-ce qu'il supposait que tout était de la sa faute ? Azel avait du mal à imaginer son ancien ami être la cause de cette situation. Que dire à cela ? Il voyait bien que le livre subissait la force de poigne, celles d'émotions si difficiles à supporter.

- Nei, Nei... tu n'y pouvais rien. J'ai ressenti un genre de malêtre, j'ai le vague souvenir de m'être dit que je devais vraiment partir du Grand Arbre.

Quelque chose était arrivé, mais il ne se souvenait plus de quoi il s'agissait. Il portait une main à la tempe comme si essayer de se souvenir lui causait des migraines. Il avait beau fouiller les méandres de son esprit, il ne restait rien à par ce besoin de s'éloigner. Et justement, c'était pour le bien de tous apparemment.

- Je n'ai plus de souvenir de ce moment, mais je crois... sincèrement que je voulais éviter quelque chose et qu'il fallait s'éloigner pour cela.

Puis, il changea sa canne de main. Juste pour occuper les doigts, et ce geste il dû le répéter à sept reprises. Comme toujours.

- Un diplomate n'a pas à se tourmenter d'un pirate.

Vague sourire un peu forcé, mais l'idée était bel et bien que Raven ne se soucie pas de la raison du départ. Azel avait sans doute eu peur du bannissement et avait préféré fuir plutôt qu'attendre. Est-ce qu'il avait commencé à grandir ? Est-ce qu'il avait fait une grave faute ? Difficile de se remémorer ce qui avait changé le cours de l'existence de Seven.

Depuis le départ de son meilleur ami, Raven ressentait comme un vide qu'aucune autre personne n'avait réussi à combler jusque maintenant. On ne prend pas la place d'un ami aussi cher si facilement, après tout.
Mais, l'Inflexible ne pouvait s'en prendre qu'à lui. Après tout, n'était-ce pas lui qui avait repoussé lui-même Seven, qui avait, tant bien que mal, tenté de lui expliquer son trouble, sa situation ?
A la seconde même où il laissa comprendre qu'il projetait de quitter le Grand Arbre, le noir corbeau était entré dans une colère noire, le traitant d'égoïste, d'idiot. Ne l'avait-il pas encouragé à fuir en se comportant ainsi ?

Pourtant, c'était la cause du mal-être qu'Azel, en face de lui, était en train d'évoquer. En quoi donc, quelle en était la source ? Lui avait-il seulement un jour parlé de ce souci, lorsqu'ils logeaient encore tous les deux sous le même toit ?
Le principal intéressé lui-même ne semblait pas s'en souvenir. Encore une occasion ratée de faire la lumière sur ce qui avait motivé le départ de l'ancien Diplomate…
Cela désolait quelques peu l'adolescent qui se passa une main sur la nuque avec un claquement de langue irrité. Il n'avait rien vu venir, il n'avait rien pu faire. C'en était lamentable.

- Un diplomate n'a pas à se tourmenter d'un pirate.

- Certes, mais je me permets de déroger à la règle car le Pirate en question fut, jadis, mon meilleur ami.

La réponse, la réplique, fut lancée si vite que l'Inflexible n'eut même pas le temps de penser à ce qu'il allait dire. C'était le cœur qui parlait, dans ces moments-là, et non la tête. C'était plus fort que lui.
Était-il devenu à ce point tendre pour parler ainsi et, en quelques sortes, dévier, enfreindre les règles du Grand Arbre et de sa communauté ?
Le voilà tout de même qui parlait depuis un bon moment déjà avec un Pirate. Qu'il fut son meilleur ami ou non, dans l'état actuel des choses, il n'était rien de plus qu'un ennemi.

- Si l'idiot que je suis t'avait simplement écouté, à ce moment-là, nous n'en serions sûrement pas là aujourd'hui…

Souffla le noir corbeau, fixant le ciel. Cela ne lui ressemblait pas de se lamenter autant. Au contraire, lorsqu'un mort était à déplorer, c'était souvent lui qui rassurait les autres afin qu'ils passent, le plus vite et efficacement possible, à autre chose.
Ses cheveux de jais et sa cape, tout aussi noire, volaient dans la direction que le vent glacé leur imposait. Était-ce l'humeur actuelle de leur bon Roi qui le rendait si faible, ou était-ce simplement l'œuvre de son côté tendre d'enfant ?

Impossible de remettre les images sur ce moment passé, impossible de dessiner ce qui était passé jadis par sa tête. Il avait commencé, il lui semblait, à haïr les autres. À détester le bruit constant des enfants qui s'amusaient. Il n'avait plus envie de les défendre ou de les suivre. Même si sans doute, il ne lui était pas arrivé souvent de devoir défendre un banni. Sûrement jamais. Il n'aurait jamais eu envie de défendre, en fait.

Et à ce moment, en voyant son ancien ami aussi tourmenté, alors que jamais rien ne semblait pouvoir l'atteindre... Azel se demandait s'il n'aurait pas dû parler. Aurait-il dû poser des mots au moment opportun ? Aurait-il dû expliquer, tracer ses desseins ? Non, c'était à cette époque qu'il se disait qu'en étant juste une tête, les autres seraient plus appréciables. Et ne jugeraient pas. Le Chapelier, bien qu'adulte, avait le sentiment de se trouver à nouveau gamin à se soucier de son aîné qui l'avait aidé
à apprendre la langue. Bien qu'au début, il ne voulait parler que son allemand dialectique. Ou un peu de français. Bien qu'à ce jour, il ne restait plus rien de cette autre langage. Déjà trop lointain et absolument jamais pratiqué.

- Tu n'aurais rien pu faire... j'aurais probablement fini par grandir. Je n'avais plus aucune sympathie pour nos pairs de l'époque.

C'était bien malheureux de voir Raven dans cette état. C'était étrange de se souvenir que le Diplomate était encore un enfant, et qu'en ces simples termes cela signifiait peut-être qu'il manquait encore quelques éléments pour le recul.

Azel frappa doucement sept fois l'index sur sa canne.

- Je t'avoue que je me suis toujours dit que tu pourrais peut-être venir à ton tour au port. J'imaginais que les autres ne te comprendraient pas, ou que tu serais banni pour avoir simplement suivi tes principes.

Parce que la loi des Garçons Perdus n'avaient rien à voir avec la logique, avec la droiture, ou n'importe quoi d'autres. Azel les trouvait bien trop incohérents, très peu sécurisants. Les enfants étaient cruels, particulièrement entre eux.

La réponse que lui offre l'ex-Diplomate ne l'enchante guère, mais il doit s'y faire : Seven n'a jamais formé de liens réels avec d'autres enfants, si ce n'était lui. Un privilège, peut-être ?
Il y en aurait eu pourtant d'autres. Dans une communauté telle que la leur, l'on pouvait trouver des princes comme des chevaliers, des princesses, des bouffons, ou même des animaux.
Alors, pourquoi n'y aurait-il pas pu y avoir un deuxième Corbeau pour tenir compagnie au Chapelier, veiller sur lui et l'accepter tel qu'il était ?

Ou même; pourquoi pas un Lièvre ? Après tout, ceux-là sont de véritables compères, dans le roman.
Ils auraient même pu rajouter un Loir, pour compléter le trio.

- Je t'avoue que je me suis toujours dit que tu pourrais peut-être venir à ton tour au port. J'imaginais que les autres ne te comprendraient pas, ou que tu serais banni pour avoir simplement suivi tes principes.

La révélation oblige le noir Corbeau à se pincer les lèvres. C'est instinctif. Seven a encore de l'espoir, au plus profond de lui... que se passerait-il s'il les réduisait en poussière ?
Il ne pouvait pourtant pas sacrifier une communauté entière pour rester auprès de son meilleur ami...

... et surtout, il avait si peur d'atteindre l'âge adulte.

N'était-ce pas pour cela qu'il avait imploré Peter de l'emmener ? Pour mettre fin à cette pression constante qu'un père pouvait infliger à son fils.
Un père qui voulait absolument que ce dernier ne fasse exception à la règle et devienne Avocat, comme tous les hommes de la famille avant lui.
Oui, Raffael fut un très bon élèves. Mais Raffael ne le vivait pas bien, car il devait toujours faire mieux, et cela le détruisait.
Mais, ce n'était jamais assez.

- Hm. Mes principes ?

Un petit sourire triste se peint sur les lèvres de l'Inflexible, qui fixe le ciel avant de lentement fermer les yeux, le vent faisant flotter sa cape sombre derrière lui.
Il pouvait allier les deux; rester du côté des Garçons Perdus tout en gardant un oeil sur celui qui fut son meilleur ami. N'est-ce pas ?

- Ils sont uniquement en faveur des nôt- des miens.

Sa décision est prise, son ton assuré. Et il regarde le Chapelier d'un air calme, sans se dévêtir de son sourire un peu mélancolique.
Pourtant, Raven ne put s'empêcher de se tromper, lorsqu'il parla. Un peu comme si Seven avait toujours sa place à ses côtés au Grand Arbre.

Un ange passa.

- Tu sais, je pense... que je commence à comprendre ta... décision. Bien que j'ai encore du mal... à l'accepter.

S'étrangla presque Raven, baissant les yeux, en proie à la gêne. Ce fut soudain, mais peut-être fallait-il mettre les choses au clair, à présent.
Il était lancé.

- Je suis navré... à défaut de pouvoir te rejoindre, je ne puis que faire de mon mieux afin d'accepter ton choix. Je n'aurai pas dû réagir aussi brutalement lorsque tu as tenté de t'expliquer...

Il ne s'était résolu à l'avouer que maintenant.
Mieux vaut tard que jamais, c'est ce que disait le dicton.

Aucun doute n'était possible après tout, Raven demeurerait Raven. Et cela se dessinait dans un nouveau souvenir, changeant le mauvais en bon. Oubliant peut-être que le Chapelier avait développé un passe-temps quelque peu discutable.

Azel compta jusqu'à sept dans sa tête, un peu content de voir le sourire nostalgique sur les traits de son ami. Bien que celui-ci ne soit pas disposé à rejoindre le Port, soit. Le commerçant ne se voyait pas forcer la main, trainer de force encore moins. Les sortes d'excuses présentées avaient aussi tout d'une étrangeté. L'Inflexible pourtant, portait si bien son surnom. Les principes en faveurs des siens, de ceux qui furent aussi un jour le clan du pirate.

L'égoisme étaient une denrée rare dans les paroles et les actes du diplomate. Du moins, c'était un peu ce qu'Azel avait toujours imaginé. Lui, il avait toujours été éloigné de la philanthropie. On ne lui avait toujours présenté les autres que comme des êtres mauvais qui ne lui voudraient que du mal. Que de moqueries et autres farces en offrande.

Azel afficha un sourire en réponse.

- La bonté ne te quittera donc jamais. Alors que tu es entouré d'enfants innocents, mais par cela, ils sont encore plus cruels.

Sept tapotement de doigts sur la canne.

- Es ist gut. Ce serait mal te connaître que d'imaginer une autre réaction que la première sur ce sujet, les pirates sont toujours les ennemis. Cela vaut pour les deux sens.

Quelques pas, sept, le Chapelier s'approcha de Raven. Distance de discussion. Deux ombres inversées.

- Il est juste de protéger les tiens des pirates. Mais en plus, probablement faut-il encore protéger les tiens d'eux-mêmes.

Après tout, ils étaient des enfants. Les habitants du Grand Arbres. Malgré les règles, ils adoraient probablement jouer avec.

- Tant que tu demeures fidèle à toi-même.

Haussement d'épaules, le Chapelier était résigné de sa situation. Il prenait comme elle venait, il vivait simplement. En cohabitation avec une part un peu brisée. Quelque chose voulait découper la tête de Raven pour sceller le bon souvenir retrouvé.

- Nous ne devrions point rester en bon termes... Tu dois garder ta droiture.

Demi-tour, pour reculer de sept pas. Azel ne comprenait toujours pas bien sa partie étrange en lui qui aimait tant les têtes.

Le froid, de plus en plus mordant, semblait inciter les deux anciens compères à se réfugier dans un lieu plus chaud.

- La bonté ne te quittera donc jamais. Alors que tu es entouré d'enfants innocents, mais par cela, ils sont encore plus cruels.

Comme il le savait... en un siècle, et plus, de vie au sein du Grand Arbre, Raven avait pratiquement tout vu passer.
Les enfants brisés par leurs parents, abandonnés, ceux témoins de meurtres, acteurs de meurtres, les traumatisés de la guerre, les endoctrinés, les hippies, les drogués, les anarchistes, ceux qui maîtrisent l'art de feinter afin d'être appréciés; leurs véritables buts étant dissimulés, et plus encore...

- Il est juste de protéger les tiens des pirates. Mais en plus, probablement faut-il encore protéger les tiens d'eux-mêmes.

- J'y veille...

Souffla l'Inflexible. Cela sonnait comme une évidence, pour lui. Certains des siens avaient beau remettre en question l'utilité des Diplomates, cela n'empêchait en rien le fait qu'ils pouvaient garder un oeil sur toute leur petite communauté.
En ce qui concernait le noir Corbeau, c'était dans sa nature. Il s'était petit à petit imposé ce devoir, se voyant comme l'un des "doyens" des Garçons Perdus.
Après tout, n'ont-ils pas commencé à peupler l'Île début 1900 ?

- Nous ne devrions point rester en bon termes... Tu dois garder ta droiture.

- Certes, j'en conviens... mais il y a certaines règles que je ne puis respecter. Après tout, si je n'avais jamais franchi les limites que l'on m'imposait, nous ne nous serions jamais rencontrés.

Oui, s'il avait toujours sagement fait ce que l'on lui demandait, qu'il avait toujours obéi sans jamais tenter de se délivrer de cette sphère familiale stricte dans laquelle il fut jadis emprisonné, le Diplomate n'aurait sans doute jamais mis les pieds sur l'Île de Jamais.
À ses yeux, son amitié malgré tout entretenue n'a rien d'un problème. Si jamais Azel devait s'en prendre aux habitants du Grand Arbre pour une quelconque raison, là seulement, leur relation passerait après le reste.
Tout est une question de priorités.

- Ne repars donc pas les mains vides.

L'interpellation claque dans le silence, alors que Raven s'approche d'un pas décidé de l'ex-Diplomate, lui présentant le livre qu'il tenait fermement jusque maintenant et qu'il avait pour dessein de garder, à l'origine.

- Il sera sans doute plus en sécurité à tes côtés. Au moins, il ne risque pas de tomber dans les mains de jeunes enfants qui pourraient le maltraiter. Et puis... les mentions du Corbeau suffiront à te faire songer au passé.

Un sourire, fin, sincère, peut-être un brin nostalgique.
Ses sens lui criaient qu'il se trouvait beaucoup trop proche d'un ennemi... mais, s'il devait l'attaquer, il l'aurait sans doute déjà fait.

Alors que la distance se tressait aux rythmes des pas, le Chapelier cessa et se tourna en entendant son ami. Un air surpris dessinait sur le pâle faciès, les choix que l'on faisait pouvaient tant changer les événements à venir. Un sourire un peu désolé montrait le bout de son nez. Le passé, qu'en était-il ? Avant l'Île, il n'y avait plus rien. Selon Azel, du moins, les souvenirs avaient été dévorés et digérés par les mécanismes étranges de ce monde que Peter Pan leur a un jour montré.

L'interpellation empêcha le commerçant de repartir sur le comptage de ses pas et acheva de le faire se tourner totalement face à Raven. Celui-ci lui tendait un livre. Le fameux livre qui résidait jalousement dans les mains de l'enfant perdu.

Devant l'objet tendu, Azel hésita un instant avant de le recueillir avec toute les précautions qu'il avait toujours eu coutume de montrer aux possessions. Un lien se tissait-il à nouveau ? Le souvenir n'était-il pas encore terminé ? Le Chapelier laissa entendre un léger rire à la remarque qui était particulièrement vraie. La canne plantée dans le sable, l'index tapota à sept reprises la couverture de l'ouvrage du pays des merveilles.

Le Chapelier fit défiler quelques pages, découvrant à nouveau les gravures et les mots de cet univers qui les avaient liés.

Les mains blanches refermèrent le livre avec soin, avant de se partager lecture dans l'une et canne dans l'autre.

- Il sera en sécurité chez moi, il est vrai. Je veillerai à ne pas oublier ce bon vieux corbeau non plus.

De la nostalgie se mélangeait dans le coeur, avec un peu de peine de savoir que son ami ne comprendrait sûrement jamais pourquoi collectionner des têtes. De tout détruire et de recommencer. Azel lui-même ne le pouvait pas réellement.

- Ma porte te sera toujours ouverte, mein Freund. Fais attention à toi, beaucoup de pirates ne sont que des écervelés imbibés de rhum.

Après une telle conversation, n'importe quelle personne sensée aurait probablement pensé qu'il n'y avait plus rien à dire, plus rien à faire pour réparer ce qui était brisé.
Mais peut-on vraiment mettre aussi facilement fin à une amitié centenaire qui ne devrait, selon les "lois", pas perdurer simplement par souci de camps différents ?

Ni l'un ni l'autre ne font quoi que ce soit de mal.
Ils n'ont rien à se reprocher, n'est-ce pas ?
Alors, il n'y a aucune raison pour qu'une telle histoire prenne fin.

- Il sera en sécurité chez moi, il est vrai. Je veillerai à ne pas oublier ce bon vieux corbeau non plus.

Un fin sourire étire les lèvres de l'intéressé. Ni l'un ni l'autre n'avait oublié tout ce qu'ils avaient pu vivre ensemble, par le passé.
Ce n'était donc pas du jour au lendemain que cela allait être le cas !

- Ma porte te sera toujours ouverte, mein Freund. Fais attention à toi, beaucoup de pirates ne sont que des écervelés imbibés de rhum.

Les recommandations de son ami font doucement rire Raven. Ce n'était pas à un habitué de l'Île que l'on devait apprendre où il était imprudent de mettre les pieds.
Le Port, en l'occurence, est bien l'exemple du parfait nid à malfrats. Mieux valait donc ne pas s'y aventurer sans une bonne raison, ce qui est plutôt compliqué en ce moment.
Les affaires vont au ralenti, ces temps-ci. À part, donc, si ce n'est pour chercher les ennuis, aucun Perdu n'est censé se risquer en ces lieux.

- N'aie crainte, je ne projetais de rester plus longtemps. Je suis... satisfait. Je n'ai donc plus rien à faire ici.

Déclare le noir Corbeau, qui tourne les talons et s'éloigne de quelques pas. Toutes les bonnes choses ont une fin...
C'est qu'il en avait même oublié la raison principale de sa venue sur la Plage. La mélancolie, sans doute...

- Bis bald, Sieben.

Glisse-t-il au Pirate, par-dessus son épaule. Son sourire ne l'a toujours pas quitté, alors qu'il se retourne pour la dernière fois, reprenant sa marche en direction du Grand Arbre.
Alors que le noir Corbeau réfléchit déjà à une excuse pour son absence matinale, sa silhouette sombre disparait derrière les arbres, sa cape sombre flottant au vent.

L'adolescent, arrivé morose en ces lieux, repartira finalement serein.