C'est la nuit.

— ♪   la la la la la... ♪

Cancrelune joue et chante.
Il est accroupi sur le sol et cueille des fleurs pour sa maman.
Il porte un petit chemisier blanc, un petit gilet noir, une culotte grise et une petite pèlerine rouge. Son cou est orné d'un noeud soyeux. Ses souliers sont vernis et ses cheveux bien peignés. Posée près de lui, une poupée habillée en Arlequin.
Cancrelune a les yeux de l'améthyste. L'Appétit est endormi.
Cancrelune joue et chante.

Toi qui le regarde de loin, tu ne le vois que de dos, tu ne vois qu'une petite silhouette recroquevillé, qui joue et chante. Tu t'approches un peu, car son chant est attirant, même s'il est tout bas. Tu ne fais pas de bruit, mais Cancrelune t'a senti.
D'un seul coup, il redresse la tête, ses yeux luisent extraordinairement dans la nuit. Cela fait penser à ceux des chats. Il respire ton odeur. Il se relève et ramasse sa poupée. Il est tout fixe, tout droit.
Cancrelune n'aime pas beaucoup ton odeur.

Les petites flammes de ses yeux se posent sur toi.
Tu sais, il voit bien dans le noir. Mais tu es si sombre, il doit plisser les paupières.
Il continue de fredonner un peu, en serrant sa poupée.

— Es-tu un enfant ou une horreur ? Tu as les deux odeurs. dit-il de sa petite voix douce.

C'est la nuit.

Les petits sourcils de Cancrelune se froncent tout légèrement, plus légèrement qu'un froissement de tissu. Le petit loup ne le remarquera pas. Même les expressions de Cancrelune sont trop lisses.
Cancrelune n'aime pas le ton dur du petit loup. De toutes façons, Cancrelune n'aime pas beaucoup les loups. Bien que celui-ci soit plus intrigant.

— Toi tu empestes !

Et Cancrelune ne dit rien. Il darde sur le petit loup un regard intense, quasi fasciné. Il cherche peut-être quelque chose de beau en lui. Son zozotemet le fait sourire.

— Hi... Hi hi hi...

Rire tout doux, rire tout mou.

Il continue de serrer sa poupée.

D'un seul coup, il s'approche de toi, petit loup. C'est très rapide, plus rapide que tes yeux à toi. Tu ne vois qu'un trait grisâtre qui fend la nuit et Cancrelune est là, tout près de toi. Il te décortique du regard, tes oreilles, tes joues, ta truffe, tes poils. Il sourit vaguement.

— Tu ne sais pas bien parler, mignon petit loup ?

Il lui tire l'oreille, très fort.
C'est pour jouer.

Lorsque le museau du petit loup s'approche de son visage, Cancrelune peut sentir l'odeur de sa bouche, le souffle de sa bouche. Il fixe ses lèvres noires et ses crocs blancs. Il n'exprime pas de dégoût, de peur ou de choc, mais il ne sourit plus. Cancrelune n'aime pas quand c'est trop brusque.
En sentant le souffle et l'odeur, il comprend que la peau de son visage est nue. Il tâte ses joues, fébrilement. Et sans répondre au petit loup, il laisse tomber sa poupée sur la terre noire et fouille dans sa pèlerine rouge.

Tu le vois, toi petit loup, sortir un vieux masque chiffonné, pas beau du tout. Cancrelune pense qu'il est beau, lui, comme tout ce que Mama fait.
A présent que le masque a englouti sa tête, tu ne vois plus que ses yeux qui brillent comme des pierres précieuses.

— Tu ne peux pas voir mon visage...

Il a murmuré.
Il regarde longtemps le louveteau. On dirait qu'il ne sait pas quoi penser. Parfois, il oublie comment on fait.

D'un seul coup, Cancrelune se place derrière le louveteau, avec sa marche accélérée. Son regard scrutateur grignote chaque morceau de corps.

— C'est vrai, tu n'es pas une Horreur. Qui est le Grand Méchant Loup ? Est-ce qu'il préfère les petites filles ou les petits garçons ? Moi...

Il réfléchit, c'est difficile, il hésite, les souvenirs gustatifs s'entremêlent dans son esprit. Il sent sa langue frétiller. Ses yeux pâlissent, mais juste un peu encore.

Tandis que tu parles, petit loup, tandis que ta voix s'échauffe et que ton corps s'agite, Cancrelune se met à te caresser le bras. C'est soyeux, c'est doux tu sais, même si c'est un peu crasseux. Tu es presque comme une peluche. En fait, Cancrelune y pense, il n'a que des peluches humaines. Il n'a pas de poupée loup. Et à présent qu'il te voit, si mignon, si joli malgré tout, le désir d'en posséder une se fait plus grand, plus urgent. Il te voudrait bien rien qu'à lui, en plus petit, et tu dormirais dans son lit.

Quand tu remues la queue, il se penche un peu pour regarder. Il sourit, et tu vois ses petites canines briller.

— Hashberry. répond-il très distraitement en ramassant sa poupée, qu'il avait oublié, comme à chaque fois qu'il y a un nouveau jouet.

Il remet son masque en place, puisqu'il part un peu sur le côté.

— Non, Cancrelune. rectifie-t-il.

Parfois, il oublie.

Le Grand Méchant Loup le séduit beaucoup. Plus le petit loup en parle, plus le Feu Follet est intrigué, impressionné.

— Pourquoi ton papa mange les mamans ? C'est amusant puisque ma maman mange les papas. Hi hi... Hi hi HI HI HI !

Il rit si fort à présent, on dirait un tintement de clochettes très sonore, ça résonne dans le cimetière, ça rebondit sur le vent.

— Il ne mangera pas la mienne.

Dit-il soudain, et son rire s'éteint aussi subitement qu'il est apparu, et son air est grave alors, et le vent est froid.

Le silence.
Oui, Cancrelune et Hashberry restent dans le silence. Tu ne vois que leurs yeux qui te fixent, petit loup, mi-humains, mi-horreurs. Ils brillent fort, on dirait qu'ils sont en verre. Comme ceux des poupées.

Cancrelune ne dit rien, et ne respire pas, et ne bouge pas, et seul le vent, toujours là, souffle autour de vous.
Une fée des vents, justement, glisse dessus. Il y a des fées qui viennent jusqu'ici. Et les fées ne se méfient pas des enfants. Elle s'approche, s'approche, n'êtes vous pas que des enfants ? Elle n'a pas vu vos crocs tranchants. Elle est tout près de ton oreille, petit loup, à présent.
D'un geste accéléré, Cancrelune se saisit de la fée. Il la serre dans ses petits doigts tout blancs, légèrement veinés. Il ne la regarde pas, car c'est toujours toi qu'il regarde, petit loup. La fée tintinabule de détresse, elle s'agite, mais les doigts sont forts, les doigts sont durs, bien plus forts et bien plus durs qu'il n'y parait.
Il enlève son masque. L'Appétit fait oublier les règles.
Tu remarques alors que ses yeux ont blanchi.
Une ombre étrange grouille sur le sol.

Sans la tuer, Cancrelune engouffre la fée dans sa bouche, un peu gauchement, un peu salement, comme les petits enfants quand ils mangent un gâteau. Sans la tuer, il croque, ça craque, ça crisse, ça crêve. La lumière s'éteint dans la bouche, une aile tombe par terre.
Cancrelune mastique, il te fixe toujours, tu vois ? Il mastique, mastique, sans trop d'élégance. Puis il avale. Il en a partout autour de la bouche, et ça coule un peu de la commissure de ses lèvres. Puis il enfonce deux doigts dans sa bouche et en sort la deuxième aile, l'air un peu contrarié.

— Cancrelune n'arrive jamais à manger les ailes... dit-il, parce que parfois, il parle de lui à la troisième personne.

Il te tend l'aile fanée, petit loup tout doux.

— Tu veux ?

Il n'a pas encore répondu, tu te demandes sûrement pourquoi. Ne t'inquiète pas. Il le fera.

Tout en continuant de mâcher (même s'il n'y a presque plus rien dans sa bouche) Cancrelune te fixe toujours, petit loup. Ses yeux ont l'air immenses, encore plus quand ils sont rouges.
Il observe les mouvements de ta gueule, fasciné par le noir de tes babines, tandis que tu mâches toi aussi. Il écoute la mélodie de l'aile qui craque. Tout cela ensemble lui plait beaucoup.
Un petit sourire retrousse sa lèvre, on voit le bout d'une canine.

Quand tu parles encore, Cancrelune penche légèrement la tête sur le côté.
Il sourit encore plus, on voit le bout de deux canines.

— C'est vraiment nutritif ? répète-t-il avec la même tonalité.

Il rit de nouveau, de son rire-grelot.
Il te serre dans ses bras, débordant d'affection, puis recule d'un pas.

— Je me nourris de choses délicieuses, seulement les choses délicieuses. Comme le sang... le lait. Le lait fait vomir mais ce n'est pas grave.

Sa voix danse.

— Tu as encore faim ? Tu veux chasser ? J'ai un petit peu faim. Tu préfères sang ou lait ?

Déjà, ses prunelles palissent.

En fait Cancrelune commence à te trouver un peu bête, Petit Loup. Tes questions sont bien farfelues. Mais comme il t'aime et que tu es doux, ça l'attendrit. Il te regarde avec la patience des mamans. Enfin, il croit que c'est ce regard là, mais chez lui, c'est plutôt un regard bizarre, car Cancrelune n'a pas l'air d'une maman. Et ce qui l'attendrit n'est pas ce qui attendrit les mamans, d'ordinaire.
Alors il lève son petit bras et caresse doucement ton crâne duveteux. Même ça, ça ne fait pas très naturel.

— Voyons, mignon petit loup, parce que c'est bon.

Puis sa mine se fait contrariée, contractée, on sent qu'il réfléchit. En tous cas, il essaye.

— Nous allons aller au Manoir. Il y a du lait et du sang. Tu voudrais voir ma chambre ? Ma maman n'y est pas. Elle ne te mangera pas. De toutes façons, tu sais, elle ne mange pas les tout petits loups. Et ton papa est loin. N'est-ce pas qu'il est loin, ton papa ? Tu es tout seul. Il ne peut manger personne. Peut-être que les hommes l'ont tué ?

Il sait que les Horreurs peuvent mourir de la main des Hommes.
Une perspective très réjouissante se déploie dans son esprit.

— Oh, si ton papa est mort, tu pourrais vivre avec moi au Manoir. Pour toujours ! On dormirait dans le grand lit, je t'apporterai du lait et je te brosserai les poils. Je pourrais te mettre des jolies robes. Ton habit n'est pas beau, il te faut un bel habit.

Il voit tout se dérouler dans sa tête, dans son petit fantasme lustré. Il te voit beau alors, si beau !

Il sautille, frappe des mains.
Puis, il sort de sa poche un gros scarabée rouge. Il est vraiment gros et il ses pattes s'agitent dans tous les sens, car Cancrelune le coince avec deux doigts.

— Tu veux goûter ? C'est un gros insecte. C'était pour notre collection avec Mama, mais... je veux bien te le donner.

Il lui tend, puis retire sa main au dernier moment. Il glousse un peu.

— Oh mais tu dois promettre ! Que tu viendras au Manoir avec moi. Il y a pleeein de lait. Et Belladone joue du piano.

Ses yeux brillent tellement fort, il porte bien son surnom.

Tu sais, petit loup, Cancrelune ne remarque pas qu'il te contrarie. Cancrelune ne peut pas comprendre l'horreur qu'il déclare sur son ton de boite à musique. Cancrelune ne sait pas qu'il te fait du mal. Que c'est mal. Ce n'est pas sa faute.

Alors tu sais, il ne comprend pas non plus quand ton petit visage pelucheux se tord d'une grimace mauvaise.

— Ze viendrai PAS dans ton Manoir, parce que mon popa il est PAS mort ! Donc maintenant, t'arrêtes de raconter rien que des bêtises comme ça. Ou. Ou. Ou ze demande à mon popa de manger ta maman ! Et. Et toi avec !  

Si tu l'avais dit avec ton petit visage pelucheux, ça l'aurait moins choqué.
Si tu ne l'avais pas poussé, après, et il sent bien que ce n'est pas pour rire, ça l'aurait moins bouleversé.

Mais là, les fesses par terre, le regard creux, il est assommé par cette violence inattendu que tu as lâché sur lui. Elle poisse encore sur sa peau et crépite sur ses cheveux, ça lui fait un peu mal.
Des larmes montent dans les yeux immenses de Cancrelune. Sa bouche se contorsionne. Il pleure, pleure et pleure. Ca dure un peu longtemps, c'est sonore, plaintif, un peu mélodieux aussi.

Après, il renifle, geigne un peu, puis reste immobile, les jambes repliés sous lui, la tête basse. Sa voix est grave quand il te parle.

— Tu n'aurais pas du pousser Cancrelune...

Il lève lentement la tête, mais ne te regarde toujours pas.

— Cancrelune DETESTE avoir mal. Je suis tombé. Je suis blessé.

Ce n'est pas vrai.

— Si Mama le savait, c'est toi qu'elle mangerait. Car toi, tu es vivant. Tu es bon. Alors que moi...

Cette fois, il se redresse d'un bond, avec sa vitesse éclair. Il lève le menton et plante son regard dans le tien. Le regard est un peu pâle.

— Moi, je suis mort.