C'est un jour comme un autre. Il y a des milliards de choses à faire au grand arbre, mais on trouve tout de même le moyen et les raisons d'éparpiller les Perdus sur l'Île. Le Transparent fait partie de ceux-là : parfois, même lui ne peut y pas y couper. Les explications sont hâtives,  la mise en contexte expéditive. Ils n'ont pas de carte, pas de plan, Cloud n'a évidemment compris qu'un mot sur deux des directives de toute façon fumeuses, et il s'est mis en route avec son dos perclus, ses mains qui tremblent et un coupe-vent dans lequel on dirait qu'il disparaît tant il est ample. Ou tant Cloud est maigre.

Le silence se dilate. La pluie le pénètre jusqu'à l'os, mais c'est pas grand-chose : il a l'impression que le malaise, lui, s'enfonce encore plus profondément. Et tant pis si le lierre qui grimpe sur ses jambes est mou et sent la pourriture, depuis quelques temps. Tant pis s'il n'y a plus moyen d'allumer la moindre pipe, la moindre cigarette, avec toute l'humidité et toute l'eau qui lui tombe dessus depuis des lunes. Un pas devant l'autre, sans y prêter attention, Cloud n'a qu'une seule conscience : à côté de lui, il y a cette fille, et il ne sait franchement pas quoi lui dire. Il l'a toujours trouvée bizarre, à moins que ce ne soit que son boulot qui l'embarrassait. Ses attentions, ses intentions, sa proximité. Quelque chose qu'il ne savait même pas expliquer pour de vrai.

C'est un taciturne, l'Artisan. Il ne s'exprime que quand on l'interroge, il ne se manifeste que quand il n'en a pas le choix, il ne parle que quand il écoute vraiment. La conversation ne vient pas de lui, lui ricoche souvent dessus. Mais en cet instant, il sent au plus profond de lui que, plus il ne dit rien, plus il s'enfonce. Plus leur jus marine. Finalement, il tente le coup, parce qu'il n'y tient plus et parce que ça fait déjà des heures qu'il lui semble marcher dans cette forêt où tout bleuit, tout se ressemble, où chaque goutte qui s'écrase sur sa nuque pèse comme un million de secondes :

Toi, tu, tu as nouveau nom, maintenant, non ?

Et qu'importe s'il n'est pas sûr de se rappeler l'ancien en vérité.
Il y a un flottement puis Cloud hasarde un regard vers Glitter. Leurs yeux se croisent, il s'y dérobe immédiatement. Comme à chaque fois que c'est arrivé, comme ce matin au départ de leur expédition, comme il y a quelques nuits quand ils se sont tous les deux retrouvés sur le pont à réparer la même plateforme éventrée, à deux doigts de glisser dans le vide, et qu'elle a lâché ses outils pour venir l'aider.

Et qu'il ne l'a même pas remerciée.

C’est une triste journée qui s’annonce, grise et humide comme toutes celles qui l’ont précédé.

Ce matin-là, Glitter ne s’est pas réveillée dans son lit, à la cabane qu’elle partageait avec Rose. Sa nouvelle couche est étroite, dure comme la pierre. Quelques coussins tant bien que mal raccommodés et une couette rêche d’où s’échappe quelques plumes d’oies lui procure un vague confort. Pourtant, elle se sent à l’aise dans ce nouvel espace, entourée des ronflements de ses camarades.

Glitter l’artisane.
Ça lui plait bien.

Cela fait encore peu de temps qu’elle occupe ce nouveau poste que lui a accordé Peter et elle s’y sent parfaitement à l’aise. Certains enfants pas encore habitués à ce changement l’appellent parfois Maman. D’autres hésitent à la traiter comme les autres, elle qui a jusqu’ici bénéficié de petits privilèges.
Alors quand elle est envoyée en mission en tant que simple garçonne, Glitter entrevoit une belle occasion de s’affirmer. De prouver qu’elle est des leurs.

Surtout qu’à ses côtés, il y aura un artisan et par n’importe lequel. Cloud. Ce garçon timide, toujours distant, qu’elle n’a jamais réussi à apprivoiser lorsqu’elle était sa mère. Peut-être qu’elle aura plus de succès en tant qu’amie ?
Ils gravissent ensemble le petit chemin qui doit les mener au Lac Scintillant, chargés de matériels, emmitouflés dans leurs manteaux.

Jusqu’ici, elle lui a tendu deux perches pour entamer la conversation mais il n’a toujours pas mordu à l’hameçon. La Sainte a donc finalement opté pour le silence, au moins le temps d’arriver à destination.
Mais si pour Cloud, ce mutisme peut paraitre pesant, il n’en est rien pour elle. L’artisane savoure le bruit de la pluie qui s’abat sur les feuilles environnants, l’honneur de l’herbe humide. Par moments, elle chantonne dans sa barbe pour passer le temps. Des fois, elle s’interrompt lorsqu’elle entend une grenouille dans les fourrées.
L’air est frais, c’est agréable.

Contre toute attente, Cloud brise le silence de son propre chef. Pour la première fois.

« Toi, tu, tu as nouveau nom, maintenant, non ?
— Oui ! C’est Glitter. », elle répond avec enthousiasme.

L’espace d’un bref instants, leurs regards se croisent et se contact visuel lui inspire un sourire amical. Malheureusement, il baisse aussitôt les yeux.
Il a tenté un pas vers elle, elle n’a pas l’intention de le laisser tomber :

« Tu as déjà pêché, Cloud ? », elle demande en faisant attention de bien articuler. « Moi jamais mais j’ai lu un bouquin là-dessus. Deux, si tu comptes Moby-Dick mais je suis pas sûre que ça nous serve. »,

Elle laisse échapper un rire bref pour tenter de le mettre à l’aise.