Le goût du sel.
Est partout sur sa langue, sur sa peau, tout le temps. Même longtemps après être revenue à l'abri de la pluie. Tout prend cette même saveur qu’on finit par ne plus distinguer. La nature se transforme, et meurt, pour laisser la place à des plantes nouvelles, qui se fondent dans ce décor de larmes.
Le miel est bleu.
Abeille ne le voit pas, bien sûr, mais on lui a dit. Abeille, ton miel est bleu. Elle a passé des jours, à essayer de trouver ce qui n'allait pas chez ses protégées, pour finalement conclure que ces nouvelles fleurs en étaient la cause.
Elle, ne sent aucune différence.
Sauf peut-être un arrière-goût de sel.

Elle est distraite de ses considérations par un bruit de pas. Elle les reconnaît, sourit. La Tenace est un rayon d'énergie, en toute circonstance. Une petite tempête.

« Aowh, Salamandre. »

Son ton est affectueux et déjà amusé. Elle se tourne vers la petite fille sans la voir, sourcil levé. Salamandre vient le plus souvent pour jouer avec Hérisson. Mais pour l’instant, il n’est pas là. C’est qu’elle a besoin de quelque chose.

- Ferme les yeux ! Une pause. S'il-te-plaît.

Ou qu’elle veut lui montrer quelque chose.

Evidemment, ça ne change pas grand chose qu’elle ferme les yeux. Abeille vit les paupières ouvertes par pure coquetterie. Et par malin plaisir, peut-être ; elle sait que ça perturbe les gens qui la rencontrent pour la première fois. Elle les ferme, tout de même. Son sourire est déjà plus large.

« C’est bon », annonce-t-elle, pleine d’entrain.

Elle sent presque l’impatience de Salamandre qui la contamine. Elle veut lui montrer quelque chose, oui. Mais il ne s’agirait pas non plus de deviner trop vite.

« Qu’est-ce que tu caches là ? »

Sssshhhhhhhhht !

Oh ! Ah bon !
Comme réduite au silence par l’autorité naturelle de Salamandre, Abeille fait mine de se coudre les lèvres. Assise en tailleurs, elle attend comme l’enfant sage qu’elle n’est pas.
Le dos droit et la tête haute : elle est très digne pour son couronnement.

Le cadeau tombe sur sa tête en douceur. Pouf. C’est doux comme du coton. Ca sent bon. Les mains de la papoose en ont pris l’odeur ; celle-ci se recule non sans faire claquer un baiser sur sa joue.
Le sourire d’Abeille suffirait à éclairer la pièce.

- C'est bon ! Tu peux ouvrir les yeux et voir avec tes mains si tu veux.

Elle ne se gêne pas, tiens.
Du bout des doigts, elle caresse les fleurs qui composent sa couronne.

« Mhh ... » fait-elle, l’air très critique. « Oui, des bleuets. Des pervenches, peut-être ? Et comment s’appelle-t-elle, cette fleur qui pousse près de la rivière ? Très bons choix, très bons choix. »

Elle prend un air expert : comme si elle pouvait distinguer ça du bout des doigts. Elle se hasarde en réalité, ne se base que sur la couleur qu’elle devine. Salamandre ne s’appelle pas Bleue pour rien. Et elle a un sens de l’esthétique qui ne peut que manquer à une aveugle.
Bleu sur miel, donc.
Miel bleu.

« Mes mains la trouvent parfaite », déclare-t-elle enfin.

Et tout le reste d’elle aussi. Elle se demande ce qui lui vaut soudain une si délicate attention. Elle ne pensait pas la fillette adepte de jeux de patience. Elle pouffe :

« Merci, Salamandre. Je suis enfin une vraie Reine. »

Elle est flattée, un peu ridiculement, que Salamandre lui offre ainsi sa couleur. Abeille, après tout, n'a pas besoin de couleurs. Cette attention, alors, lui semble si délicate. Elle ne peut pas s'empêcher de sentir la couronne de nouveau sous ses doigts, d'en caresser les pétales avec une fascination toute enfantine.
Son sourire pourtant se fane un peu, lorsque la petite fille soutient qu'elle est Reine, une vraie Reine, vraie de vraie !

« Oh, Salamandre ... »

Sans cesser de sourire elle prend un air ennuyé.

« Je n'ai jamais trop aimé ce surnom tu sais. Tu ne trouves pas qu'il est terriblement prétentieux ? »

Il existe une vraie reine, sur l’île. Celle des fées. Tout comme Peter est le roi des enfants perdus, que Loutre est leur princesse. Abeille trouve ce titre, chez elle, fort peu à propos. Elle n'est Reine que de sa ruche, après tout.
Mais elle ne peut pas en vouloir à Salamandre. Après tout, c'est elle qui a commencé à parler de ça, même si c'était pour rire.

« Mais c'est vraiment gentil, ce que tu dis. »

Elle tend une main pour caresser une mèche de cheveux de la papoose.
Et plus joyeusement, reprend :

« Et tu devrais savoir que tu ne m'embêtes jamais ! Je rangeais un peu.» Elle désigne la pièce simplement meublée mais remplie de pots de miel. « On ne sait plus où mettre les pieds. »

Abeille fait une moue embêtée. Ses abelliqueuses font bien moins de miel, ces temps-ci, et il a cet arrière-goût étrange, mais c'est toujours beaucoup trop, et faute de vraiment pouvoir sortir, elle ne fait que ça, ranger, ces temps-ci. Immanquablement, elle tente sa chance, pour tenter de refourguer sa marchandise :

« Tu vas bien en ramener un pot chez toi ? Ou même deux. Elan aime le miel, j'espère. »

Salamandre fronce les sourcils si fort que même Abeille arrive à le sentir.
Cette papoose là respire une autorité naturelle que beaucoup d'adultes peinent à atteindre.
(Elle-même par exemple).
Mais enfin. Abeille.
Fait-on plus adulte que ça, franchement ?

Et ce qu'elle dit a du sens, en plus ! Même si Abeille a déjà pensé à tout ça. Elle sait mieux que quiconque que son statut n'a rien d'un choix. Et que, oh, franchement, qui se soucie de ce que pensent les gens ? Ça ne l'empêche pas de regretter les autres surnoms qu'elle a pu avoir et dont elle se souvient à peine, des noms plus doux et plus terre à terre.
Pas de Majesté.

Les mots de Salamandre la réchauffent quand même bien malgré tout. Une Reine choisie, ça c'est joli.

« Reine de ton cœur ? Il n'y a rien de mieux. »

Elle pétille et pose sa main sur celle, plus petite, qui effleure sa poitrine.
Et puis on saute prestement d'un sujet à un autre.
La plainte traînante de Salamandre ne lui échappe pas.

« Il ne veut pas ? » elle s'étonne. « Désobéis alors. »

Après un silence elle pouffe comme si c'était très drôle. Même si ça venait à moitié du cœur. Petit retour de l'enfant pas sage qui désobéissait à son père pour traîner avec les Perdus, aveugle ou pas aveugle, qu'il vente ou qu'il neige.
C'est peut-être pour ça qu'elle ne se sent jamais le droit d'interdire à Hérisson de partir en cavale.
Tout seul, maintenant.
Tout seul ….

« Je plaisante. Ne lui dis pas que j'ai dit ça. »

Elle plisse son visage en un air mutin.

« Je ne veux pas t'imposer de ranger. Je connais de meilleurs jeux que ça. » Elle ajoute, indiquant : « Prends celui qui te plaît. Le plus joli. Tu peux même goûter pour te décider. »

Elle se creuse la tête pour trouver de quoi occuper la gamine. Mais non, rien de mieux que cette petite dégustation improvisée sous la hutte. Elle fait la moue. Quand même, ça l'embête Salamandre qui n'a rien de mieux à faire que de traîner avec une vieille comme elle. Enchaînée par la pluie. Oui, ça l'embête.

Abeille peut entendre la conscience de Salamandre, elle semble batailler ferme entre son besoin d'escapade, et la culpabilité à l'idée de faire mourir Elan d'inquiétude. Abeille retient un rire de tendresse : ces préoccupations ne sont pas de son âge. Elle ne peut s'empêcher de la comparer à Hérisson qui part à l'aventure sans se soucier de rien.
C'est peut-être elle qui a appris à ne plus montrer qu'elle s'inquiète.
Elle secoue la tête, l'air faussement songeuse.

« C'est le rôle des adultes de s'inquiéter et celui des enfants de n'en faire qu'à leur tête. »

Mais elle ne dit rien de plus. Elle ne va pas dissuader Salamandre d'être sage.
(Ce serait un comble quand même.)
Et la papoose s'illumine lorsqu'elle parle de ses histoires, qu'elle connaît par cœur mais peut écouter des milliers de fois sans se lasser -c'est là le talent d'un conteur. Et puis elle choisit finalement son pot de miel, déclare avec assurance qu'il sera bon. « Excellent choix ! » dit Abeille alors qu'évidemment elle n'a pas la moindre idée de quel pot elle a choisi.

Le ton change, et comme si le froid se faisait ressentir soudain, elle se sent frissonner sans raison lorsque la main de Salamandre effleure son bras. La question est posée avec beaucoup de gravité.
Pourquoi est-ce que les Hurons n'aiment pas la couleur?
Ça la surprend, un peu. Ah, bon ? Il n'aiment pas ?

« Moi tu sais, les couleurs ... », s'amuse-t-elle.

Elle reprend son sérieux pour réfléchir à la question. Le regard invisible porté plus loin que la petite fille, songeur.

« Mais si, Salamandre, bien sûr qu'on les aime. On les célèbre à notre manière, c'est tout. »

D'une main, elle caresse un pétale de sa couronne de fleurs (bleues), en remettant une mèche derrière son oreille.

« La nature ne manque pas de couleurs. Elles ne sont pas aussi vibrantes, peut-être, que celles que tu préfères. Mais tu sais, tu as le droit de te peindre comme tu veux. Ce n'est pas nous trahir. »

Est-ce que c'est vraiment de ça que Salamandre s'inquiète ?
Est-ce qu'elle a peur de devenir Piccaninny ou Delaware en se teintant de bleu ?
En se mettant la peau en fête.
Comme c'est joli comme expression.

Abeille sourit tout d'un coup prise d'une idée.

« Si tu veux tu peux même me peindre moi ! »

Salamandre a l'air de mal prendre la remarque d'Abeille qu'elle voulait innocente. Elle réplique, catégorique, avec cette flamme qui ne la quitte jamais, c'est impressionnant et attendrissant à la fois. Oh oui bien sûr, les enfants s'inquiètent, ça elle le sait, mais ils ne devraient pas, et Abeille s'en désole.
Elle ne voulait pas dire, non, que les enfants sont plus bêtes, ni sourds et aveugles.
(D'ailleurs aveugle, elle l'est plus qu'eux.)
(Et enfant, elle préférerait l'être encore.)

Elle ne répond pas, se contente de hocher la tête sagement. Salamandre est lancée. Elle parle de voir, et de regarder le ciel et les nuages, sûrement sans penser qu'elle, elle ne peut pas.
Peu importe.
La papoose se calme et lui caresse doucement le bras, ce qui la fait sourire.

« Il y a de ça, j'imagine. »

Elle ne s'est jamais trop demandée pourquoi. Ça fait partie des choses qu'on enseigne pourtant, le genre de principes que Termite lui aura répété consciencieusement, mais Abeille n'était pas une papoose très attentive. Elle préférait courir, nager, jouer avec les garçons perdus que d'écouter son vieux père lui parler de respect et de nature, et même maintenant elle n'est pas sûre de le regretter.

« Mais on cueille bien les fleurs, pourtant », fait-elle remarquer en désignant sa royale couronne.

Retour à la case départ.
Elle ne sait pas dire pourquoi son peuple ne se maquille pas, à part peut-être pour maintenir cette esthétique de simplicité.

A la remarque suivante elle éclate de rire, amusée et gênée à la fois.

« Je rayonne peut-être mais toi tu pétilles. »

Elle tente de cacher que ce genre de compliments la plongent toujours dans l'embarras. Qu'ils lui font chaud au cœur mais qu'elle ne sait jamais quoi répondre. Et elle sent le silence de Salamandre, elle ne sait pas ce qu'il signifie, jusqu'à ce qu'elle lui réponde humblement.

« On commence toujours par apprendre. Et pour apprendre, il faut s’entraîner ! Allez Salamandre ! Au travail ! »

Elle écarte les bras un peu dramatiquement.
Elle offre son visage en guise de toile vierge.

Salamandre n'est pas très loin de céder. Elle le sait, elle le sent, que malgré ses dernières réticences elle est à deux doigts de courir chercher ses pigments. Presque impassible, Abeille laisse seulement une ombre de sourire faire frémir ses lèvres. Quoiqu'il arrive, elle lui aura fait oublier son ennui, à la papoose.

Mais soudain elle sent quelque chose. Au sommet de son crâne comme si chacun de ses cheveux était un nerf à lui seul. Un frémissement, un chatouillis, délicat comme un souffle ou des pattes d'insecte.
Ne bouge pas, Abeille. On a une visiteuse, chuchote Salamandre soudain toute concentrée, sur cette nouvelle arrivante. « Je ne bouge pas », dit Abeille, sans bouger du coup.
C'est lourd là haut. Une fois descendue, la bête pèse son poids, mais elle reconnaît tout de même la fragilité de huit pattes sur ses cheveux ; Salamandre à haute voix confirme que c'est une araignée. Ça ne l'inquiète pas outre mesure, elle a l'habitude des insectes après tout. Elle se penche avec diligence pour que la papoose la récupère. C'est attendrissant, comme elle est concentrée et méticuleuse, comme elle s'adresse directement à l'animal comme au plus prestigieux des invités.

« Un bel habit ou une coiffe ? » Abeille répète à mi-voix. « Elle s'est faite belle pour nous voir ... »

C'est joli comme Salamandre essaie de lui décrire les couleurs avec des rires et de la chaleur.

« Tu l'as ? » demande-t-elle, alors qu'elle sent pertinemment que l'araignée a quitté sa tête. « Donne lui donc un peu de miel, si ça lui fait plaisir. »

Et tournant sa tête vers l'insecte qu'elle devine, elle imite Salamandre et s'adresse directement à elle du même ton qu'elle aurait avec n'importe quel invité.

« C'est très gentil d'être passée nous voir. Surtout par ce temps. »