Elle court, elle court, la petite Lune malade. A travers les Bois, aussi rapidement que ses jambes-épingles peuvent le lui permettre. Si sa maladie l’a tenue clouée au sol toute la journée, l’inaction, au crépuscule, lui a paru trop insoutenable pour qu’elle ne se lève pas. Elle a donc inventé un prétexte pour s’éloigner du Grand Arbre au moment où le Grand Repas s’est achevé. Parce qu’être sincère, alors, ne lui avait pas paru une option.

Elle avait éprouvé le besoin de respirer. De voir le ciel dans son entièreté, d’ouvrir sa cage thoracique pour l’absorber tout entier. Hélas, seule une infime partie de ce qu’elle veut faire pour apaiser sa soif céleste est possible en ce soir-là.

C’est déjà cela, on aurait tort de s’en plaindre.

Surgissant d’entre deux arbres, l’Armurière s’arrête brutalement, freinée par une quinte de toux un peu plus violente que les autres. L’air de la nuit, à peine moins chaud que celui du jour, n’y est pour rien ; la faute au mal qui la ronge depuis sa renaissance. Devant elle s’étend la Prairie Sauvage, territoire dans lequel elle hésite à s’avancer plus : les alentours sont encore tranquilles puisqu’elle est proche du Bois.

- Tu as raison, Orchidée. Je suis peut-être inconsciente, mais pas folle.

Un pas, deux. Puis la Revenante écarte les bras et se laisse à moitié tomber dans les fleurs, laissant la vue du ciel nocturne emplir ses prunelles écarlates. Sur cette toile amenée par l’Esprit Nuit scintillent mille étoiles et en plein milieu trône la Lune, astre dont elle s’est toujours sentie l’enfant.

- Bonsoir. Murmure-t-elle, la gorge nouée par le mal et l’émotion. Ainsi saisie, elle oublie ce qui l’entoure jusqu’à ce qu’un bruit dans les herbes, à quelques mètres d’elle, brise le charme.

Il y a quelque chose non loin d’elle.

Se redressant, la Revenante s’empare du poignard qu’elle a emporté avec elle, scrutant les alentours de ses yeux immenses.

- Qui est là ?

Le bruit retentit à nouveau, à proximité de l'endroit où elle se trouve. Attentive, Moon scrute les lieux pour finir par repérer un endroit où les herbes hautes semblent s'agiter quelque peu encore. Avec souplesse, elle se remet sur ses jambes, s'approche...

Et s'immobilise, avisant le responsable du dérangement.

C'est une petite créature aux allures d'animal et aux grands yeux, allongée sur le sol comme si elle venait de choir. Moon la fixe quelques instants puis prend la décision de ranger son arme, lentement ; à première vue, l'artifice ne semble pas dangereux (meme s'il l'était, cela changerait-il quelque chose ?) et puis... ce serait fâcheux qu'elle l'affole.

Une expression étrange, mélange de froideur et de curiosité, luit dans le regard de la Revenante. Cette dernière finit par s'accroupir auprès de la créature sans chercher à l'approcher plus. Puis, avec lenteur, elle tend la main vers l'artifice et l'arrête à mi-chemin, s'imaginant qu'à l'instar de certains mammifères, le petit être sera peut-être rasséréné de sentir son odeur.

- Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur. Dit-elle à voix basse, sans cesser de fixer la créature de son regard perçant mais dénué d'hostilité. Un petit sourire - qu'elle veut encourageant - finit même par étirer ses lèvres.

La créature semble particulièrement farouche mais Moon ne s’impatiente pas : au bout d’un temps d’hésitation, l’artifice finit par poser sa patte dans la sienne en un geste que la Revenante ne peut s’empêcher de trouver comique.

- Moi, Spirale.

Un petit rire s’échappe d’entre les lèvres de l’Armurière. Cette dernière hésite à serrer la patte de la créature puis se ravise : la Spirale ne semble pas être tout à fait à l’aise encore et Moon ne veut pas la brusquer, loin de là.

- Enchantée, Spirale. Je suis Moon.

Il y a un coup de vent chaud qui fait danser les hautes herbes autour d’eux. Ravie par ce mouvement qui changeait momentanément la Prairie en étendue mouvante, l’Armurière se met à sourire. Hélas, ce n’est pas le cas de la créature qui sursaute, se redresse dans la panique. Moon la fixe avec des yeux ronds, se remet à rire.

- Tu as peur, petite Spirale ?

La question est réthorique. La Revenante reprend :

- Ne t’inquiète pas, ce n’est que le vent.

Elle se veut rassurante, se rend compte que la petite créature l’intéresse trop pour qu’elle veuille la laisser partir tout de suite.

- Je connais cette partie de la Prairie, elle est sans danger.

Un instant d’hésitation, puis Moon désigne son arme :

- Et puis, je te protégerai s’il se passe quoique ce soit !

Bravade enfantine, futile : son corps proteste, la rappelant à sa condition de malade à travers une quinte de toux qui la saisit, fait frissonner son corps frêle. Lorsqu’elle peut enfin reprendre son souffle, la Garçonne Perdue se rattrape :

- Enfin... je ferai ce que je peux.

C’était déjà plus réaliste.

- Moi pas comprendre...

Une phrase sommaire, murmure d’une créature désorienté. Moon cesse brutalement de sourire, aussi perplexe que la Spirale. Que ne comprend-il pas ? Là, c’est elle qui ne saisit plus. Alors, à défaut de pouvoir répondre immédiatement, la Revenante pousse le questionnement plus loin :

- Je ne comprends pas... ce que tu ne comprends pas.

Très clair, Moon. Bravo. Ne peut-elle s’empêcher de penser en son fort intérieur. Elle reprend cependant :

- C’est quelque chose dans mon attitude ? Ou autour de nous ?

D’un coup, l’idée que la créature ait cherché à la prévenir d’un danger la frappe. Se redressant brutalement, elle se met à scruter la Prairie avec vivacité mais c’est peine perdue : les deux semblent être seuls. Se rappelant que la Spirale a l’air sacrément farouche, l’Armurière reprend pour ne pas l’affoler :

- Désolée pour le mouvement brusque. Je vérifie juste qu’il n’y ait pas d’ennemis aux alentours.

Après tout, son séjour dans la montagne - ainsi que son changement d’affectation au Grand Arbre - l’a dotée de nouveaux réflexes de survie.

À nouveau, les gestes de Moon poussent la créature à se tapir dans les hautes herbes. Un peu découragée par l'attitude de cette dernière - et parce que ses mots n'ont servi à rien - Moon soupire.

- Pourquoi des ennemis ? Toi poursuivie ?

- Non, non. Répond platement la Revenante en secouant la tête. C'est juste que j'ai cru que tu avais vu quelque chose de dangereux. Un monstre, un Pirate... je ne sais pas. Mais moi, je ne suis pas méchante. Alors t'as pas besoin de te cacher. Reprend-elle gentiment. Puis, songeuse, elle reste un instant silencieuse avant de poursuivre :

- Si tu as peur ici, je ferai mieux de te raccompagner en lieu sûr. Tu vis où ?

Elle s'est résignée, la Revenante, abandonnant l'idée de rassurer son étrange interlocuteur au profit d'un plan de secours. Car, cela lui paraît clair : la Spirale s'effraie trop facilement, autant la conduire dans un lieu où elle se sentira mieux - où elles pourront éventuellement avoir une conversation moins absurde, si l'envie s'en fait alors ressentir.

- Chez fées des Etoiles

- Les fées... des Etoiles ?

Moon a répété bêtement, un peu surprise par la réponse de la créature. C’est qu’elle n’a aucune idée d’où vivent ce genre de fées. Elle n’en a même jamais croisée. Songeuse, la Revenante garde le silence un moment, hésitant à demander des précisions. Puis un mouvement au-dessus d’eux attire son attention. Levant la tête, elle avise alors les créatures serpentines qui dansent dans le ciel, si colorées que même la lumière de la Lune Mère ne lave pas les reflets de leurs écailles. La vision est céleste, d’une beauté profonde. Si profonde que, touchée au coeur sans même s’en rendre compte, Moon sent une larme minuscule dévaler l’une de ses joues blanches.

Puis les créatures descendent à leur hauteur, les entourant avec une énergie étonnante. Si la vitesse des légendaires peut effrayer, l’Armurière ne ressent pourtant aucune peur. Au contraire, elle tend les mains et se hasarde à chercher le contact de l’une des bêtes qui vient caresser brièvement sa paume d’un mouvement de tête.

Sourire. Moon se tourne vers la Spirale, parle d’une voix douce bien qu’elle peine à cacher sa propre excitation :

- Tu penses qu’ils pourraient nous aider à retrouver le chemin de chez toi ?

Peut-être que la craintive créature connaîtra la réponse, qui sait.

- Toi croire que c'est une bonne idée ? Ils pourraient avoir..faim ?

La remarque de la Spirale est pertinente. Moon reste un instant silencieuse, observant tour à tour la créature rose puis l'un des grands "oiseaux" venu se poser non loin d'eux. Le faciès de la créature volante est animé mais semble inoffensif.

- Je pense que s'ils avaient vraiment faim, ils nous auraient chassé avant qu'on ne les repère. Finit-elle par lâcher d'un ton assuré. Puis, se dirigeant vers le Quetzalcoatl au sol, la Revenante se penche vers lui et lui demande d'une voix polie : Saurais-tu nous conduire jusqu'aux Fées des Etoiles ?

Le serpent-oiseau, sans vraiment lui donner l'envie de réfléchir, se met à hocher vigoureusement la tête. Ravie d'une telle réponse, Moon se tourne vers la Spirale et lui adresse un grand sourire.

- Tu vois ? On n'a rien à craindre !

Trop fascinée par les créatures volantes, l'Armurière en oublie la prudence. Caressant la tête du serpent volant, elle reprend :

- On a qu'à monter sur leurs dos et ils nous amèneront chez toi !

L'idée lui semble providentielle, excellente. Mais elle ne veut forcer la Spirale à rien, ainsi elle attend en trépignant, toute gravité disparue de son regard comme de ses manières. C'est que même elle, en bon spectre, a parfois envie de vivre intensément.
Bien sûr, elle ne se rend pas vraiment compte d'à quel point le vol à bord d'un Quetzalcoatl peut l'être.