- Tu m'as baptisé. Nadie, Siempre.

Le verbe est un sortilège bien mystérieux. Je suis frappée par son pouvoir. Le monde autour de moi est un tourbillon. Je n'entends plus rien à ce corps qui m'a été échu. Il vibre, se tend, s'essouffle, se pétrie et coule. Mon âme est de la terre meuble entre tes doigts, Siempre. J'ai le coeur chamboulé.
J'ai peur.
Je suis heureuse.
Je suis triste.
Je suis exaltée
Je suis angoissée.
J'ai envie de chanter, sangloter, sourire...
Tout n'est qu'une immense et tendre confusion dont la seule certitude est là, enchevêtrée à moi. La panthère s’est abandonnée dans les anneaux solides du boa. Vais-je pour autant en périr ?

Mon rire retentit dans l’atmosphère.

Je ne me souviens pas de son éclat. Il sonne si pure, si doux, si gorgé de vie. Mon visage se teinte de surprise. Je perçois l'humidité salée qui fait briller mes yeux. Je pleure ? Je ris ? Quelle est cette délectable cacophonie ? J'ai l'âme à fleur de pelage.

- Je...

Je le regarde. Il y a un mot pour ce que j'éprouve. Il est encore trop imposant, trop inquiétant pour être prononcé. Les mots ont un pouvoir.

- Je ne pourrais jamais plus contempler le monde comme avant.

J'accepte ce front, ce nez, ce visage plus du tout étranger. Je ferme les yeux comme pour m'immerger complétement en cet être que j'ai volontairement fait entrer sur mon territoire.

- Plus depuis que je me découvre capable de vouloir quelque chose au point d'avoir peur de le perdre à chaque souffle d'air.

Ska est comme une vague. Sa présence flue et reflue comme l'océan qui s'infiltre à l'intérieur des terres. Un jour la marée ne m'atteindra plus, c'est un certitude tacite entre nous. Nous sommes ensembles dans notre solitude.
Siempre ne pourra pas obéir aux mêmes termes. Je ne pourrais y survivre.

A cet instant, je ne m'imagine pas y survivre.

Je me moque tout doucement de ma stupidité. Mon rire meurt au coin de tes lèvres, Siempre. Quelle expression suis-je en train de t'offrir ? Je l'ignore pleinement. L'émotion est trop forte, trop brouillée pour que sa récital me parvienne distinctement. Ma raison s’est faite sourdine.

Je veux te peindre.

L'âme est comme un tapis de feuilles mortes qui cachent l'humus d'un terreau humide, malléable et fragile. Parfois, un enfant se rue sur ce terrain de jeu, et sa course effrénée fait s'envoler toutes vos belles certitudes. Votre friche confortable est soudain battue par de petits pieds rieurs. La vie s’épanche en voue. Elle sème.
C’est une première fois.
Il y en aura de nombreuse autres.

Je n'ai jamais embrassé personne.
Personne n'a jamais voulu boire à ma bouche.
Tu es le premier à fouler cette terre, Siempre. Mon colon, mon pionnier. Te semble-t-elle fertile, cette argile cachée au regard, sous un tapis de feuilles millénaires ? Te semble-t-elle viable ?
Mon coeur a raté un battement. Mes yeux se sont écarquillés. Mes sens, déjà à vif, explosent. J'ai simplement cessé de penser.
Siempre tu as gout de cannelle, et de pomme et de safran. Il y'a du citron sur tes papilles et de la douceur sur ton palais. Et moi ? Me manges-tu ? Est-ce cela ? Tes lèvres sont un peu rugueuses, arides car assoiffées. Cependant, cette pulpe d'écorce ne fait qu'ajouter à mon impression d'être à l'abri des racines profondes d'un arbre inébranlable.
Il y a du sel dans les crevasses de ta bouche.
Il y a du sucre au creux de ton souffle.
Je perds le mien.
Je vais mourir.
Dévorée, dévorée...
Mes poumons se contractent, avides d'air.
Non, avide de ce vent qui gonfle leur voile. De ce vent qui est tien.
Je vais mourir.
Dévorée, dévorée...
Mon palpitant bat si fort qu'il va crever sa cage et s'envoler comme une nuée de mésanges.
Je vais mourir, Siempre !
Je me perds en toi, ô...

...Amour.

Je m'écarte brutalement de lui dans un feulement. Je gronde, la tête rentrée dans mes épaules, le dos rond. Ma respiration haletante n'enraye pas le mouvement mécanique de mes lèvres qui se retroussent, par degrés, sur mes babines. Je suis déboussolée. La panthère, l'humaine, mon tout. La jungle est aussi dense que mon cœur est sans dessus dessous. Mes pupilles dilatées expriment quelque chose d'inédit. Ne t'y trompe pas Siempre, ce n’est ni de a défiance, ni de la colère. C’est infiniment plus effrayant.

L'âme est comme un tapis de feuilles mortes qui cachent l'humus d'un terreau humide, malléable et fragile. Parfois, un homme foule ce terrain de jeu, et son pas caressant fait bruisser votre carapace végétale. Votre friche confortable est soudain pétrie par les mains puissantes d'un mâle. La vie s’épanche en voue. Elle sème.
C’est une première fois.

Et je n'en désire pas d'autres.

Je suis contraire.
Chaque fibre de mon être, chaque morceau de souffle m’apparaît comme un paradoxe.
Mon corps a agi d'instinct. Viscéralement. Tapis dans mon âme, la panthère craint que le serpent n'enroule ses anneaux autour de sa gorge. Tapis dans mon cœur, la femme se coupe et se blesse sur ton expression de surprise. Je décèle au tressaillement de ta mâchoire que j’ai esquinté quelque chose en dedans, quelque chose d’important. Ô Siempre, tes écailles se teintent de froidure, s’acclimatant à la température de tes élans bafoués.

Pardonne-moi.
Pardonne-moi.
Pardonne-moi.

Ne pars pas.

Frissons glacés.

Tu te réappropries ton souffle, tu l'expurges de ma présence. Tu redeviens ton propre maître et me laisse inerte, à moitié. Je me sens diminuée. Tu reprends cette attitude qui t'es chère : cette assise professorale, cette constance sans accroc. Tu te refermes.
Ai-je perdu la clé ?

Alors, humble, j'approche à mon tour, je marche vers toi. Je pourfends cette crainte animale, ancrée dans mes chairs. Je peux être comme Peter Pan, Enfant sacré, seul sur son trône, malheureux et disloqué sous le masque d'un sourire perpétuel, indépendant pivot d'un mécanisme exigeant. Je le peux, mais je ne le souhaite pas. Je veux coudre, entrelacer mes fils, croiser mes aiguilles. Et à nos encres mêlées, rendre hommage. Je veux marquer tes écailles en y laissant mes traces de doigts.

Je veux qu'on se souvienne de moi.

Je veux que tu te souviennes de moi.

Je foule ton espace, piétine l'herbe rase sur laquel tu tiens conseil, et c'est moi qui me love tout autour de ton buste, qui caresse ta peau de mon pelage. Tu es beau, Siempre. Dans la sagesse du coin de tes yeux, à l'angle de ta bouche, dans ta colère rentrée en dedans, dans ta frustration toute mâle qui sculpte les saillis de tes mandibules.
N'ai pas peur, Nadie.
N'ai pas peur.
L'acte de tatouer passe aussi par la douleur. C'est un fait élémentaire que Carne t'a rappelé maintes fois. Planter la première aiguille est toujours le plus difficile. J'en tremble. Ma queue fustige l'air, le découpe, nerveusement. Je suis une panthère. Je suis une femme. Je suis celle dont tu as dessiné les contours, une paume plantée au creux de la poitrine.

Je suis Nadie.

Lentement je redresse ce menton fier et bois à cette source, à même ta bouche, maladroitement mais volontairement. Je ne me déroberais plus, Siempre. Plus jamais.
Ouvre les yeux.
Ouvre ton âme.

Je veux peindre avec toi des murs d'éternité.

Siempre.
Je laisse tes annaux rouler autours de mon âme, prendre possession de moi. Est-ce ton venin qui m'alanguit de la sorte ? Une torpeur sucrée m'engourdit à mesure que le suc de tes lèvres épanouit nos bouches. Le va et vient de nos rivières me berce. De ma vie je ne me suis jamais enivrée. C'est peut-être là l'acte qui s'en approche le plus.
Je suis la panthère, craintive mais pugnace, qui persévère face à sa peur. Je suis chaude et bouillonnante d'un sang que tu as toujours eu froid. Si la bête que je suis renâcle, trépigne tout en me clouant à ton calme, je n'ignore pas que tes écailles muent.

Je sens tes craintes, Siempre.
Je perçois tes hésitations.
Ton sol vibre sous mes doigts.

Alors, avec une témérité puisé dans la cendre, j'ancre tes attaches à mon corps duale. Mes mains se posent sur les tiennes, pressent, communient cette énergie si précieusement gardée sous un couvercle de cire. Tu as brisé son verrou et tu t'interroges encore sur ton rôle ?

Ayons peur, ensemble.
Aimons-nous, de concert.
Ne me laisse jamais seule.

J'embrasse ce grand front qui est tien, siège de cet esprit si brillant, si vaste, si dérouté. Tu es comme la Plaine où paissent les Bisons. L'alizé fait danser tes hautes herbes. Je suis ta glaise, Siempre, celle qui nourrit, celle qu'on pétrit : une terre meuble et grasse de vies multiples qu'il faut arroser à présent. Fleuris-moi, il y a tant de jardins qui manquent à nos décors.

- Je veux que tu peignes avec moi, Siempre.

Et j'ajoute avec un sourire tendre.

- ... pour toujours.

Rends-moi plus vulnérable.
Rends-moi plus forte.
Fais de moi ce baobab enraciné avec majesté dans les entrailles de la Grande Mère. Consolide la Veilleuse que je suis. L'Enfant-Premier,  comme tous ses frères, a besoin de ma mémoire

Et moi...

- J'ai besoin de toi.