La pluie, clapotis dévorant, picotement, piqûres… gouffre béant, qui jaillit, s’éparpille sur toute sa musculature. Milliers d’enfants terrassant Goliath d’une gouaille acharnée, redoublante. Les gouttes sont devenues trombes, qui lacèrent son cuir d’homme. Et Il sent chaque brûlure, chaque filée. Estafilade blessées, rallongée ; révélées.
Ce n’est que de l’eau. De l’eau un peu salée. De l’eau qui attaque la moindre plaie ouverte, de sa morsure, de ses échos.
Elle s’engouffre cette eau. Elle ne laisse aucun répit, vague oripeau dont elle drape ses victimes. Et Grizzly que ce linceul sublime, que ce tombeau ouvert étouffe, atrophie. Grizzly qui veut bouger, Grizzly qui se sent restreint, qui se sent prisonnier.


Il en a le sentiment.
Des millions de gouttes et tout autant de regards, d’œil grand ouvert qui explosent à son contact. Le traverse. Le caresse. Le lacère.
Grizzly s’ébroue, se débarrasse de la gêne  par de grande brassée de mains qui les écartèlent.

Bataille vaine !
Elles reviennent de plus fort. Ces gouttes, ces cordes, ces flèches, cette horde d’amertume. Jamais l’Ecorché n’aura tant été touché par la peine de l’Esprit Enfant. Jamais n’en aura-t-il été plus proche. Plus sonné. Plus dépendant.
Jamais n’aura-t-il autant regretté l’avant.



N’avait-il pas vaincu sa nuit ? Au plus profond des entrailles de l’île, faite de diamant et de glaise. N’en était-il pas sorti, de ses saisons entières ; vivant et victorieux ?
Alors pourquoi ces quelques gouttes –même véritable déluge – pourquoi cette eau, ce que lui et les siens appelaient de leur danse… Pourquoi cette eau lui devenait insoutenable ?
Grizzly n’a d’autres échos que les plaintes de ses frères que la pluie de Jamais effraie.

Alors le sauvage ne se demande pas s’il est normal qu’elle l’affaiblisse ainsi, qu’elle se joue de son esprit.
La Pluie est égale. Et tous en sont victimes. Ses sensations sont celles de son peuple. Il n’y a rien de différent. Rien d’alarmant.


Et les considérations, les interrogations le perdent. L’agacent. Grizzly est homme d’action. La réflexion, il la laissait aux chamanes. Il n’était pas sage. Il est guerrier sauvage. Intrépide. Irréductible.


Et Grizzly en sentinelle s’avance, fend le rideau constant de pluie. Il cherche. Il traque.

La chose s’était attaquée plus tôt à l’un de leur jeune chasseur, qui, effrayé par son aspect était parti quérir l’Ecorché. Superstitieux de nature mais peu coutumier à battre en retraite, les Piccaninnys ne laisseraient jamais parjurer leur bravoure. Tamarin Audacieux, en ces temps étranges, avait choisi la prudence. Mais Grizzly ne laisserait pas l’acte impuni, quelle qu’en fut la créature. On ne s’attaquait pas au Clan de l’Ours sans en subir les conséquences.

Les traces ont depuis longtemps disparues, l’eau ne leur permet plus de lire la nature. Alors il se fie à l’expérience et au grondement de la bête qui l’oriente, lui susurre la vie. La direction à prendre. Ce qui bouge, ce qui vit. Ce qui devra mourir.
L’éloignant au plus profond de la jungle, le peau-rouge ignore pourquoi si loin. Il ne fait que suivre… son instinct. Il sait le territoire volé proche. Il sait la présence des visages pâles qui pollue la roche. Il sait, il sent. Ce qui ne l’a jamais retenu avant.
Il poursuit.
Sa proie aujourd’hui sent l’étouffé. Comme lui. Il en est obsédé.

Tamarin lui aussi, avait dû beaucoup s’éloigner. S’aventurant seul sur des territoires qui ne leur étaient pas favorables. Ici, les cuisses auront tendance à s’enliser plus vite et Grizzly doit jouer avec les branches pour ne pas être avalé.
Les Terres des hommes-nuit ne doivent pas être éloignées et l’Ecorché, s’il est frondeur, sait aussi qu’il y aie des noirceurs qu’il vaut mieux éviter. Surtout en ces temps troublés. Pourtant, en lui, ses entrailles lui somme de continuer.
La chose est à proximité. Il la sent.


A son aspect, Grizzly comprend pourquoi Tamarin n’aura guère insisté.
Elle bouge. Morte. Elle s’incarne, semble sourire à sa vue. Elle s’approche, carnassière irascible et l’indien l’écarte d’une poussée. Observant sans colère cette chose énervée, cette chose prisonnière.
Grizzly a pitié.

Il ne réfléchit pas. Pas de prudence pour le Brave.

Ps:

HRP:

Depuis que la pluie avait redoublé d’intensité, le Baron Dimanche se prenait à inspecter régulièrement ses mains.
Ses stigmates luisaient toujours, mais d’un feu amenui, plus souterrain. D’autres fois, la braise de ses entrailles prenait une teinte différente, sulfureuse et bleutée. C’était un changement étonnant, mais qui pour le moment ne l’affectait qu’en apparence. Il pensait donc que ses pouvoirs n’étaient pas diminués, et malgré les quelques contrariétés que la pluie avait apportées avec elle, il n’en demeurait pas moins d’excellente humeur. Aussi paradoxal que cela puisse paraître – ou justement parce que c’était un goût paradoxal – il adorait la pluie. Cela lui rappelait les monstrueux cyclones qui martelaient son ancienne île, et il y avait quelque chose dans ce vent salé, dans cette pluie lourde, dans l’angoisse qui enfle aussi sûrement que les lits des rivières, qui était tout à la fois rassurant et exaltant.
Comme toujours, il se sentait à sa place au milieu du chaos.

Cependant, ce soir-là, le Baron Dimanche n’était pas exactement d’humeur à célébrer le déluge salé.
On le voyait circuler dans le Bayou, survolant à peine les pontons et passerelles à moitié submergées. A sa suite, pateaugeant dans l’eau et la boue, ses « Grands-Brûlés » avançaient maladroitement. Ils poussaient des râles crissants comme du charbon, mais ils semblaient calmes. Le Baron La Croix chantonnait doucement, du bout des lèvres, comme pour lui-même.



Les gens du Bayou qui le croisaient ne s’y trompaient pas : ses mots étaient un sortilège qui renforçait en continu son emprise sur ses serviteurs, afin de la Pluie ne les rende pas fous. Et c’était pour cette raison précise qu’il était sorti de chez lui : l’un de ses morts-vivants préférés, devenu féroce et confus, s’était considérablement éloigné du coeur du Bayou. Le Baron n’était même pas certain d’avoir encore une quelconque emprise sur lui, mais il s’était mis en tête d’aller le chercher, et de le ramener. (Bien  entendu, résumer les intentions du Baron La Croix à cela serait mal le connaître. Les raisons profondes de sa sortie se devaient de rester mystérieuses, peut-être même pour lui-même.)


Il suivait la trace de son serviteur – pas un trace physique et tangible, mais davantage un petit lien qui les unissait encore, car il avait donné de sa flamme pour raviver la leur. Plus il avançait, moins il croisait de dalons, moins il voyait de ponts, de canots et de lanternes suspendues. Il s’approchait des limites de son territoire, là où l’emprise du rêve de l’enfant esclave s’effritait face à la volonté d’un autre enfant.
Soudain, il s’arrêta.
Ses yeux laviques s’arrondirent lentement sous l’effet d’une stupeur incrédule. Le lien venait de se rompre. Comme un hauban qui claque sous la tempête. Il avait juste eu le temps d’entendre son pauvre zam gémir de douleur, et ce fut tout. Un pesant silence enveloppa le Baron – si bien que même ses serviteurs cessèrent leurs râles et semblèrent fixer un point invisible devant eux de leurs yeux incandescents. Même le déluge continuel sembla s’assourdir.


Venait-on d’abattre son mort-vivant ?





Il ne fallut pas longtemps pour qu’il retrouve sa trace.


D’abord, ce furent ses serviteurs qui émergèrent les premiers de l’obscurité épaisse des bois, trois noires silhouettes calcinées dont seuls les yeux brillaient d’un éclat surnaturel. Ils devançaient leur maître pour s’approcher de leur dalon terrassé. Une flèche solide s’était logée dans sa gorge; il s’était écroulé en arrière, en travers d’un épais lacis de racines de palétuviers. Pas d’autres blessures : ce seul coup précis avait suffi.

Pauvre zam.

En retrait, lévitant à quelques centimètres au-dessus des eaux boueuses et presque adossé au tronc d’un arbre, le Baron l’observait. Il avait les bras croisés sur son torse, et ne semblait pas remarquer que ses crevasses embrasées venaient de prendre cette teinte sulfurée. Un bleu étrange.


Il s’était redressé, et avait prononcé le nom de son serviteur d’une voix chantante, aux accents maîtrisés. Le corps à moitié immergé ne bougea pas. Le Guédé reprit, sur le même air, amplifiant la portée de sa voix où vibrait la magie :


Un serviteur se pencha et se saisit de la flèche de ses doigts épais et rendus rigides par les brûlures. Il tira, et dût s’y reprendre à plusieurs fois pour déloger la flèche solidement enfoncée dans la gorge de Bien-Aimé. Mais maintenant, il était libre.


La bouche parcheminée du mort-vivant s’entrouvrit. Un râle presque modulé s’en échappa : le zam cherchait à répondre au chant sorcier, car c’était ainsi que fonctionnait le Maloya du Baron Dimanche. Bien-Aimé ouvrit ses yeux creux, au fond desquels luisait cette flamme, maigre bougie allumée par un volcan.

Le Baron ne s’accorda pas le temps de paraître satisfait : il se tut, et ses mâchoires se crispèrent visiblement. Son regard, toujours posé sur ses quatre serviteurs, se durcit. Il n’ignorait pas que, qui que soit l’inconscient qui avait attaqué un de ses Grands-Brûlés, il ne devait pas être bien loin. Quelqu’un était resté.


Il espérait qu’il avait apprécié le spectacle.

Des présences. Multiples. Il les a senties.
Y en avait-il d’autres ?
Comme le bruit d’un tambour un peu sourd qui s’accélère, rythmant l’avancée. Elles ont beau glissé, feutrée. Le bruit mouillé de cette eau dérangée les annoncent par clapotis, ce que même les picotements du ciel qui pleure n’aura pas assourdi.

Le guerrier peut être patient quand il s’agit de chasse. Son ombre s’est dissimulée, entre les lianes et les branches noueuses de la Mangrove. Sa respiration elle-même semble s’être atténuée. Ses sens affûtés par les bruits et les mouvements, lui permettent de ne plus se laisser distraire des gouttes lancinante. Il observe. Attend, prêt à vrombir quand ce sera le moment.
Ses yeux luisent à l’arrivée des trois créatures, des trois retournés, ces engeances qui rejoindront la terre dont on les avait arrachée.
Mais Grizzly attend. Il attend le dernier. La présence plus intense, plus sourde, celle qui ne pourrait lui avoir échappée.

Tamarin ne connait pas sa chance. Et le guerrier se jure d’empêcher toute nouvelle menace à venir. C’est avec intérêt qu’il suit la progression de leur maître. Grizzly ne le reconnait pas, ne l’identifie pas tout de suite. Pour lui, il s’agit d’un homme-nuit, ceux que les visages pâles amenèrent ou peut-être créèrent. Il a entendu les rumeurs sur leurs chamanes, sur les enfants de la Squaw sombre. Il ne sait pas qui lui fait face. Simple chamane ou demi-démon. Tout ce qu’il sait ; c’est le danger.

Et ni les reflets bleus, dansant autour de l’homme-nuit, ni l’étrange rituel ramenant la menace qu’il pensait avoir soufflée, ne l’encourage à penser autrement. Une seule évidence, peut-être deux : il ne s’agissait pas d’un de leur chamanes. A l’obscure magie de flammes, Grizzly devine avoir à faire à l’un des fils de Squaw-Obscure, étrange héritier d’Hastsezini et cette révélation ne peut que le contrarier.
Car pour nombre des enfants de la sombre, Grizzly avait déjà statué ; aucune pitié. Mais celui-là, celui-là, à leurs grands esprits était lié. Et si le peau-rouge se chaut peu de la furie des hommes et abominations, il est en revanche plus concerné par celle des manitous.

Il était trop loin de Boa pour lui demander conseil.

L'Écorché n’avait jamais été des âmes de paix, pris dans un dilemme qui le dépassait il agirait toujours fidèle à sa nature :  frontalement.

Et c’est de front qu’il s’était révélé aux cinq paires d’yeux enflammés. Arc rangé, mais main négligemment posée sur le tomahawk à sa ceinture.
Il aurait largement pu tirer, venir à bout d’au moins deux des créatures avant qu’il ne les relève mais il se méfiait. Et si ses entrailles rugissaient, appelaient à saigner ; lui gardait silence. La violence attendrait.

« Ton marcheur de mort a attaqué le premier. »

Il était important de préciser la légitimité. Les Piccaninnys étaient un peuple fier où de l’honneur, on ne pourrait se tromper.

« C’est à la terre, qu’il doit retourner. »

Et ainsi le prix serait payé. L’injure, lavée.
En l’absence de certitudes, l’Écorché n’était pas sûr d’être en droit de tout purger.

Le Baron avait attendu, mais pas bien longtemps.

Le regard droit, la bouche close, il avait continué à fredonner un air sombre, connu de lui seul. Quelques notes seulement – bleues, entêtantes, qui roulaient comme des vagues au fond de sa gorge. Un sourd avertissement. Ses Grands-Brûlés l’écoutaient, si parfaitement immobiles que l’on aurait dit des statues taillées dans le basalte, à peine visibles dans la pénombre bleuie du Bayou. Il avait attendu, mais pas longtemps.

La pluie tombait à grosses gouttes partout autour d’eux; la mangrove frémissait sous le clapotis constant, les feuillages gras des arbres tremblaient. Le vent sifflait, loin au-dessus de la forêt salée. Pourtant, tout semblait s’être amoindri, pour former cet étrange cadre amorti, étouffé même, où même ceux qui possédaient encore un souffle l’auraient retenu sans y penser.


Forcément, le Baron fut surpris de voir le tireur de flèches émerger de sa cachette, choisissant ainsi de se révéler de face, sans brusquerie ni armes à la main.

Il en oublia aussitôt de fredonner.

L’homme était un Peau-Rouge du clan de l’Ours. Chose que le Baron soupçonnait déjà fortement, compte tenu de la précision létale du tir qui avait failli lui arracher son Bien-Aimé, et des ornements inspirés de la flèche elle-même qui ne sauraient être l’œuvre des Enfants sans Ombres. Le Guédé Calciné haussa les sourcils, et considéra curieusement l’intrus tandis que ce dernier faisait quelques pas vers eux, ses jambes luttant sans effort apparent contre l’eau limoneuse.
Son visage avait l’air d’avoir été taillé dans la pierre rouge des volcans, dur et tourmenté par les jeux d’ombres des sous-bois. Comme les autres de son clan, ses longs cheveux noirs coulaient souplement autour de son visage sans parvenir à en adoucir les traits. Le regard était fixe, mordant même ; bien digne d’un guerrier Piccaninny, dont il a aussi la très haute taille et la musculature sèche. Les yeux du Baron Dimanche s’étrécirent légèrement – deux minces lignes flamboyantes qui scrutaient minutieusement le Peau-Rouge, comme s’il cherchait quelque chose, sans le trouver. Sans savoir encore quoi exactement, il y avait bien quelque chose chez cet homme de plus étrange encore que son calme. Lorsque le guerrier parla, d’une voix qui n’évoquait toujours que les pierres, ce fut à peine si le sorcier du bayou y prêta attention.

« Ton marcheur de mort a attaqué le premier.  » 

Bien-Aimé poussa un râle aphone, montrant les dents à l’archer – il esquissa même un mouvement en avant, mais presque aussitôt, la main couverte de bagues du Baron Dimanche se posa doucement sur son crâne, comme une caresse qui ramena instantanément le mort-vivant au calme.

« Opé, Bien-Aimé. Sois gentil. » murmura distraitement le Guédé en tapotant négligemment le front de son serviteur.

Le mort gronda encore un peu, sans lâcher de ses yeux creux le Piccaninny. Ce dernier prit de nouveau la parole, exigeant avec aplomb que le Brûlé soit retourné à la terre. Ce commentaire sembla enfin tirer le Baron de sa minutieuse inspection. Il releva la tête – et tous les morts semblèrent en faire de même. Cinq paires d’yeux brûlants posés sur le Peau-Rouge fier et assuré. Contre toute attente, le Guédé ne semblait pas particulièrement froissé par la franche directive de l’archer – ou s’il l’était, il parvenait à le cacher à merveille. Il posa un coude sur la tête de son Bien-Aimé et reposa son menton contre ses phalanges, affectant des airs de curiosité décontractée. Un sourire se fraya un chemin sur ses lèvres, et il consentit enfin à s’adresser au guerrier directement :

« Oh, oui. Chacun y retourne un jour, ne t’inquiète pas pour cela, Chasseur. »

En créole, ce genre de réponses s’appelait un foutan. Bien sûr qu’il dédaignait l’ordre de l’inconnu : il était maintenant beaucoup trop intrigué par ce fourmillement indéfinissable qu’il devinait sous la peau d’airain du chasseur pour prendre ses requêtes au sérieux. Ce petit quelque chose qui lui échappait, et avait hameçonné toute son attention. La perte de Bien-Aimé, ou ce qu’il avait bien pu causer à l’extérieur du Bayou n’étaient plus qu’un insignifiant détail, à présent. Cependant, sans doute au vu de l’expression du Peau-Rouge, il esquissa une moue taquine, avant d’ajouter :

« Mes pauvres chéris n’aiment pas la pluie. »

Le sourire fendu s’étira. Il fit un signe de tête léger, comme pour désigner l’allure générale du Peau-Rouge détrempé :

« ...Ils ne semblent pas être les seuls, d’ailleurs. »

Le Guédé pencha la tête de côté, toujours attentif à ce qu’il percevait chez le guerrier. Le grand gaillard respirait la force et quelque chose d’infiniment plus bestial encore – mais n’était-ce pas monnaie courante pour le clan de l’Ours ? Ils s’attachaient à des Zams d’animaux. Un bel art, pas aussi éloigné qu’on le croirait des pactes anciens qui enracinaient Erzulie-Sans-Nom à ses serpents. Mais c’était encore autre chose qu’il devinait chez l’archer. Un nafèr qui fleurait l’argile et le danger. Lui qui parlait de retourner les morts à la terre avait sur lui ce presque lambeau de tombe, une bizarrerie que le Baron ne s’expliquait pas tout à fait, car l’homme en face de lui semblait bien vivant, et en possession de son zam.

Et le Baron Dimanche étant un grand curieux, et surtout un très grand menteur, il décida de changer de ton.

Celui qu’il prit ensuite était bien moins badin, plus grave - presque égal à celui sentencieux du Peau-Rouge. Il se redressa, une main toujours posée avec élégance sur l’épaule de son mort-vivant, l’autre trouvant appui sur le bras d’un autre Brûlé.

« Chasseur, tu n’ignores pas sur quelles terres tu te trouves…  »

Le ton presque badin de l’homme-nuit l’étonne, sans qu’il ne le laisse transparaître. Le guerrier n’est pas familier des gens des Marais. Le guerrier revint de la glaise peu après leur arrivée.


Ils ne sont pas d’ici, ils ne sont pas de cette terre. Ils ne sont pas des leurs. Alors Grizzly n’a pas vraiment besoin de s’y attarder, ni de faire preuve de respect. Il a déjà fait montre de plus de patience qu’il n’en avait. Et la condescendance qu’il pense percevoir suffit à l’ébrouer.

Il ne répond pas à la provocation. Il a suivi attentif, l’intention arrêtée de l’incarnation par deux fois ramenée et se jure de le réduire en cendre dès qu’il en aurait l’occasion. Que l’héritier sombre ne puisse plus jamais le relever.
Grizzly n’aime pas ce qu’il sent peser sur lui. Il n’aime pas la pesanteur du regard par trop rougie. Toute son attitude en fait, suffit, à le mettre hors de lui, et les derniers mots prononcés créent l’étincelle.

Ses paupières se plissent, jaugeant la portée des serviteurs qu’il aurait –dans un premier temps – à immobiliser. Pour ensuite donner leçon à leur Maître.


« Et quelles terres crois-tu posséder ? Quel droit crois-tu avoir sur elle, sur eux – il désigne les marcheurs – ou même sur Grizzly ?
Grizzly Funeste t’aurait déjà tranché la gorge si tu n’avais été fils d’Hastsezini. »

Grizzly se fiche bien de ses chances de réussite ou de la différence de capacités. Il a toujours été prompt à se mesurer, même dans l’inégalité à survivre ; cela ne l’avait… jamais arrêté.

Le tomahawk joue d’une main à l’autre. L’Ecorché s’est même avancé bien plus près, malgré le limon et les terres humides bien éloignée de ses terrains de prédilection.
Il a pris l’injure – comme la menace – au sérieux, est prêt à faire pleurer des fleurs séchées sur les bouches craquelées.

« On ne s’attaque à l’Ours sans en payer le prix. »

Il a suffisamment prévenu des valeurs de son clan, l’homme de nuit n’a voulu écouter. Grizzly avait fait l’effort de ne pas immédiatement s’emporter. Il était dans son droit et il le savait. Les marcheurs de morts… Il les condamnerait.

« Grizzly Funeste te laisse une chance ; une seule, de laver l’injure que ta créature et toi, avait proférée. Et ne me parle plus des terres que vous n’avez jamais possédées car même le respect de Grizzly aux Manitous ne saura t’épargner. »

Il n’est pas fin stratège, le funeste, ni diplomate, ni recherché. Il s’est annoncé. A son tour de … provoquer assez pour qu’elles l’attaquent ; ces créatures bientôt cendrées. Qu’elles soient l’excuse à la débauche qu’il a grand hâte d’acculer.

Ainsi, son nom est Grizzly Funeste.

Bien trouvé, ce nom. Bien assorti au visage contracté, à la pression de sa main sur son tomahawk, à l’étincelle furibonde dans ses yeux. Il n’avait pas fallu grand-chose pour l’attiser, d’ailleurs. C’était presque trop facile.

Le Baron donnait tout l’air d’écouter attentivement le chasseur. Mais il le regardait comme on surveille le feu de bois sous sa marmite – en pensant à autre chose. Il fallait savoir que la rengaine sur la souveraineté du Bayou, il l’avait déjà entendue plus d’une fois ; et quitte à y prêter attention, il préférait encore la voix riche et mélodieuse de ce bon vieux Louis Riverside à l’avalanche de pierres qu’était la voix du Piccaninny. Mais ça l’avait fait sourire, cette indignation spontanée. C’était bien de s’indigner. Le Baron avait tendance à croire, faute de bien les connaître, que les natifs de l’Île étaient trop enclins à déguiser leurs renonciations sous un masque de sagesse ou de philosophie, et qu’ils gaspillaient leurs talents pour complaire au marmay. Ce chasseur, au contraire, s’était embrasé sur un presque-rien, un début de phrase tout au plus, et invoquait ses manitous et son Hastsezini tout en jouant de sa hachette. C’était ravissant à voir.

Et bien entendu, le Baron désirait en voir plus.


Les doigts d’artiste du Baron pianotèrent avec lenteur sur la peau carbonisée de son serviteur. L’or safrané de ses bagues luisait tout doucement. Il prenait le temps de réfléchir, scrupuleusement indifférent à la colère de son vis-à-vis, et cependant attentif à ses moindres gestes. Finalement, comme tiré de ses pensées par la dernière menace de l’Ours, il fit de sa choix chantante :

« Mon pauvre chasseur, es-tu perdu ? Les choses changent toujours au Pays de Jamais... »


Un geste de main badin, comme si sa succincte réplique suffisait à balayer les mots hachés du Peau-Rouge. A nouveau, le sourire amusé. Il ne résisterait pas longtemps à l’envie de jeter de l’huile sur le feu. Pour savoir ce qu'il cachait ? Peut-être. Pour se divertir? Absolument. Et il y avait sans doute des milliers de motivations noires et secrètes comme les rivières sous la montagnes pour justifier l'étincelle de malice qui éclaira son regard à ce moment-là.

Discuter ne l’intéressait guère, en somme : il voulait le voir en action. Et si ce dernier semblait déjà prêt à se jeter à sa gorge, qu’il vienne. Le Baron La Croix ne refusait jamais une petite danse avec le danger.

Autour de lui, ses morts s’agitaient à mesure qu’ils percevaient l’animosité grandissante du Peau-Rouge, prêts à intervenir, rendus avides de violence par la Pluie qui accablait l’île.  

Il ajouta alors, avec du miel et du piment dans la voix :

« Mais dis-moi, je t’en prie : comment vais-je donc pouvoir laver cette vilaine, vilaine injure ? »

Il le fait exprès. Tout aussi impulsif qu’il était, Grizzly n’était pas idiot. Chez cet être la provocation n’avait rien d’inconsciente, il savait où et comment appuyer. Il n’avait pas à faire à n’importe quel adversaire.


Il en avait scalpé pour moins. Des hommes. Des visages-pâles. Des papooses de l’arbre. Des humains. Là où la chaire et le sang coulait, est-ce que la lave bleuie de ses veines éructerait seulement ?

Grizzly était chasseur. On ne s’attaquait pas aux grands prédateurs sans l’affaiblir avant, à moins d’y être acculé.
Ses poings se sont de nouveau resserré, ses phalanges font blanchir sa peau ambrée.
Le fils d’Hastsezini avait-il le moindre honneur ? Ou était-il corrompu lui aussi de putrides intentions ?
Grizzly n’aime pas – trop longtemps – juguler ses questions, ni même se les poser en fait. L’absence de réponse n’est parfois pas si importante, l’essentiel est d’être sauf, ses valeurs intactes, fierté lavée de toute opprobre.

« Tu ne connais RIEN de ce monde. Tu es comme ces blancs, tu prends sans rendre, ne fais pas semblant de connaître nos Terres. »

Il s’est déplacé sur le côté. Grizzly aurait dû préparer des pièges, il aura manqué de discernement. Il n’ira pas mourir idiotement n’est-ce pas ?
Tant qu’il peut encore se contenir alors que la bile lui dévore déjà les tripes, qu’il sent bouillir en lui les grondements contrariés de celui à qui on tentait de résister.

Ce n’est pas n’importe quel ennemi. C’est un chamane d’ombres et de flammes quand Grizzly n’avait pour magie que son essence trahie.


Mais sa quête le confrontait aux démons de tout acabit. Il n’irait pas reculer, même par ignorance. Si c’était ce que ce chamane voulait, il y répondrait avec une généreuse violence.

« Je tuerai d’abord celui-là. » - Il désigne le marcheur dont le baron prenait appui.

« Tu ne le relèveras pas. » - C’est un sourire défiant qui l’oppose.

« A moins que tu n’aies besoin de tes esclaves pour m’affronter. Vous autres, étrangers, envoyez toujours les plus faibles en premier, pour vous protéger. » - Il crache dans la boue à cette dernière tirade.

Grizzly a compris que la peau de nuit ne cherchait pas sérieusement à se racheter.
Il lui avait laissé une chance. Plus qu’il n’avait jamais donné. Il n’avait plus besoin d’expliquer. La créature comprendrait. Et peu importait en fait, s’il réussissait à la faire taire.

Alors chamane, as-tu un honneur ?

Le Guédé resta silencieux, du silence poisseux propre aux gens du Bayou. Le regard fixe et éparpillé tout à la fois. Silhouette rouge et noire à peine définie contre le bleu mort de la mangrove, presque fondue dans ses ténèbres. Toujours, ses orbites et ses failles y brillaient comme des flambeaux. En contre-champ, il y avait le Grizzly, immobile, tendu comme un arc, l’arme à la main, envahissant l’espace étouffé de la mangrove de sa seule et trop intense présence.

La Croix aimait bien le sourire du chasseur, l’assurance dans sa voix.

Et il lui rendait volontiers la pareille, avec ce qui semblait être un enthousiasme grandissant.

Il s’amusait. Beaucoup. Presque trop.

Il en oublierait ce qu’il voulait à la base obtenir de ce turbulent intrus. Non pas qu’il fût déconcentré par les menaces et les invectives du chasseur – à son sens, il ne disait rien de nouveau. C’était comme si le Peau-Rouge rongeait son frein en mordant ses propres mots à n’en plus finir, juste pour ne pas céder tout de suite. Le Baron avait saisi dès ses premiers mots qu’il en avait après son Bien-Aimé. Qu’il vienne, alors, sans tarder davantage. Il voulait le voir à l’œuvre afin de mieux le comprendre ; le reste, y compris le manque de respect, ne relevait plus que du détail insignifiant.


Tu te demandes si le Baron Dimanche a de l’honneur, Grizzly Funeste.



L’honneur est un noble métal qui s’amollit dans sa main. Il refaçonne la morale et joue avec sa forme pour en  tirer ce qu’il veut. Ce qu’il croit vouloir.


« Té! Je suis tombé sur un donneur de leçons, commenta enfin le Diab sur un évident ton de taquinerie, une main ramenée sur sa hanche. C’est nouveau.»

Nouveau. C’était presque formulé comme un compliment. Le Baron bougea, de sa démarche de danseur, élégant jusqu’au bout des doigts. Il se désolidarisa de son serviteur, glissant dans l’air lourd du Bayou sans jamais toucher l’eau. Il s’éloigna un peu, en retrait, laissant jusqu’au dernier moment sa main s’attarder sur l’épaule brûlée avant de le lâcher tout à fait.

«Arcout’ sa, écoute bien, mon tout beau: je t’offrirai réparation.»

Bien-Aimé s’agitait et s’ébrouait, l’air agacé depuis que le chasseur l’avait désigné, et encore plus depuis que son maître s’était éloigné. Les autres faisaient de même, assaisonnés de cette pluie salée qui rend fou. Ils formaient un barrage de corps brûlés entre le chasseur et lui – Mogaté et Nafèrla en première ligne, Zézère, puis Bien-Aimé. Leurs dents claquaient pour mordre et leurs doigts charbonneux pétrissaient l’air, avides de griffer et d’arracher. L’eau limoneuse suçait leurs jambes dans un clapotis pesant. Ils avaient beau avoir l’air féroce, ses beaux garçons, la Pluie les avait déjà considérablement affaiblis. Le chasseur pouvait bien les « tuer », si tel était son désir.
Le Baron les considéra d’un œil tendre, avant de reporter son attention sur le Grizzly Funeste. Il se fit distraitement la réflexion que la pluie lui avait apporté de biens étranges cadeaux, jusqu’ici. Puis il ajouta, la voix claire et presque chantante :

«...Si tu arrives jusqu’à moi.»

Encore une fois, le sourire. Les yeux de lave, réduits à deux fentes qui brûlaient du bleu.  

«Quelque chose te mange. Montre-moi.»

Il ne le comprend pas. Ce peau-sombre aura probablement aussi laisser brunir de trop sa cervelle, peut-être aura-t-elle rôtie par son sang ou la corruption de ses servants. Le fils d’Hastsezini est probablement dément et l’Ecorché regrette d’avoir peut-être espéré qu’il en soit autrement. Il était exactement ce qu’il en attendait de ses voleurs de terres et d’esprits. Celui-la n’était pas plus respectable que ceux qui s’étaient laissés allé. Comme le démon, comme Wendigo et comme tous ces monstres sans noms dont il chassait l’écho.

« Quand ce sera fini, Grizzly prendra ton cœur et l’offrira au Volcan. C’est Lui qui te mangera. »

Que l’avorton dégénéré soit purifié. Il ne pensait pas même à le dévorer. Le chamane était sorcier mais sûrement pas guerrier et indigne aux reconnaissances que le Funeste leur accordait.
Le peau-rouge ne cherchait plus à décrypter l’énigmatique charabia du guédé, l’action avait toujours eu sa préférence.

Il sourit à son tour pour reculer aussi prestement qu’il s’était avancé et s’extirpa du limon en se hissant sur une haute racine sans la moindre hésitation, ni glissement.
Comme s’il s’était ancré à la Mangrove, ignorant la démangeaison salée des gouttes et de l’eau croupis ; Grizzly a dégainé une flèche et viser entre les deux yeux du premier mort-en-peine.
Il est encore trop proche, il ne faudrait pas qu’il termine comme ces brunit. Il ne laisserait pas faire, et c’était un cadeau que de les rendre à la Terre, à la mère dont on les avait arraché.
Qu’ils puissent rejoindre le Cycle qu’ils n’auraient jamais du quitter.

Grizzly enchaine, touchant de ses doigts les lames différentes de ses flèches qu’il prend de son carquois sans donner l’air d’y faire attention. Différentes selon la chair à traverser. Différentes selon l’effet désiré. Les Piccaninnys étaient maitres en la conception d’armes à tuer.
Le second zombie tout aussi excité que les autres s’est lui aussi avancé, et Grizzly vise les chairs décomposées de l’une de ses jambes, enchainant les flèches jusqu’à la disloquer.
Le Peau-rouge n’a pas besoin de rage, il s’exécute. Il exécute, analyse et expérimente les réactions de ce drôle de gibier, cible pour que ce ne puisse plus se relever.
Il veut tuer celui qui aura menacé son chasseur, c’est vrai. Mais l’excitation grandit à la mesure de leur pas, de leur danse aussi terrible que fébrile. Grizzly aime voir s’écrouler l’ennemi.
Grizzly aime voir gicler la sève de leur peaux ; ce que ces marcheurs d’ombres ne lui offrent pas. Une frustration qu’il détourne d’un raclement de gorge, et d’une langue humidifiant ses lèvres salées.

Il vise le sorcier-démon.

Juste pour voir.

Le chasseur lui avait promis de lui arracher le cœur, de le jeter à l’autre volcan. La menace, somme toute semblable aux autres vociférations du Piccaninny, était amusante. Qui mangerait qui, vraiment ? C’était un mystère qu’il lui faudrait élucider un jour, en vérité. Mais en attendant...

Le Baron ne bougeait pas.

Et il était difficile de savoir s’il jouait alors le rôle de la cible ou du spectateur. Sur un trône de vieux palétuvier rouge, il observait le chasseur en action: la façon dont l’humain se déplaçait, les nœuds sous sa peau d’airain quand son bras allait piocher des flèches dans son carquois, le pli entre ses deux yeux pleins de fureur. Il le regardait avec beaucoup trop d’attention, comme si ses yeux cherchaient à lui crever le derme, à regarder en-dessous ce qui s’y tramait. Et cependant, tout en ayant l’air absorbé par on ne sait quelle sombre rumination, ses mains s’activaient.

Clap.

Clap.
Clap.

A chaque flèche décochée un écho sonore frappé entre les paumes du Guédé. Un rythme naissait tandis que ses Grands-Brûlés trébuchaient, râlaient et gémissaient sous les coups du Grizzly. Il dansait presque, le Piccaninny, furieux et exalté par le défi qu’on lui offrait. Et le Baron battait la mesure, granitique et incandescent.

Un air lui roulait dans la gorge, profond et presque semblable aux distants murmures d’un orage. Une mélodie se tissait d’elle-même, calquée sur la violence précise et monstrueuse dont l’Indien faisait la démonstration. Oh, quelle belle sorcellerie on pouvait tirer de cette furie-là. S’il savait !


Bien-Aimé tomba dans l’eau brune avec un râle enragé.

Le Baron inclina la tête vers lui, une infime moue au bord des lèvres – et quand il reporta son attention sur le chasseur, ce fut pour voir l’arc tendu et la flèche pointée vers lui.

Bien, très bien.

Le fredonnement s’éclaircit soudain en un véritable chant lorsque le sorcier ouvrit la bouche, et dans sa voix claire s’entendait nettement le sourire qui étirait ses lèvres. Son regard devint plus brillant qu’il ne l’était déjà, et les crevasses qui couturaient sa peau fulminaient d’un éclat volcanique, jetant une lueur nouvelle dans le sous-bois du Bayou. Un crépitement abyssal faisait vibrer les os des vivants tandis que la note chantée se prolongeait, puis s’ornait progressivement d’un glissando sinistre.


La flèche, décochée avec force, se logea profondément dans la chair carbonisée, arrachant un râle étouffé à sa victime.


Bien-Aimé retomba à genoux, la tête rejetée en arrière sous la violence du coup. Le fidèle serviteur, qu’il l’ait voulu ou non, s’était brusquement redressé aux premiers accents chantés pour servir de bouclier à son indolent maître. Son corps massif s’affaissa dans la glaise obscure de la mangrove, mais son immobilité était sans doute traîtresse : ses yeux brûlaient de nouveau d’un éclat ravivé, et les autres défunts criblés de flèches eux aussi frémissaient au sol, le regard incandescent, leurs doigts pétrissant la boue pour y trouver appui. Et surtout, au bout de leurs lèvres rigides s’attardaient un murmure à peine audible, un écho docile au chant du sorcier.

Il suffisait de souffler sur les braises pour rallumer le feu, et un feu n’est jamais tout à fait éteint pour le Guédé La Croix. Ce dernier éteignit doucement sa note et la ponctua d’un sourire large, les mains ouvertes vers le chasseur. Il reprit la parole, mais avec encore dans la voix des accents chantants, comme s’il se moquait gentiment de Grizzly Funeste :

« Arrête de jouer avec tes flèches, don. »

Un nouveau geste de main – tout à la fois invitation et provocation.

« Je te l’ai dit : viens jusqu’à moi. On verra si tu as le droit de me toucher. Si ou gagn’. »

La pesanteur de son regard le ronge autant que la pluie, enflant le rouge, celui que les larmes d’argent cisèlent jusqu’à l’agacer, plus si loin de crever la peau qui la contenait; sa rage.

Grizzly sent, par un étrange instinct, une connivence primale. Il sent, il ressent, l’animal. Emporté sous l’élan de ses pas et ses déclinaisons macabres; Grizzly sent les yeux magma, il sent bien ce qu’ils tentent de provoquer, d’attiser comme ils savaient le faire, de réveiller comme ils le faisaient des demi-morts.
Comme le crotale d’un charmeur de serpent ; c’est une danse hypnotique dont le Grizzly s’est, malgré lui, laissé happer. Entrainé presque transi, sans pouvoir se détacher de son instrument.


Grizzly n’aime pas être utilisé. Il est celui qu’on ne peut maitriser, et cela, Guédé ; il t’en fait serment. S’il danse sous ton chant ; il t’imposera sa propre cadence, même entrecoupée de brunis que tu relevais. Maudits ; au son de ta voix.


Même si enfle, à mesure que ton regard le brûle ; un tout autre grondement. L’Animal, mais plus encore, la plus déviante primalité qui entend bien l’appel, qui veut répondre à l’invite. Encore reléguée derrière la peau du Guerrier, elle veut sa part pour se gorger d’un nouveau nectar, de l’ignescent fils d’Hastsezini qu’elle voudra éprouver.

Cela le démange d’avantage, comme une nuée de moucherons gênant, revenant par slave, les poussées surviennent par vagues, rendant ses gestes plus erratiques. Sa vue plus trouble.

Il sent qu’il y répond. A sa manière. Au son scandé, son corps réplique. Est-ce que le Démon-Sorcier lui aurait fait quelque chose ? Il n’aime pas ce qu’il ressent, cette torpeur anxieuse mêlée de frénésie avide. Il y a quelque chose qui le dépasse, le submerge, quelque chose de familier qu’il peine à reconnaître. A le vouloir du moins.


Son intuition le pousserait à écourter la confrontation, son honneur lui interdit la fuite et l’irascibilité affaiblit tout acte raisonné.

« Tu es fou. Tu n’es pas fils du feu, mais du Démon. Il n’y a rien à respecter. »

Le brave crache à terre, dans le limon.

« Comme ses Blancs ; est-ce que tu t’amuses de ce que tu leur fais ? »

Son bras désigne les cadavres qu’il avait pour beaucoup, mutilés. Car pour le peau-rouge, c’était le sorcier le coupable, le sorcier qui choisissait de s’amuser de ses coquilles vidés d’âmes de guerriers. Le sorcier qui les hantaient, le sorcier qui continuaient de les faire souffrir retenu dans un écho de vie. Le sorcier qui perpétuait leur agonie.

Il n’y avait pas plus de respect pour ceux qui le défendaient. Et cela l’écœure, l’éructe de l’intérieur, alimentant un peu plus ce qui n’avait jamais eu besoin de l’être.

Grizzly laisse tomber l’arc et le carquois ; s’il le faut, il le hachera. Qu’ils se relèvent donc, ses agonisants ; qu’ils se relèvent… une fois réduit en miette par le tranchant du Tomahawk ; il leur imposerait le repos que leur vivant aurait mérité. Et les brunit même rampant faisait naître en lui un nouveau respect. Ils n’étaient qu’esclave d’une autre volonté. A affranchir. A soulager.

Il ne s’attarderait plus, arrêterait de danser, c’était son rythme qu’il imposerait.

« De droit, tu n’en as aucun. Pas sur ces Terres. Laisse Grizzly venir, au lieu de continuer de les faire souffrir. »

Il crache ces mots comme du venin, à ses lèvres, une écume perle en coin. Les yeux de l’Ecorché à leur tour se sont embrasés, comme en reflet. Et il sent, le guerrier, la brûlure venir de plus loin. Il sent l’afflux de chaleur emmêlée à la puissance dont il n’avait jusque-là usé qu’avec parcimonie.
Autour, le visage du Baron n’est plus que brasier.

Et Grizzly rit.
Grizzly ?

Ses yeux brillent quand il se jette dans l’incandescente mêlée, s’acharnant sur les crânes à démanteler, l’interstice de vertèbres à briser. Sans finesse, sans cibler. Il détruit pour annihiler.


Ce qu’il demeure du Peau-Rouge s’est raidit pourtant, en dernier sursaut, quand entre ses crocs, il recrache la chair calcinée qu’il avait arraché ;

« Fuis. »

Tant qu’il était encore parcouru d’éclairs de lucidité, sans avoir même la conscience de ce qu’il essayait toujours de… brider. Grizzly a toujours anticipé le danger, l’a toujours vu venir, bien avant les autres Guerriers, bien avant les premiers signes à trahir.
Et ce, même… s’il l’incarnait.

Enfin !

Enfin il comprenait. Il saisissait mieux ce qui dévorait le guerrier du clan de l’Ours : une rage terrible, une malédiction d’une rare violence. Le Grizzly n’était plus lui-même; c’était comme s’il avait revêtu une peau de bête. Son âme même semblait moins là, engoncée, quasi étouffée par une pelisse de monstre épaisse et hideuse.

Dimanche le considérait avec attention et une satisfaction manifeste, comme on observe une fourmilière s’affoler après y avoir donné un coup de bâton. Le sacrifice bien relatif de ses serviteurs offrait le double avantage de les épuiser de la furie que leur inspirait la pluie autant que d’aider à découvrir ce que cachait le chasseur sous ce rire inattendu. La furie du Grizzly était bien sûr impressionnante à voir, son expertise en destruction forçait sans doute le respect...mais elle avait de moins en moins l’air naturelle.

L’intuition du Guédé fut instantanément confirmée par la voix rauque de l’Écorché. Un avertissement, une mise en garde. Un simple mot. Fuir. Le Baron plissa légèrement ses yeux flamboyants, un sourire glauque contenu au coin de ses lèvres – eh bien, ne voulait-il plus lui arracher le cœur ? N’était-ce pas l’occasion rêvée de le faire ? De quoi avait-il peur, maintenant, ce pauvre animal, sinon de sa propre ombre grandissante ?

« Pauvre Chasseur... » répéta le sorcier avec lenteur. « Sais-tu seulement ce qu’il te prend ? »

Le ton tenait presque du murmure, et la question était peut-être davantage destinée à lui-même. Il tapota son menton du bout de l’index, la moue songeuse. Il ne paraissait pas excessivement inquiet du danger évident que représentait le guerrier, mais il était difficile de déterminer si c’était par bravoure, suffisance ou négligence. Finalement, et tandis que Grizzly Funeste s’approchait inexorablement avec sa hachette au poing, le Baron se redressa de toute sa hauteur, lévitant au-dessus des racines noueuses de la mangrove. Il tendit la main vers le chasseur, dépliant délicatement ses longs doigts ornés de bagues comme pour le désigner. Sa voix s’éleva à nouveau, mais cette fois-ci en chant clair, sonore, aux modulations maîtrisées. Puis, au détour d’un sourire presque bienveillant, il sema des mots sur sa mélodie :

L’éclat bleuté de ses yeux creux gagna en intensité, jetant des escarbilles brûlantes sur ses tempes sombres – et dans la boue criblée de pluie, ses serviteurs gémirent un écho sinistre, une prémonition toute destinée au Grizzly:

« In mons la souk a li ayo ! »

Dimanche laissa échapper un rire bref, et son chant continua à vibrer sous les basses frondaisons de la mangrove, envoûtant et envoûteur, investi d’une puissance sinistre qui ajoutait une portée irréelle à sa voix. Les lignes outremer sous sa peau étincelèrent comme jamais, grignotant sournoisement les berges de ses profondes et béantes cicatrices. Son éclat froid jeta des reflets étranges sur les arbres et feuillages alentours, sur l’eau limoneuse et la peau de bronze du chasseur...et sur les corps morcelés, hachés de ses morts-vivants. Soudain, à l’unisson, les pantins de chair calcinée se mirent en mouvement : même s’ils avaient été mis à genoux par la violence du combat, l’un brandit son bras pour saisir le poignet du guerrier, un autre planta ses larges mains sur le bras armé de Grizzly funeste. Un autre encore, le crâne ouvert et béant sur l’étincelle surnaturelle qui animait son regard, s’enroula autour des jambes enlisées du mortel pour lui faire barrage. C’était moins leur force propre que la magie du Baron qui maintint l’Ecorché immobile. Le sorcier s’approcha, glissant sur la surface de l’eau tandis que son chant s’atténuait petit à petit, sur des notes prolongées et presque mélancoliques. Enfin, suffisamment près du guerrier pour que ce dernier sente sur son visage l’ardeur de ses flammes, il ajouta d’une voix tranquille :

« Ne t’inquiète donc pas pour moi, Grizzly Funeste. Il te faudrait un peu plus que ton tomahawk pour venir à bout d’un fils de Démon... et d’un fils de Brigitte. »

Son sourire large révéla un instant le beau diastème qu’il avait hérité de sa mère, et il se pencha encore un peu, comme pour inspecter le visage du Piccaninny de plus près. Son regard incandescent sembla glisser un instant sur la cicatrice qui labourait le torse du guerrier, puis remonta vers ses yeux sombres, brûlants d’une rage fiévreuse qui n’avait rien d’ordinaire. Le Guédé cilla lentement et ajouta, les mains dans son dos et la tête penchée de côté :

« J'ai rarement vu de malédiction aussi...féroce. Étonnant que tu sois encore en vie, Chasseur. »

Le guerrier gronde, membres arrachés épars des trop levés, s’il ne comprend pas les mots il sent leur condescendance. La Bête n’a pas l’honneur du brave, elle aime à s’amuser de ceux qui la sous-estime. Ils donnent toujours un peu plus, leur goût, leur sanctuaire, l’échappée de leur esprit… lui attise encore plus l’appétit.
Entre ses dents… ses crocs ? Luisent les plus cruels échos.

L’oiseau luminescent s’élève plus haut, comme on tenterait d’épargner un plat plus alléchant… à l’affamé bourreau. Il l’entend chanter, il l’écoute presque, le visage déformé d’expression simiesque. Ce qui reste de Grizzly Funeste est couvert de morceaux de chairs trop brunes, il n’y a pas vraiment de sang, mais un peu de limon dégoulinant, celui qui se mêle aux plaies que les putrides avaient réussi à lui infliger. La main de sa proie s’étend, comme une aile, vers lui. Il voudrait l’agripper, l’attraper, l’arracher, s’amuser de l’écartèlement. Aller plus loin qu’avec ses morts bougeant. Son regard s’est lui aussi rougie, il voit le sourire ; il voit le défi.

Et les voix bruissent, répondent en écho, le cernant d’un maléfice que l’Enragé sent, hume en se léchant les babines.


Les eaux dans lesquelles il s’est enlisé semble le démanger, il sent la brûlure. Il l’ignore. La douleur alimente un peu plus l’ardeur.


Toute la scène s’est transformée, les reflets bleuis de flammes, la danse du guerrier investi… possédé, qui se jette sur le premier mouvement, qui continue d’écraser ce qui osera remuer encore. Mais il n’est pas amateur de charnier. Grizzly Funeste en-dedans veut du frais, du vivant, ce qui reluit chez l’entité le surplombant.
Les murmures aussi ont augmentés, comme ses grognements, sa respiration saccadée, excitée à l’idée du banquet promis. Il irait en chercher d’autres après.


Ils le cernent tout à la fois. L’étouffent, l’agrippent, sous leurs doigts décharnés, ce qu’il reste d’intact ou d’entier de leurs membres. Ceux qu’il n’aura pas encore eu le temps de pulvériser, l’Enragé essaie de se dégager, d’un coup d’épaule pour repousser une des attaques, il roule sur lui-même, sans réussir à se départir de la toile tissée par les chaires rattachées, par les fluides rampants qui l’agglutinent beaucoup trop près des terres inondées. Il gronde encore plus fort, il n’y a plus rien à articuler, si ce n’est la frustration du prisonnier.


Il n’entend rien de ce que le guédé prononce, il n’y a que le désir d’en finir, de jouir de ce qu’il aura pu prendre, de la vie qui ira s’échapper une bonne fois pour toute.
Qu’importe à qui il s’adresse. A qui il croit avoir à faire, pouvoir raisonner, l’avidité accentue sa colère, ses mouvements. Jusqu’à venir à bout des tendons branlants qui contenait un de ses bras, sa main couverte de boue est comme projetée sur un des pieds lévitant. Et il l’agrippe de toutes sa force contrariée pour l’attirer à sa hauteur. Plonger le feu un peu trop rieur dans la même eau qui le rongeait. Peu importe que les reste des bruissant lui lacèrent le cuir, peu importe que se dessine sur lui d’autres sillons carmins. Il ne veut pas qu’ébranler le volant, il veut jouer avec.