La nuit était bien avancée lorsque Tayysan poussa la porte du Ranch, épuisée par une harassante journée de travail. La jeune femme se dévêtit de son épaisse veste et dirigea ses pas vers le réfectoire. Il n’y avait quasiment plus personne, et la birmane appréciait grandement ce moment de calme et de sérénité. Elle partit se chercher les restes d’un potage brûlant dans la cuisine, et s’installa dans un coin du réfectoire. Elle somnolait, écrasée par les différences de températures entre l’extérieur et l’intérieur. Tandis qu’un baillement distrait lui venait, Tayysan entendit un gazouilli discret, mais distinct malgré les ronflements de Zeb, enfoncé dans un fauteuil près de la cheminée, et des hurlements lointains d’un Pirate éméché.

Son regard balaya la pièce et s’arrêta sur une perruche fièrement posée sur l’épaule d’un homme, en train de griffonner dans ce qui lui semblait être un carnet. Et Tayysan, sans doute parce qu’elle est fatiguée, est saisie par une pensée stupide qu’elle n’aurait pas eu en temps normal. Elle voit l’homme écrire, un livre posé à ses côtés. Sans doute qu’il sait lire et écrire, contrairement à elle qui n’en a jamais trouvé le temps au Grand Arbre. Et elle doit bien s’avouer qu’elle jalousait un peu les Perdus ou les Pirates qu’elle voyait écrire, dessiner. Durant sa longue évolution au Grand Arbre, Tayysan a bien évidemment appris l’existence des plans, mais elle n’a jamais réussir à les saisir complètement. Il lui était trop compliqué d’écrire, de dessiner. Son cerveau se bloquait sur le moindre mot qu’elle apercevait dans un livre. Trop compliqué, trop incompréhensible. Et là, devant elle, se tient une personne qui pourrait l’aider, lui apprendre.

Malgré sa forte appréhension.
Pourtant, Tayysan se fiait toujours - voire trop - à son intuition. Alors, sans réfléchir davantage, elle se leva et saisit entre ses deux mains son bol de soupe. Elle fit quelques pas légers, jusqu’à se retrouver face à l’homme à la perruche. Il faut dire que dans l’esprit de Tayysan, un homme familier avec un animal ne pouvait pas être mauvais.
Ou du moins pas trop.

- Bonsoir, finit-elle par dire, sourire poli, tête légèrement inclinée. Je peux m’installer ?

Puis elle se tut, restant debout. Priant pour qu’elle ne le dérange pas.

L’avantage du Ranch, outre la nourriture délicieuse, les engueulades de Rain parce qu’il prend pas soin de lui-même—l’hosto qui se fout de la charité, que Dive lui balance dans la tronche à chaque fois—et le lit confortable, c’est qu’il peut bosser dans craindre de perdre un doigt à cause du froid. Tel un ras-de-marée Dive s’est étendu, remplissant un espace conséquent pour un seul individu. Entre son dîner, cuillère qu’il a manqué de confondre avec son crayon au moins trois fois, et les bouquins ouverts autour de lui, sans compter le journal dans lequel il prend des notes, il est dur à louper. Vu qu’il est tard, personne n’est là pour prêter attention à ses déboires avec la littérature, ce qui l’arrange.

Perchée sur sa tête, dans ce qui est certainement un nid douillet—et qui évite à Dive de chasser la bestiole qui s’amuse à foutre les pattes dans son encre pas sèche—la perruche est une excellente compagne de soirée. Elle lui manque régulièrement, bien qu’il ne soit pas assez naïf pour croire qu’elle survivrait au Port à ses côtés. Concentré sur le recopiage, les mots qu’il emprunte pour mieux narrer les événements de ces derniers temps, Dive ne remarque pas tout de suite la présence qui a décider d’envahir son espace.

Il faut dire qu’il vient de manquer de mettre sa plume dans sa bouche au lieu de la cuillère. Parfois, être ambidextre est plus troublant qu’autre chose. Potage avalé, certainement le même qu’on sert depuis quelques jours, gamelle devant être vidée pour que rien ne se perdre, il redresse la tête. Geste qui arrache un petit son ennuyé à la bestiole sur sa tête, qui doit ajuster sa position.

« Salut, et pas d’problème, prenez place. »

Où exactement, hein Dive ? Il réalise l’immensité qu’il occupe, poussant rapidement quelques ouvrages pour lui offrir de l’espace. Est-ce que ça sera une opportunité de prendre des notes sur la vie de quelqu’un, comme le prêtre avant que tout ça ne dégénère ? Pas qu’il s’en plaindrait. Néanmoins, ça serait chouette qu’il termine ça en premier. Son regard doré dévie quelques instants sur l’autre personne ; inconnue au bataillon, qui tient son propre repas. Ah, ils sont deux à manger tard au final. Pas un mauvais moment pour avoir la paix.

« J’suis en train d’bosser mais la compagnie m’pose pas de souci. Il est appréciable d’avoir un peu de contact humain. J’vis encore au Port, j’suis là en visite pour avancer mes écrits d’historien. Oh et mon nom c’est Dive. »

Détail qui tarde à lui échapper. Avec un hochement de tête, geste retenu pour ne pas se faire picorer le crâne, il retourne à ce qu’il faisait. Encore quelques pages terriblement écrites et il sera libre.

Ce doit bien être l’un des premiers Pirates à être aussi aimable avec elle. Au début, Tayysan ne dit pas grand chose : elle sourit, mais au fond, elle se sent bien gênée de l’avoir dérangé, même si le premier pas vient d’elle. Pourtant, le dénommé Dive répond favorablement à sa requête et prend même la peine de libérer de l’espace pour que la jeune femme s’installe.

Ce qu’elle fait prestement, avant d’avaler une gorgée de sa soupe, chaude mais trop salée. Son regard se porte sur l’oiseau installé dans les cheveux du Pirate. Ce n’est pas une scène courante qui lui est donnée de voir, et sans que Tayysan ne s’en rende compte, un sourire amusé se dessine sur son visage. L’oiseau a l’air parfaitement à son aise - plus qu’elle-même ne l’est actuellement.

Le ronflement de Zeb la fait revenir à la réalité, et Tayysan se redresse en réajustant l’épais pull qu’elle porte - une des dernières créations de Carmine. La fatigue la rend bien plus rêveuse, et plus lente à la conversation, qu’elle ne l’est habituellement.

- Enchantée Dive. Je m’appelle Tayysan.

Prise de son habituelle curiosité, elle le regarde s’en retourner à ses écrits. Un historien ? Un lettré, en somme. En tout cas, c’est ce que l’Effacée se disait. Il faut dire qu’elle se sentait totalement dans l’inconnu, avec tous ces livres qui les entouraient. Elle ne s’était jamais doutée un seul instant que des gens prennent la peine d’écrire des histoires dans un lieu aussi hors du temps que le Pays de Jamais.
Elle fixe un long moment la main de l’historien, qui glisse avec une étrange aisance le long du papier. A ce moment-là, elle l’envie un peu. Les rares fois où elle a tenu une plume relevaient plus du défi qu’autre chose.

- J’espère que je ne vous dérange pas.

Tayysan ramène son bol contre elle, dans l’espoir de se réchauffer. Un court silence s’installe, durant lequel la birmane pousse un court soupir d’apaisement. Malgré les quelques bruits parasites et les frottements de la plume de Dive contre le papier, le Ranch est incroyablement calme en cette nuit.

- Qu’est-ce que vous écrivez ? Finit-elle par demander. Sa voix est basse, suffisamment pour ne pas rompre le calme des lieux.

Le nom est gribouillé dans un coin, un carnet de plus qu’il ouvre avant de le refermer aussitôt. Dive emmagasine un bazar sans nom, dans lequel il ne peine pourtant pas tant que ça à se retrouver. C’est juste que son organisation est un peu différente de la moyenne. Les visages changent rapidement au Port, ou au Ranch. Des absents qui reviennent pas, ou des nouveaux à qui il manque une ombre et une once de bon sens. Alors Dive note, parce qu’il est celui qui laisse beaucoup derrière lui, sans pour autant vouloir balancer le présent par la fenêtre. Peut-être qu’il a mal noté le nom, qu’il a privilégié la phonétique, et que ce n’est pas dramatique du moment qu’il s’en souvient. S’il doit un jour écrire quelque chose au sujet de cette personne, que ça soit un souvenir ou un message, il demandera comment ne pas faire de faute.

« Aucune inquiétude, j’comprends que manger avec de la compagnie c’est plus sympa. »

Il ne regrette pas d’être resté au Port, c’est une autre expérience, voilà tout. Quelqu’un doit—ne pas laisser le passé et les horreurs qui s’y sont produites arriver de nouveau. Dommage qu’il faille se geler pour ça. Il a de l’encre sur les doigts, pas que ça le perturbe, c’est juste chiant quand il en fout sur les pages.

« Les mémoires du Givre. »

Dive prend un moment pour relire ses dernières phrases, pas très droites sur la page. Ah, il faut vraiment qu’il trace des lignes au crayon sur toute la page avant de se mettre au travail. Plus amusé qu’autre chose, il pousse ses épaules en arrière en redressant la tête, pour s’étirer un peu sans déranger son oiseau.

« J’veux pas que ça se reproduise, ou que l’Oublie dévore tout sans nous laisse l’choix de faire mieux. »

Nul doute qu’il pourrait lui proposer de lire—une fois qu’il aura terminé ce brouillon et que quelqu’un l’aura corrigé—si ce n’est que Dive a noté que la lecture n’était pas un acquis au Port et qu’en tant que personne qui a galéré avec le principe pendant des années, il a pas envie de mettre mal les gens.

« J’suis historien, donc c’est mon job. Et vous ? Vous faites quoi au Ranch ? Ou en général. »

- Les mémoires du Givre.
- Oh.

Piquée par sa curiosité, Tayysan se permet de jeter un nouveau regard sur ce que Dive écrit... même si elle est incapable de le relire. C’est sans doute la première fois qu’elle rencontre véritablement quelqu’un qui tient absolument à garder sa mémoire intacte : ou du moins, essayer. Si elle ne le montre pas pour autant, elle est admirative de cette initiative. Si la birmane a encore envie de lui poser des questions, elle se retient en le voyant relire ce qu’il vient d’écrire. Au final, elle attend qu’il ait fini de parler pour embrayer :

- C’est une bonne initiative. Vous écrivez de quelle manière ? En détaillant chacune de vos journées, ou en notant seulement ce qui vous parait intéressant ?

C’est que ça l’intéresse réellement, même si elle craint de ne déranger trop Dive. Tayysan se redresse légèrement en entendant sa question.

- Je travaillais à l’Amanide Viride jusqu’au début du Givre. Maintenant, j’alterne entre le travail aux champs d’opiums et dans les ateliers d’artisans du Ranch.

Elle boit une nouvelle gorgée de soupe, avant de reposer doucement le bol sur la table en bois. Un silence passe, ponctué par le craquement du bois dans la cheminée.

- ... Par curiosité, commence-t-elle doucement, vous saviez déjà lire et écrire avant d’arriver ici ? J’aimerais vraiment apprendre, depuis que je suis au Port... Mais je ne sais pas comment faire. Vous auriez peut-être des conseils ou des pistes à me donner ? Sauf si cela vous ennuie, évidemment, rajoute-t-elle.

Sa question la rend un peu nerveuse, même si elle fait tout pour contenir cette sensation. Elle n’a pas l’habitude de prendre autant d’initiatives lorsqu’elle discute avec quelqu’un.

L’erreur est malencontreuse, quoique compréhensible. Dive n’a pas été précis, et il ne le réalise que lorsque les questions fusent, que la première suggère que c’est personnel quand ce sont ses souvenirs qui l’intéresse le moins. Plume posée, il fait craquer ses mains, ayant besoin d’en évacuer la tension qui s’y accumule. Tenir correctement un tel objet—enfin, pas qu’il s’en sortait mieux à l’école, juste qu’ici les excuses sont simples à trouver—ça demande de l’énergie. Une qu’il a du mal à conserver, trimballant son matériel d’un lieu à l’autre, motivé uniquement par l’impression que personne d’autre ne voudrait effectuer ce taf.

« J’ai pas été super clair, c’est un job de mémoire collective. Y’a des gens qui viennent quémander ma présence pour que j’leur écrive des trucs par exemple, et j’prends des notes. Des gens, des vies, des histoires du Port et d’l’île. »

Est-ce qu’il a répondu à côté ? Il espère avoir été assez précis pour ne pas terminer en hors-sujet. A la mention de la Fumerie, Dive se renfrogne un peu, pas totalement, c’est juste que ses épaules retombent et que son regard suit le mouvement pour terminer sur les pages devant ses yeux. Le Port a pas mal de vices auquel il n’a aucune intention de participer, outre pour les narrer.

« J’suis pas familier avec ces coins, mais faudra que j’écrive dessus un jour. Si vous êtes disponible pour une interview après tout ça, hésitez pas à m’le dire. J’vous paye un repas ou à boire pour votre temps, en général ça marche pas mal. »

Les gens ont besoin d’être rémunérés après tout, sauf ceux qui aiment s’entendre parler. Une espèce qui ne manque pas, pour être honnête. La perruche s’est mise dans l’idée de pincer une mèche de sa chevelure, ce à quoi, et c’est tout à son honneur, Dive réagit uniquement par une expression crispée et absolument aucune rancune. Ce n’est pas si douloureux.

« J’vais vous avouer que j’suis un cas à part ; j’ai un trouble de l’apprentissage donc j’ai galéré à lire, et même maintenant, mon orthographe et ma syntaxe sont pas mega bien. J’dois me faire corriger de façon régulière—j’ai appris un peu tard, pas que ça veuille dire qu’il y ait un âge limite, au contraire. »

Par où débuter ? Pas par des crises de larmes ou de colère sourde à force de buter sur le même mot, certainement. Dive, le regard dans le vide quelques instants, se permet un silence, empilant plein de feuilles d’un coup pour créer un peu d’espace.

« L’idéal, ça serait de commencer par mémoriser les lettres de l’alphabet—j’peux pas vous faire une liste là, parce que j’ai mon trouble, ma dyslexie, qui fait que j’les fais pas toujours bien—par contre, j’peux demander à Nataku de rédiger un brouillon que vous pourrez recopier pour l’entraînement. Au niveau prononciation et grammaire, bah ça—j’ai pas la moindre idée de par où commencer. »

Pas franchement désabusé, encore moins gêné par son manque de connaissances, Dive lui offre un sourire, un qui est pas bien grand, sans pour autant être faux.

« Perso j’ai appris avec l’aide d’mon père, et il était d’une patience indomptable. Je lisais et il m’aidait dès que je butais sur un terme, j’pense que j’pourrais faire ça pour vous. Juste que ça va pas être du gâteau et que faudra du temps. »

Réellement intéressée par les propos de Dive, Tayysan hoche la tête sans oser le couper, afin de lui montrer qu’elle a bel et bien compris de quoi il parle. En effet, elle avait mal interpréter ce qu’il disait. Son métier marchait donc ainsi ? Recueillir des témoignages, les garder indélébile sur le papier ? Elle s’extirpe de ses pensées lorsqu’il lui propose à l’avenir de lui poser des questions sur ces fameux coins qu’il ne connait pas.

- Oh, bien sûr. Elle hésite, puis lui avoue finalement : Mais je ne compte pas y travailler longtemps. J’espère pouvoir me mettre à mon compte dès que le Givre sera fini.

Sa proposition de rémunération lui arrache un sourire, à laquelle elle répond par un hochement de tête affirmatif. En reportant son attention une nouvelle fois sur ses écrits, Tayysan continue d’écouter attentivement son interlocuteur. Elle écarquille légèrement les yeux lorsqu’il lui parle de son trouble de l’apprentissage : si elle n’a jamais appris à écrire, elle était encore moins au courant que ce genre de trouble existait. Elle doit donc mémoriser les lettres de l’alphabet ? Une énième fois, elle hoche doucement la tête, tout en se disant que Dive est décidément bien gentil de lui accorder de son temps. D’autant qu’il n’a l’air de la juger aucunement : c’est quelque chose qu’elle apprécie beaucoup. Après tout, elle s’était adressée à un inconnu... Il aurait très bien pu refuser et se moquer d’elle.

Une nouvelle expression traverse son visage, lorsque le Pirate lui parle de syntaxe et d’orthographe : si elle ne voit pas très bien de quoi il parle exactement, elle finit par se dire qu’il s’agit probablement des moyens courants de construire une phrase. Avec une drôle de gêne, elle finit par lui préciser :

- C’est... Gentil ? Sympa ? Sympa de votre part. J’espère que ça ne vous dérangera pas de m’aider... ni vous, ni la personne dont vous m’avez parlé. Je suis quelqu’un de très patiente. Vous souhaitez une rémunération en particulier ? J’ai un peu d’argent, mais je...

Elle s’interrompt, en se rendant qu’elle s’apprêtait à dire qu’elle vivait au Grand Arbre avant. Doit-elle le lui avouer ? Après tout, il n’a pas l’air agressif, d’autant qu’il n’a pas hésité à lui parler de son père. C’est quelque chose que Tayysan a noté, et qui la surprend autant que ça ne l’intrigue.

- ... Je suis une ancienne Garçonne Perdue. J’étais dans le groupe des Artisans au Grand Arbre. Si vous souhaitez que je vous construise quoi que ce soit, n’hésitez pas.

A son tour, elle lui adresse un sourire. Elle ne savait pas trop pourquoi elle se sentait davantage en confiance qu’avec n’importe quel autre pirate. Il faut dire que Dive était très avenant, depuis qu’elle était venue lui adresser la parole. Ça lui donnait envie de rebondir sur ce qu’il disait, et ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps.

- Vous vous souvenez encore que c’est votre père qui vous a appris ? Je trouve ça vraiment bien. Je crois me rappeler que personne ne savait lire et écrire là où je suis née, dans le Monde Ordinaire. Mais ça remonte à bien longtemps, c’est sans doute normal.

Elle se souvient très bien que certains, à partir d’une époque précise, arrivaient en ayant appris à lire et à écrire. Même si elle ne s’était jamais posée la question sur le fait que ça avait pu être facile pour eux, ou non. Tayysan s’en rendrait sûrement davantage compte en apprenant à lire aux côtés de Dive.

Tout le monde devrait avoir l’opportunité d’apprendre. Certains n’en voudraient pas, certes. Ce qui compte, ça serait de savoir que cette porte restera toujours ouverte. Les systèmes qui régissent l’Arbre ou le Port existent uniquement pour en arranger les dirigeants. Exemple fragrant de la médiocrité du Pays de Jamais—Dive admire Hook, il ne s’en cache pas. Avoir de l’admiration ne signifie pas non plus suivre comme un mouton sans jamais rien questionner. Sinon, c’est une dictature.

« C’est sympa de bosser pour soi, enfin à son compte, » dans le fond, il ne sait pas trop s’il fait ce taf pour satisfaire sa curiosité permanente ou pour arranger les autres, « j’vous souhaite de réussir.»

Un brin bateau, bien que ça passe. Tout en parlant, Dive note une tâche d’encre particulièrement étendue sur une feuille du bas de sa pile—bien sûr, elle s’est collée à celle du-dessus, et il va falloir qu’il reprenne les deux le lendemain. Il articule un juron à mi-voix, sans pour autant chercher à fixer le problème. De toute façon, ça a déjà trop séché pour réparer le truc, et pas assez pour ne pas lui colorer les doigts s’il ose y toucher.

Il lui semble, dans l’hésitation qu’il pense reconnaître, que Tayysan n’a peut-être pas les moyens de le rémunérer, ou bien c’est autre chose. La suite confirme cette seconde pensée. Ah, lui aussi était Perdu, après tout. Il hausse une épaule ; ça n’a pas grande importance, à ses yeux. Il vit plutôt bien, même s’il se tape des déclarations enflammées et noyée sous l’alcool que certains pirates veulent mettre par écrit pour les filles de joie. Une ambiance très spécifique qui ne lui manque pas forcément.

« Chasseur ici, j’ai plus l’ombre, donc ça doit se voir. Et faut que j’y réfléchisse. C’est que s’atteler à une telle réflexion là, de suite, c’est pas possible. Sachez juste que j’suis pas super regardant sur les paiements. Et Nataku—j’pense qu’elle serait ravie d’avoir une autre personne avec qui parler lectures, » Dive a marqué une coupure nette avant l’utilisation du pronom, pas certain de ce qui irait le mieux. Rain a pour horreur le masculin, mais pour le reste—il présume que ça va. Au pire, il lui demandera de nouveau. « Les livres, ça vous plonge dans un autre monde, et c’est formidable. »

Un sentiment qu’il aurait des difficultés à transcrire comme ça. Une bouffée de chaleur dans la poitrine, le fait de fermer le yeux et de dessiner jusqu’à l’horizon un monde imaginaire qui ne cesserait jamais de s’épanouir—c’est comparable au premier jour d’un Perdu sur l’île, quand tout est encore à portée de main.

« J’essaye d’oublier mon passé, pour être franc. Juste—pas mon père et ma sœur. J’veux garder un minimum d’eux, pour pas refaire les mêmes erreurs. Vous vous souvenez d’où vous êtes ? De l’époque ? »

C’est qu’il pourrait prendre des notes sur ça. Pas qu’il fasse le moindre geste dans ce sens, par politesse.

A son encouragement, elle hoche la tête : c'est poli, mais après tout, il n'est pas obligé de l'être. Et c'est quelque chose de si rare que Tayysan ne compte pas s'en plaindre, loin de là. Il était chasseur, donc. Elle n'a pas souvenir de l'avoir connu, mais il faut dire que certains groupes tournent tellement... et on ne compte plus le temps qui passe. Bon nombre d'individus ont dû lui échapper.

- Bien sûr, répète-t-elle pour la deuxième fois. En soit, ça ne pressait pas, et elle ne souhaitait pas non plus l'ennuyer ni le charger de son impatience.

Elle retient le nom de Nataku dans un coin de sa tête, et adresse un sourire entendu à Dive. Tayysan ne doutait pas du formidable potentiel des livres, qu'elle n'avait jamais pu découvrir par défaut d'apprentissage de la lecture.

- Est-ce que vous souhaitez que j'aille voir Nataku par moi-même, si elle se trouve au Ranch depuis le Givre ? Demande Tayysan. Je n'ai pas non plus envie de vous déranger sur votre temps de travail. Mais même si vous n'êtes pas regardant sur les paiements, je les tiendrais.

Même si elle devait s'endetter, ne serait-ce qu'un peu. C'est bien la moindre des choses.
Puis Dive lui parle de ce passé qu'il souhaite oublier, et l'espace d'un instant, elle l'admire. Ou l'envie. Tayysan a oublié ses grands-parents et son frère... les uns, morts depuis sans doute longtemps et l'autre, peut-être encore envie. En tout cas, elle ne le saura jamais. La question qui vient la perturbe un peu, et la force à réfléchir.

- ... Je n'en ai aucune idée. Mais quand je voyais le décalage que j'avais avec les nouveaux Perdus qui arrivaient, je pense que je suis là depuis un moment. Certains enfants s'amusaient de mon accent. J'imagine que je ne parlais pas l'anglais en arrivant sur l'île.

Elle réfléchit sérieusement, puis ajoute, sans vraiment savoir si ça lui sera utile :

- Du Monde Ordinaire, je n'ai qu'un très vague souvenir de champs et de récoltes.