Ça l'avait attrapé en plein vol. Comme un filet de pêche lancé dans les airs. Un désespoir râpeux, brûlant, suffocant, violent. Un désespoir vif et conscient, tel que son âme d'enfant, trop immature, n'aurait su éprouver.
Peter chancela, le souffle coupé, avant de rétablir son équilibre dans les cieux. A l'expression de son visage, on sentait qu'il avait eu un peu peur.

— Tu as senti ça, Tink ? ... Le vent a comme pris un coup.

Mais Tink n'avait pas l'air bouleversée, aussi Peter comprit que ce n'était pas le vent. C'était un appel.
Peter suivit l'appel, téléguidé, comme l'abeille trace le pollen.

A force, il savait les reconnaitre. Les derniers espoirs. Ceux qu'il entendait, qu'il emmenait de justesse. Leur âme était au bord du précipice. Il suffirait d'une minuscule pression et ils chuteraient. Alors leur enfance serait sacrifiée, abandonnée à tout jamais. Ils vivraient au fond d'un trou sans fin. Et ils s'en contenteraient.
La pire des choses.

Lorsque Peter, qui volait si vite que les grandes personnes étaient incapables de la voir, se posa derrière l'enfant de justesse qui avait crié dans le ciel, il sut sans même distinguer son visage qu'il était tout près du précipice. Il n'osa pas s'approcher trop près. Le précipice l'effrayait même lui, tant il était noir ce soir.

— Emma, c'est toi ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il y eut un petit silence secoué par le vent.

— Non, il n'y a que moi. Et Tink.

Et son ombre, sur le sol, qui semblait étrangement attirée par la silhouette assise sur bord. Sur le bord du précipice.

Peter Pan est surpris de n'avoir aucun effet. L'ébahissement est tel qu'il ne permet même pas la vexation. Son visage se tord dans une grimace d'embarras et son front se plisse sous la confusion.  
Qu'est-ce que tu veux ??

Le grand enfant lui tourne le dos. Sous la lumière du réverbère, ce dos a l'air très noir et très tassé, mais Peter voit bien que ce n'est pas le dos d'un grand. Le grand enfant, comme ça, noir et long, lui fait penser à Bow.
Mais il y a quelque chose dans lui, peut-être son odeur, que Bow n'a pas. Quelque chose de vivant, comme un coeur qui bat plus fort. Peter ne sait pas trop, il arrête d'y penser.

Son ombre continue de coller le grand enfant, elle se meuve lentement autour de lui, elle grandit son dos.

— Tu fais un bateau ?

L'Enfant Roi s'est rapproché, il est presque au bord lui aussi. L'eau murmure dans la nuit, on entend résonner ses clapotis.
Peter ne répond pas à la question, elle est trop perturbante. On ne lui a jamais demandé ce qu'il voulait. Il a toujours fait ce qu'il voulait sans qu'on lui demande. C'est une drôle de sensation. Qu'est-ce que tu veux.

Il observe les doigts du grand enfant. Sa bouche se plisse, on dirait presque des doigts de grand. L'appel est vraiment venu juste à temps.

— Ton bateau est mouillé, il risque de couler.

Le grand enfant renifle beaucoup. Il est triste et Peter le sent dans son coeur.
Il lui prend le bateau en papier et le rafistole. De toutes façons, le grand enfant tremblait trop des mains. Puis, Peter attrape Tink et la secoue légèrement au-dessus du bateau.

Le papier se tend, se gonfle, comme si la vie venait de pénétrer sa matière. Alors, Peter le lâche très doucement et le bateau lévite dans les airs. Sur les mots écrits par le grand enfant, ceux qui sont la charpente du bateau, il devait y avoir au moins une ou deux pensées heureuses.

— Dans mon pays, j'ai déjà fait voler un bateau. Quand on vole, on ne coule jamais.

Il observe sa petite oeuvre qui s'élève en diagonale, lentement. Ses yeux se dorent, réfléchissant la clarté de la poussière. Tink se met à tournoyer autour du bateau, on le croirait entraîné par un vent pailleté.

— Ta maman t'a abandonné, c'est ça ? Emma... Tu es tout seul ici maintenant.

Il est si triste pour le grand enfant.
Mais il faut le rendre encore plus triste, c'est nécessaire. Sinon il s'accrochera plus à son bateau qu'à son île. Or, son bateau est dans le monde.

Il faut lui faire quitter le monde.

Le grand enfant a un grand effet sur le petit Peter Pan. A chaque fois qu'il parle, ses mots embrouillent un peu plus son esprit, alors que son esprit ne s'est pas encore débarrassé de tous les résidus de nuage qui s'y engouffrent lorsqu'il vole.

Déjà, il y a ce "plus qu'une maman". Ce "plus qu'une maman" n'est pas très concevable dans l'imaginaire pourtant prolifique de Peter Pan. Qu'est-ce qui peut être plus qu'une maman ? Un chef ? Non, ils sont en-dessous, ils n'ont pas leur propre maisonnette, eux. Lui, alors ? Mais Emma ne peut être lui, puisqu'il n'y a que lui qui puisse être lui. Tout cela a l'air simple, dit comme ça, mais c'est le fruit d'une intense réflexion pour Peter Pan.
En plus d'une curiosité qui enfle, il y a maintenant une pointe de colère, une colère orgueilleuse, à l'égard de cette Emma. Elle lui fait affront ! Sait-elle au moins faire voler des bateaux, elle ? Il parie qu'elle ne peut même pas voler tout court.

— Est-ce que tu es réel ?

La phrase déboule dans la procession de ses pensées, dispersant tout le monde sans ménagement. Peter tourne la tête sans brusquerie – ils sont toujours face à la rivière, le bateau a continué de monter – vers le grand enfant. Il est bien plus haut que lui. Plus gris aussi.
Ses sourcils se froncent, Tink s'énerve vaguement sur son épaule, ses traits expriment une concentration perplexe. Après tout, il ne s'est jamais posé la question.

— Je ne sais pas. C'est important ?

Pas pour lui, pas vraiment.

— Et toi ?


Réel ou pas, je sais déjà que tu viendras avec moi.

Peter repousse faiblement Tink. Elle est bien excitée, ce soir. Peut-être qu'elle a peur de ce grand enfant, c'est vrai que de loin, on dirait presque un adulte. Mais après tout, Soul aussi. Il faudra juste faire attention, faire très attention.

— Je ne sais pas.

Le petit Roi a une expression légèrement satisfaite, ça le rassure un peu que le grand enfant n'ait pas non plus de réponse à cette question.

— Qui tu es, toi ? Pourquoi tu es venu me voir ?

Peter Pan bombe le torse, fait face au grand enfant qui se tourne aussi, par réflexe. Ses yeux brillent d'une malice tranquille, celles des enfants qui connaissent leur pouvoir.

— Je suis Peter Pan.

Il se plie en une humble révérence, tel que les fées lui ont enseigné. Quelques feuilles se détachent de son habit et se dispersent dans le vent. Le bateau est loin à présent, on peut suivre sa trajectoire grâce à la traînée lumineuse qu'il laisse derrière lui.
Peter se tient droit, les poings sur les hanches.

— Je suis le roi du Pays de Jamais, où les enfants ne grandissent pas et où chaque jour est rempli d'une nouvelle aventure.

Le meilleur pour la fin :

— Et puis surtout, on oublie tout. Toute la tristesse du monde ordinaire, on l'oublie.

Et le reste aussi.

Comme il fatigue d'être debout, Peter replie ses jambes sous lui et s'assoit sur l'air, en tailleur. Il pose son menton sur sa paume et fait de nouveau face à la rivière, mais son regard dérive souvent vers le grand enfant.

— Et je suis venu parce que tu m'as appelé ! ajoute-t-il du ton de l'évidence, un petit sourire étirant sa bouche. Tu as déjà oublié ?

Là, le grand enfant l'agace un petit peu. Les grands posent toujours plus de questions. Qui, comment, pourquoi. Pourquoi. Comme Peter déteste les pourquois ! Quand les fées l'ont embrassé alors qu'il pleurait, est-ce qu'il a demandé pourquoi ? Non, bien sûr que non, tout ce qui importait était de sécher ses larmes. Mais il n'était pas aussi grand, et les grands posent toujours plus de questions.
Sans changer de position, les feuilles de son costume légèrement agitées par le vent, Peter se gratte la tête et répond sans regarder le grand enfant.

— Je viens toujours quand on m'appelle... Ou juste comme ça, pour voir si des enfants ont besoin de moi. Il y en a toujours. Derrière les fenêtres.

Il lève la tête vers le ciel et lâche une sorte de soupir difficile à interpréter.

— Sans moi, les enfants sont condamnés. Ils ne savent pas comment s'arrêter de grandir. Il n'y a que moi qui sais. Quant à voler, ah ça, la plupart ont vraiment oublié !

Il déplie ses jambes et les jettes en arrière, s'allongeant sur le ventre contre le vent, le visage soutenu par ses paumes. On le croirait vraiment étendu sur un lit.

— Si tu ne viens pas, tu vas vieillir, ton coeur ne battra plus aussi vite et tu ne croiras plus en rien. Tu deviendras raisonnable et gris. Comme tous les adultes.

En revanche, Peter ne parle jamais de la mort, car il ne comprend pas qu'on peut vouloir éviter la mort. Éviter la vie lui parait tout de même plus avantageux.

— Je sais, tu te dis que ta maman va te regretter. Mais c'est faux. Les mères oublient leurs enfants, elles les remplacent. Peut-être que la tienne t'a déjà remplacé.

Sa voix s'est brusquement alourdie d'une amertume aussi féroce que la peine du grand enfant. Et puis maintenant, il est vraiment énervé, il est tout tendu.

— De toutes façons, pourquoi resterais-tu dans un monde qui te fait pleurer ?

C'est typiquement un truc de grande personne ça, et Peter réalise que le grand enfant était vraiment tout au bord du précipice.

A cet instant, le réverbère derrière eux grésille un peu, et on pourrait croire que ce n'est pas par hasard. Lorsque le grand enfant prononce sa dernière phrase, un sourire bizarre, enveloppé d'ombre, déchire le petit visage de Peter Pan. La victoire est toujours aussi jouissive, même après tout ce temps, même après tant d'enfants.

Il quitte son perchoir invisible, la lumière est revenue. Il se pose juste à côté du grand enfant et son odeur s'infiltre puissamment dans ses narines. Quelle odeur est-ce donc... Il la connait. Il est sûr qu'il la connait.

— Il y a de la place pour tous les enfants. Tous les enfants qui en ont marre de ce monde.

Il sait appuyer là où ça fait du bien.

— Il y a juste des règles. La première, c'est qu'il est interdit de grandir. Si tu grandis, tu seras tué ou banni. Le grandissement est un très grand danger. Mais tu n'as pas vraiment envie, n'est-ce pas ?

Son ton est si convaincu qu'il en est convaincant.

— Tu seras dans un groupe. Tu pourras être...

Le roi des enfants se tourne vers le grand enfant. Il lui prend doucement la main, d'un geste simple sans précaution ni violence, comme on observerait un objet intéressant. Il la retourne, la serre, la palpe. Il capte l'énergie qui s'en dégage. Lui, il ne sait pas ce qu'il fait, mais son instinct le guide. Sa magie.

Il n'y sent aucune force, aucun vigueur guerrière. Il n'y sent pas beaucoup de joi, d'entrain, d'esprit de communauté. Quelque chose est cassé, dans un coin sombre. Il y sent quelque chose d'autre aussi, de bien trop fort et encombrant. Quelque chose qui le gêne beaucoup.
Peter Pan lâche la main, brusquement.

— Peut-être que tu ferais un bon Soigneur. lance-t-il d'une voix trop précipitée.

L'Amour lui a brûlé les doigts, il les essuie inutilement sur son habit.
L'atmosphère a changé, Peter devient fébrile, hâtif. Il ne faut pas trop tarder. La chose guette et peut bondir, arracher sa proie à lui.

— Alors, que décides-tu ? Tu veux rester dans ce monde ? Ou partir. Pour toujours.

Ou plutôt, à jamais.

— Si tu veux, on peut aller à ta maison une dernière fois. Mais tu dois promettre une chose.

C'est moi-même qui poserai les barreaux.

Peter pose sur le grand enfant un regard grave, dont l'intensité ne peut être témoin que d'une chose : cet enfant là est certes jeune, mais depuis si longtemps.

— Tu dois promettre que lorsque tu verras ta mère dans son lit, les bras ouverts prêts à t'accueillir, et ta vie ainsi étalée partout derrière ta fenêtre, tu ne changeras pas d'avis.

Il s'avance alors, à moins que ce ne soit que du regard.

— Promets. Ensuite, je te ferai voler.

Et tu ne te poseras vraiment que lorsque nous serons sur mon sol.
Le sol de Jamais.