Les jours changent souvent, n'ont pas de métrique, rien de prévisible à quoi se raccrocher. C'est pourquoi Abeille passe toujours sans prévenir. Elle essaie toujours d'être la plus régulière possible, cependant. Pour pas que Nyctère s'inquiète, ou ne pas lui tomber dessus trop à l'improviste. En tout cas, elle s'arrange pour toujours arriver à la tombée de la nuit.
C'est la nuit, que la Piccaninny commence ses broderies.

Cette fois c'est Elan Sensible qui l'a accompagnée, sans doute inquiet qu'elle se perde, et elle a accepté avec plaisir. Le chemin jusqu'à l'autre camp est long, et moins plaisant quand il fait froid. Même chez les Hurons, on a commencé à se couvrir, de plus de couches de tissu, enviant parfois la chaleur des peaux des autres clans.
Sur le chemin, ils discutent de tout et de rien.
Et elle le remercie, une fois arrivée devant les premiers tipis.
Non je t'assure, je pourrais rentrer seule.
Ne t'inquiète pas.

« Nyctère ? Je suis là. »

Elle entre dans la tente où elle retrouve celle qu'elle hésite à appeler son amie, peut-être à cause de leur différence d'âge. A force, elle connaît par cœur la localisation de chaque meuble, mais se déplace toujours à petits pas prudents.
C'est devenu une habitude, ces leçons de broderie qu'elle prend avec Nyctère ; elle ne veut pas la rompre même si l'autre y tient sans doute plus qu'elle. Ça prend tout l'air d'une thérapie. Docilement, Abeille retrouve le coin où elles se placent toujours, et l'ouvrage qu'elle a laissé inachevé la dernière fois. Elle passe ses doigts sur les bosses soyeuses que font les fils passés dans le tissu. Elle a demandé à Nyctère de lui montrer comment broder un hérisson – bien sûr qu'elle a voulu faire un hérisson – mais pour l'instant, c'est assez laborieux. Ça ressemble à rien de connu, son truc.

« Je ne sais plus où j'en étais », fait-elle, d'un ton navré. « Je crois qu'il faudrait que tu m'aides. »

- Donne ?

Elle passe diligemment le morceau de tissu à Nyctère qui prend ensuite sa main dans la sienne, sa main rugueuse et abîmée de vieille femme.

- Regarde, ici. Tu avais commencé le corps, te souviens tu ? Et là, tu avais prévu pour la tête. Continue par ici, trace le contour des piquants, avec un fil plus fin. Ensuite, continue sur les pattes, puis place l’œil. Une fois que ton plan sera fini, cela te sera plus facile de te repérer.

Abeille frémit un sourire au mot regarde, un glissement de langage dont elle est habituée mais qui est plus ironique de la part de Nyctère. Elle suit sagement des doigts le contour des fils qui dessinent la silhouette bancale de l'animal. Elle aurait sans doute pu trouver toute seule, mais ne regrette pas d'avoir demandé à son aînée, à la réflexion.
Nyctère aime être utile.

« Oh, tu as raison. Merci. »

Elle se saisit avec entrain d'une aiguille et d'un fil qu'elle espère être de la bonne couleur (sinon tant pis) et reprend son ouvrage, continuant docilement sur la tête de l'animal, rajoutant des petits oreilles triangulaires et enchaînant sur le museau. Si Hérisson Chanteur est fatigué de ses cadeaux moches, en tout cas, il n'en dit rien, et Abeille compte bien continuer à lui offrir jusqu'à être la meilleure brodeuse de la terre.

-Et donc, comment s'est passé ta journée ?
- A merveille.

La conversation leur est moins naturelle qu'un silence confortable, mais Abeille ne crache pas sur une occasion de discuter.

« Le froid endort les abelliqueuses. Ça rend le travail un peu plus facile, je dois dire, même si ça ne fait pas plaisir de les voir ainsi. » Sa bouche se tord en un sourire. « Ça n'endort pas les enfants par contre. »

Elle a une pensée pour Hérisson, et Salamandre, et encore Koala, qui bien que plus calme que les deux papooses, ne manque pas d'éveil.
Ça met un peu de chaleur dans le camp des hurons, très certainement.

« Et toi, comment te sens-tu ? » reprend-elle plus doucement.

Abeille est consciente des douleurs de la vieille femme.

Une boucle devant, une boucle derrière. Elle suit du doigt – engourdi par le froid – la longueur du fil pour être sûre de bien former le piquant du hérisson. A quoi ça lui sert ? A rien, à part à produire des tonnes de dessins moches qu'elle ne verra même pas. Mais l'activité est thérapeutique, calme et répétitive et exempte du bourdonnement de sa tâche principale.
Et ça c'est pas mal.

— Oh, comme d'habitude. J'ai mal.

Nyctère comme d'habitude, directe, rugueuse.

— Mais c'est supportable.

Abeille hoche doucement la tête, incertaine.
Supportable, supportable.
Qui peut seulement prendre la mesure de la douleur de Nyctère ? Pas elle.

— L'ennui, c'est surtout le froid. J'ai l'impression qu'il s'est infiltré dans mes sinus (enfin ce qu'il en reste) et c'est comme si ces parties étaient gelées en permanence. Et il engourdit plusieurs nerfs ce qui n'est guère agréable. Par exemple, j'ai une douleur qui part depuis la mâchoire et qui descend dans le cou jusqu'à l'épaule. Dès que je fais un mouvement, cela tire donc elle est quasi permanente. C'est assez désagréable.
- Ah, répond-elle tout doucement.
— Sinon, la vie continue. Les gens ont tendance à rester d'avantage chez eux à cause du froid, ca me chagrine un peu mais notre bon chaman a dit qu'il trouverait une solution.

Sur certains aspects Nyctère est comme toutes les personnes âgées ; elle se déplore sur le temps et sur la santé, et part sur des tangentes. Une partie d'Abeille, la même qui s'active lorsqu'elle entend son père se plaindre, veut se moquer tendrement. Mais c'est sans commune mesure, non. Il subit d'entendre Nyctère se déplacer, la façon dont elle souffle, et celle dont les enfants décrivent en chuchotant la peau tombée de son visage.
On ne peut pas en vouloir aux malades de souffrir.
Sans rien dire, Abeille retire sa main de son ouvrage pour venir la poser doucement sur celle de la vieille femme.

— Du coup, je suis contente que tu sois venue me voir ce soir. Cela réchauffe un peu mon âme.
- A moi aussi, Nyctère.

Elle lui sourit : ça ne se verra pas mais ça se sent.

« Tu sais que tu peux me demander ce que tu veux, n'est-ce-pas ? Tout ce que je peux faire, pour aider. Je peux ramener du miel de nouveau, je ne sais pas si ça sera d'une grande aide, mais ... »

En échange de sa main posée, délicate, sur celle à la peau parcheminée, son ainée vient placer l’autre sur sa joue dans un geste de tendresse. Puis après l’avoir remerciée – était-ce de l’émotion dans sa voix ? - elle sent les lèvres de la vieille femme se poser sur son front. Abeille met un point d’honneur à ne pas esquisser le moindre mouvement de recul ou surprise.

— Tes mots me touchent tellement. Mais, tu sais que j’aime beaucoup ton miel – c’est probablement le meilleure de toute l’île et je n’en refuserais jamais. Cependant, ta présence est un cadeau bien plus merveilleux à mes yeux. Tu as toujours été une si bonne amie pour moi, que pourrais-je te demander de plus que cela ? Le reste… est accessoire.

Abeille a un rire, peut-être presque gêné. Elle sent Nyctère se rasseoir à côté d’elle, sans doute pas moins embarrassée par sa tirade. La relation qu’Abeille a à Nyctère a toujours été un peu compliquée, pour cette première du moins ; l’affection que la vieille femme a pour elle l’embarrasse secrètement, elle ne sait quoi en faire. Mais en même temps, elle l’apprécie, sans aucun doute. Plus comme amie que comme une quelconque figure parentale (pourtant ce serait de son âge).
Alors ce baiser sur le front elle ne sait quoi en penser. Pas grand-chose, elle décide. Elle se contente de sourire pour un public invisible, et ses doigts se resserrent brièvement sur la main de Nyctère qu’elle tient toujours.
Si sa présence est un réconfort elle continuera à l’offrir.

— Et donc, cette broderie ?

Elle lâche finalement sa main pour reprendre son ouvrage, et avec un geste ouvertement dramatique :

« Ah, cette broderie », elle déclare, puis sur un ton de confidence : « Elle continue de m'échapper. »

Les fils qu’elle sent sous ses doigts tracent une forme bien piteuse, elle le sent. Les pics du hérisson partent dans tous les sens. La tête lui semble bien trop plate. Comme si elle se rappelait ce à quoi ressemble cet animal -elle devrait, vu toutes les figurines que Termite en a faites. Oh elle sait bien qu’elle n’est pas là pour faire du grand art de toutes façons, mais bon, c’est aussi une question d'honneur.

« Si j'offre ça à Hérisson … Il ne dira rien mais je sais qu’il jugera. »

C’est dit sur le ton de la blague, mais il y a un fond de vérité.

« Dans ces cas là je me demande toujours si ça vaut la peine que je sauve ce que j'ai déjà commencé. Ou s'il faudrait repartir de zéro... »