Le vide le déséquilibre. Peu surprenant, puisque même auparavant, Sky n’était pas adroit—une plaisanterie récurrente, maladresse jugée maladive, sans comprendre que le terme avait tout son sens—et le skateboard s’échappe sous ses pieds, continuant sa route jusqu’à ce qu’il parvienne à le rattraper. Seul le silence est présent dans le coin du Ranch. Les pirates se reposent, leurs vils projets mis de côté. Ah, est-ce possible de se moquer à présent qu’il est devenu traître, complice d’un crime dont il ignore le contenu ? L’adolescent essaye de ne pas trop y songer, de se focaliser sur les médicaments que le docteur—le vrai, pas l’autre qui l’embête—lui offre pour soulager un peu son organisme. C’est drôle, non ? Parce que Sky a des douleurs chroniques, et à présent, s’ajoutent des maux fantômes.

La frustration se noue dans sa gorge, tandis qu’il repose son pied contre la planche de bois. Tenir debout immobile c’était déjà dur, mais pendant que les roues se déplacent sur le sol ? Il a l’habitude d’échouer, ce qui ne signifie pas que c’est agréable. Une fois que les gens commenceront à se lever, à revenir à la vie, il lui faudra disparaître dans une chambre à l’écart, parce que des pirates peuvent vous sauver et d’autres peuvent vous tuer. C’est comme ça, on ne change pas les choses immuables.

Non, c’est des conneries—le terme résonne avec une agressivité nouvelle dans son esprit, et ça ne l’émeut pas particulièrement—tout peut devenir différent. Pire, surtout. Le skateboard confond avancée et recul, le faisant trébucher, tandis que sa manche de sweat nouée—ça fait un poids au bout, ce qui le perturbe moins—s’agite inutilement en brassant de l’air. Faut dire que le cache sur son œil cache cette vision pitoyable, mais sans il aurait réalisé la proximité du mur.

Agacé, son pied envoie son nouveau jouet devant lui dans le couloir, aussi fort que possible. Ce n’est pas comme s’il risquait de faire chuter une âme malencontreuse, de toute façon.

Jim n’était pas du matin. C’était bien pour cela qu’il avait pris l’habitude de se lever avant les autres. Ainsi, il pouvait profiter du calme avant l’effervescence mais surtout prendre le temps de se réveiller à son rythme. Autrefois, il se serait nettoyé la figure et les mains avant de regarder le soleil se lever sur le pont du Jolly Roger.
Mais il était à terre et ces-temps-ci, le ciel restait plutôt sombre. Il se baladait donc autour du ranch et laissait l’air frais du matin encore humide le sortir de sa torpeur.

Jim resta un moment assis sur le perron, observant les environs. Il fallait prendre de la hauteur pour apercevoir le port et la mer. Pourtant, ça ne lui manquait pas. Pour la première fois, Jim se dit qu’une vie à terre était envisageable. Il pourrait s’y faire.

Un frisson le parcourut de bas en haut. Il décida de ne pas s’attarder plus longtemps au-dehors, au risque de tomber malade. Le mousse se faufila à l’intérieur, attentif au moindre bruit. Seulement quelques ronflements lointains. Tant mieux, il avait bien mérité quelques heures de tranquillité.

C’était ce qu’il se disait quand soudain quelque chose roula entre ses jambes. Il ne le remarqua que beaucoup trop tard : son pied se posa sur le bord de l’obstacle et dans un mouvement de levier, il bascula en avant.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Le mousse se redressa, porta la main à son front. Il ne s’était pas loupé : il avait une bosse. Fort heureusement, le bruit de sa chute ne semblait avoir alerté personne.

Le garçon baissa les yeux sur un objet qu’il ne s’attendait pas à trouver dans l’antre de pirates : un skateboard.

La chute est un problème, pas forcément le sien. L’objet était supposé continuer sa course jusqu’à un obstacle, et c’est ce qu’il a fait au final. Pas de la manière escomptée, le laissant avec le choix—ça n’en est pas un, il est trop attaché à ce nouveau membre qui remplace celui qu’il a perdu—de se fondre dans un coin ou bien de réclamer ce qui lui appartient.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

« Un skateboard, » il annonce.

S’annonce, aussi. Il n’a pas vu l’accident, pas été en mesure d’en mesurer l’ampleur ; le bruit par contre, le corps contre le sol, ça aurait difficile à manquer. Sky s’avance, pas sûr d’avoir parlé assez fort depuis sa position, peu préoccupé par la fameuse règle de ne pas se faire repérer par un quelconque pirate—ça devient habituel, leur existence n’est plus un concept qu’il peut ignorer depuis son lit. Ce dernier lui manque d’ailleurs, tandis qu’il marche jusqu’à voir un peu mieux à qui appartient à la voix.

Visage totalement inconnu, peu surprenant.

De la sueur perle contre sa tempe et il l’essuie avec le bout de sa manche.

Il a l’air jeune, quand même. Les pirates, ils sont tous vieux—pas trop comme Rain, ou vraiment trop fripés comme Earl. Celui-là, on dirait pas encore une momie, même s’il voit que le visage et que le reste l’intéresse pas du moment qu’on lui rend son bien.

« C’est mon skateboard, je m’entraînais à tenir dessus. »

Et non pas à faire chuter des âmes innocentes. Il aurait pu. Sky ne se lassera pas de sitôt de cette amertume qui ronge ce qui lui reste de son corps.

« Est-ce que tu comptes me le rendre ? »

— Un skateboard.

Jim leva le nez pour découvrir un garçon de son âge qui se tenait devant lui. L’inconnu qui le fixait avec un drôle d’air, lui et sa face de lune toute pâle. On aurait dit un enfant d’hôpital, tout fiévreux et en sueur. Mais le détail le plus surprenant, celui qui surprenait Jim, c’était son âge. Il était jeune. Un gosse, quoi. Comme lui en fait. Sauf qu’à part le mousse, le Capitaine ne tolérait aucun enfant chez les pirates. Bon, il y avait bien la petite assistante d’Earl qui se faisait discrète, et le règlement s’était assoupli dans tout ce chaos. Mais quand même… Qu’est-ce qu’un gosse foutait ici.

— C’est mon skateboard, je m’entraînais à tenir dessus.

Trop absorbé dans ses pensées, Jim ne fit pas immédiatement le lien entre ces mots et son exclamation de tout à l’heure. Mais lorsqu’il comprit, il retint l’essentiel de la situation : un gosse intrus pointait l’évidence au lieu de lui présenter ses excuses. En trois mots : foutage de gueule.

— Est-ce que tu comptes me le rendre ?

— Je sais très bien ce que c’est, je suis pas teubé ! coupa le mousse, exaspéré.

Il se redressa de toute sa hauteur, pas bien différente de celle du gamin qui lui faisait face. Il n’aimait pas la manière dont ce gamin le toisait, il n’aimait pas la manière dont ce type se baladait comme si cet endroit l’appartenait alors qu’il n’a rien à foutre ici. Mais plutôt que de sonner l’alerte, plutôt que de l’accuser… Il préférait se défendre, parce que c’était surtout un connard.

— Un Skate ! Non sérieusement, tu crois ?? C’est pas comme si j’en avais déjà vu plein vu que ça m’arrive de sortir de chez moi ! Crétin !

D’un mouvement rapide et maitrisé qui trahissait l’expérience, il redressa la planche en appuyant sur son extrémité. Il tendit le skateboard mais il n’avait qu’une envie : le frapper avec.

— Mais vas-y récupère-le ton skate ! Et désolé de m’être mis sous ses roues, c’est con, j’avais pas vu que j’étais sur ta piste privée.

Il ne lui avait toujours pas présenté des excuses.

« Je sais très bien ce que c’est, je suis pas teubé ! »

L’insulte le touche, quoique le sens du dernier mot lui passe au-dessus de la tête. Oh, c’est que ce machin blond l’accuse d’être stupide ? Sky, lui, ignorait totalement ce qu’était un skateboard, quelques lunes plus tôt. Rien de mal à ça, quoique visiblement c’est un crime impardonnable pour l’autre.

« Un Skate ! Non sérieusement, tu crois ?? C’est pas comme si j’en avais déjà vu plein vu que ça m’arrive de sortir de chez moi ! Crétin ! »

Dilemme—non, il n’y en a aucun. Nul doute que ses gardiens temporaires, comme si ces deux là avaient la moindre forme d’autorité sur l’adolescent, auraient des points de vue diamétralement opposés ; une ode à l’apaisement face à une provocation moqueuse. Le camp est rapidement choisi, sourcils froncés tandis qu’il baisse la tête, fixant l’inconnu avec une colère qu’il n’a pas la volonté de dissimuler.

« Pas moi, c’est le premier que j’ai vu, » qu’il répond tout en jalousant immédiatement la facilité avec laquelle cet espèce d’abruti ramasse la planche comme s’il était né dessus. Heureusement qu’il a balancé ces conneries de chevaliers et d’héroïsme au placard, il n’est plus d’humeur pour ces machins, les fioritures et les expressions pleine de malice.

« Mais vas-y récupère-le ton skate ! Et désolé de m’être mis sous ses roues, c’est con, j’avais pas vu que j’étais sur ta piste privée. »

Est-ce que provoquer un combat, lui balancer un ‘tu me fais chier’ ici serait exagéré ? Les insultes viendraient de ses blessures, de la chair à vif sous les bandages, pas d’une envie de provoquer le pire. Ah, il n’est pas doué, outre pour mentir, et là ça ne lui fait guère envie, de faire semblant de s’en vouloir pour un banal accident. Où sont les marques de l’âge sur le visage de son interlocuteur, pourquoi est-ce qu’ils se font face là, deux gosses entre deux ?

(Il a envie de—)

« Je ne voulais pas te faire tomber. Tu veux me casser la figure ? » Gueule, ça aurait été si vulgaire que Sky est incapable de le sortir. Trop récent, changement pas encore ancré dans ses membres. C’est une provocation claire et sans équivoque néanmoins, tandis que son regard refuse de quitter l’autre.

Le regard de l’intrus braqué sur lui comme les phares d’une voiture, Jim serra les dents. Il était partagé entre un profond malaise et un agacement grandissant. Ce type était du genre renfrogné, lui aussi. Seulement, il restait obstinément inexpressif. Jim aurait pu insulter sa mère qu’il aurait tiré la même tronche. Ce véritable mur dressé entre eux le crispait sévèrement : impossible de savoir ce que l’autre pense, impossible de savoir si c’est un abruti ou un psychopathe.

— Je ne voulais pas te faire tomber. Tu veux me casser la figure ?

Cette question lui fit l’effet d’un électrochoc. Jim, le skate toujours en main, eut un mouvement de recul.

Rien à faire, avec cette face inexpressive, il lui était impossible de dire avec certitude si c’était une provocation ou une … proposition. Dans le deuxième cas, l’intrus était un tordu. Et les tordus, c’est souvent dangereux. Pas toujours, mais souvent.

— Non.

C’était la seule réponse qui lui venait et garder le silence n’était pas une option. Cela aurait trahi une faiblesse qu’il n’assumait pas.

Le mousse se reprit. Il avait décidé de faire connaître ses droits et c’est ce qu’il allait faire mais… avec prudence.

— Un désolé, ça m’aurait suffi. On est pas des bêtes.

En tout cas, lui non. Mais l’autre ? Quelle drôle de dégaine. On aurait dit qu’une expérience ratée de Braumeister venait de s’échapper

Peut-être que ce malaise face aux autres, cette ode à la colère qui tourne dans son ventre inlassablement jusqu’à rendre ses muscles durs et impossibles à maîtriser, ça finira par passer. Sky n’a pas forcément le loisir de s’y intéresser, encore moins l’envie. Il bouille avec cette rage, s’y enveloppant avec soin, pointe d’amertume qui rend tout difficile à accepter.

« Non. »

Oh. Au milieu des pirates sanguinaires—ils ont tué des parties d’eux-mêmes, s’ils se tiennent ici, s’ils existent que ce soit en tant que perdu ou que pirate ou bien un entre deux désagréable—le refus est presque étrange.

« Un désolé, ça m’aurait suffi. On est pas des bêtes. »

Pretty serait horrifié, Sky songe avec un détachement qui le laisse perplexe, son compagnon si lointain—le sol menaçant de devenir instable sous ses pieds. C’est comme—des fragments, tout brisé, en miettes, avec des morceaux éparpillés autour de lui. Ses épaules se baissent, doucement, et il paraît un peu ennuyé par la tournure des événements, quoique pas très concentré.

« Pardon, » pas besoin de se justifier ou de dire pourquoi ça ne va pas, « je suis un patient du Ranch, Samuel. » Ses doigts restants se plient puis se déplient, un peu de couleur sur ses jointures, souvenir du coup qu’il a balancé dans la gueule de Rain il y a déjà un moment .

« Je ne suis pas encore très doué avec le skate—» Pas que ça soit une excuse, hein. « J’essaie d’apprendre. »

Son regard se redresse un peu, détaillant le blond. Rien de connu dans ses traits, quoique ce n'est pas surprenant, il a passé la majorité de son séjour allongé en voulant mourir.

A ces mots, Jim surprit un changement subtil chez son interlocuteur : ses épaules s’affaissaient légèrement. Il supposa que l’inconnu était surpris ou soulagé par son refus. Après tout, il n’était pas si costaud, peut-être que sa proposition n’était en fait qu’un coup de bluff. Mais avec ce visage impassible, rien n’était certain.

L’ambiance était moins tendue. C’était déjà ça.

— Pardon, je suis un patient du Ranch, Samuel.

Ok, ça, c’était bon signe. Jim sentit qu’il se calmait lui aussi : ces excuses le satisfaisait et il était soulagé de ne pas en être arrivé aux mains.

Mais… Samuel ? Le mousse fronça les sourcils alors qu’il décelait une incohérence. Mis à part le mousse, aucun enfant ne vivait parmi les pirates. En ces temps de crise, bien sûr, il arrivait de croiser des enfants perdus ou des habitants du bayou. Samuel ne ressemblait pas à un bayouteux et son nom n’avait rien de perdu.

Un faux nom ? A moins que ce ne soit Earl qui ai rebaptisé son patient ? C’était bien son style après tout. Après tout, il y avait déjà cette Azami qui trainait parfois dans ses pattes.

— Je ne suis pas encore très doué avec le skate. J’essaie d’apprendre.

C’était donc un accident de parcours, tout à l’heure. Compréhensible. Mais quand même, quelle idée de faire du skate dans un lieu de passage aussi étroit ! Et à cette heure en plus !

Jim décida de garder ces remarques pour lui. Après tout ça ne le regardait pas et le conflit venait tout juste d’être désamorcé.

— Moi c’est euh… Jim. Je suis le mousse du Jolly Roger. Enfin… j’étais.

Sans Jolly Roger, il n’était le mousse de rien du tout. Ça lui échappait parfois. Ces présentations avaient quelque chose de solennel qui le mettait un peu mal à l’aise, surtout lorsqu’il se rappelait qu’il n’y a encore deux minutes il l’insultait.

— Tu devrais peut-être essayer sur un terrain plus plat, n’empêche. Je veux dire, si tu as du mal à tenir dessus…

Il n’avait aucune envie de jouer les donneurs de leçon, ce n’était qu’un conseil. Et pourtant, il trouvait que ça sonnait… bizarre. Peut-être qu’il aurait mieux valu passer son chemin plutôt que d’essayer de lancer une conversation…

L’ambiance est passée, la tension dans l’air se retirant vers un lieu plus propice au conflit que ce couloir presque désert. Samuel—il n’a pas demandé à terminer ici, à devoir presque trahir pour survivre, à sacrifier ce qu’il avait toujours pris comme une évidence—débute dans les autres, dans ce qu’ils représentent, détails encore difficiles à distinguer. Son épaule presse contre le bois, contact bienvenu, pour éviter de montrer que ses jambes risqueraient de se dérober.

« Moi c’est euh… Jim. Je suis le mousse du Jolly Roger. Enfin… j’étais. »

Sont-ils tous coincés ici, en attente d’un changement, d’un nouvelle affection, ou bien une raison d’être ? A l’introduction, il n’apporte pas de réaction particulière, outre le nom qu’il articule sans un mot—tentative vaine de ne pas l’égarer trop tôt. Bien sûr, quelque chose cloche, chez eux, enfants qui se tiennent au milieu des adultes—de l’ennemi. Sky s’en serait offusqué, avant, de ne pas être à sa place.

A présent, il ignore s’il a véritablement envie de retourner au Grand Arbre, après.
Après quoi ? La fin du monde ?

« Tu devrais peut-être essayer sur un terrain plus plat, n’empêche. Je veux dire, si tu as du mal à tenir dessus… »

« Je ne suis pas supposé sortir seul, encore moins être vu, » son ton dérape, mordant sans prévenir. C’est évident qu’il a raté cette partie depuis un moment déjà, « le couloir est trop—réduit, » qu’il termine, un peu piteusement.

Désobéir ou bien rester là sagement, tel est son dilemme.

Sky n’a pas vocation à attendre que ses muscles se rétablissent, que son avant-bras manquant cesse d’être cette brutale sensation fantôme qui s’infiltre en permanence.

« La planche me change les idées—c’est tout ce que j’ai ici. » Instinctivement, sa main restante se referme autour de sa manche nouée, du vide sous son coude. Il inspire profondément, chassant cette impression d’inconfort qui ne cesse de grandir.

Loin de le contredire, Samuel répliqua d’un ton presque sec :

— Je ne suis pas supposé sortir seul, encore moins être vu, le couloir est trop—réduit.

Eh bien c’est réussi. Jim choisit de ne pas relever mais il n’en pensait pas moins. Ainsi donc Earl cachait des enfants pour les soigner. Enfin, il ne se voyait pas aller le lui reprocher : il ne faisait de mal à personne. Qui plus est, Tijl avait commis une incartade similaire pour le ramener avec lui au Jolly Roger.

— La planche me change les idées—c’est tout ce que j’ai ici.

Il ouvrit la bouche pour lui suggérer de lire un livre mais se retint à temps. Tout le monde ne savait pas forcément lire, et encore moins en anglais. Avec n’importe qui, il ne se serait pas gêné de le suggérer malgré tout mais Samuel avait quelque chose de spécial. Avec sa manche vide, sa dégaine de survivant, son air de chien battu inexpressif. Il avait quelque chose de définitivement piteux qui lui intimait de ne pas tirer sur l’ambulance.

— T’es tout seul ?

Il se risquait à demander. Quelles dimensions avaient pris le traffic de Earl ? Mais connaissant déjà la réponse, Jim sentit un brin de compassion pour ce Samuel qu’il avait pourtant insulté quelques minutes plus tôt.

C’était qu’un gamin paumé.
Tout comme lui, il n’y a pas si longtemps encore.

Se transformer en pirate, monstre des contes, ça ne l’effraie plus tant que ça ; trop de fatigue qui pèse sur ses muscles, absents ou restants. Sky n’est pas d’humeur pour la philosophie, encore moins pour réfléchir plus que nécessaire. Se reposer est une peine qui l’agace encore plus que le reste—impossible de dire ‘quand’ sur l’île, pas de guérison annoncée—de toute façon, les os ne repoussent pas.

« T’es tout seul ? »

Dans le couloir ? Auprès d’Earl ? L’Injuste hésite, nœud de manche qui l’entraîne à y emmêler ses doigts jusqu’à ce que sa respiration redevienne plus ou moins ce qu’elle devrait être. La question pourrait être retournée ; pourquoi y’a un enfant chez les pirates, comment est-ce que tu peux dépasser les règles ?

« Il n’y a pas d’autre enfant caché avec moi, si telle était ta demande, » un soupir, qui vide ses poumons totalement, en un renouveau qui ne lui fait aucun bien, « Rain est supposé-e passer vérifier que je vais bien de temps en temps la nuit mais iel n’est pas très attaché-e aux règles. »

Ce qui l’arrange. Ses doigts se déplient, désignent la planche qui est toujours de l’autre côté du monde. Est-ce que Jim pourrait lui rendre, maintenant ? A moins que le blondinet ne souhaite qu’ils s’entraînent ensemble ou un truc du genre. Ah, ne serait-ce pas étrange, de passer d’ennemis à… Autre chose ?

Jim regardait Samuel gamberger devant lui comme si cette seule question l’avait mis au pied du mur. Le mousse attendit patiemment, sa méfiance croissant de minutes en minutes. Ok, Samuel semblait inoffensif mais il semblait du genre cachotier. Un mauvais genre, quoi.

« Il n’y a pas d’autre enfant caché avec moi, si telle était ta demande, répond finalement l’enfant. Rain est supposé-e passer vérifier que je vais bien de temps en temps la nuit mais iel n’est pas très attaché-e aux règles. »

L’air nerveux, Samuel fixait la planche comme s’il craignait de se la faire voler. Jim songea qu’il s’inquièterait lui aussi si leur rôles avaient été échangés. Aussi, il la lui tendit sans plus attendre.

« C’était… Il hésita. Bizarrement précis comme réponse. »

Le regard qu’il lui lançait était clair : Samuel était bizarre, carrément déroutant.

« Enfin, c’est pas mes affaires, j’imagine... »

Il hésite à tourner les talons mais l’idée de lui tourner le dos ne lui plaît pas. C’est stupide, il n’imagine pas ce gars prendre le dessus sur lui vue son état, mais il dégage quelque chose. Comme un animal blessé acculé, prêt à mordre. Il n’est pas sûre que ce soit une bonne idée de baisser sa garde face à lui.

Dès l’instant où la planche est tendue, il s’empresse de la récupérer. C’est un peu difficile, de la tenir avec une main, de ne pas la laisser glisser, alors Samuel la glisse sous son bras, la tenant plaquée contre son flanc pour l’instant. C’est idiot, de s’attacher autant à un nouvel objet ; comme si l’épée n’avait pas été une connerie suffisante.

« C’était…Bizarrement précis comme réponse. »

Mentir ne convient pas toujours à la situation, ou plutôt là il n’en verrait pas l’intérêt. Sa position est bien assez précaire comme ça.

« Enfin, c’est pas mes affaires, j’imagine... »

« Le skateboard—» La machin bizarre qui roule plutôt mal dans l’espace réduit qu’est le couloir, Samuel préfère l’appeler ainsi, « Tu en parles mieux que moi. Est-ce que tu sais en faire ? » Est-ce un jeu de l’Ordinaire ? Probablement. Sur l’île, ce n’est pas forcément le meilleur outil.

« Si tel est le cas... Qu’est-ce que tu désirerais, en échange de m’apprendre ? » Samuel sait pertinemment qu’aller dehors, même de nuit, est un risque de plus. Si on l’enferme plus longtemps, il n’est pas certain de pouvoir contenir quoi que ce soit, émotions trop brutales pour ses os brisés ou manquants. Il ajuste sa posture sur l’autre jambe, la fatigue faisant glisser ses épaules vers le bas.

Sans doute que Jim a mieux à faire. Pas que l'Injuste s'en préoccupe. S'il n'est pas disponible, il continuera à se débrouiller seul, voilà tout.

Même lorsque Samuel se montrait moins avare en mot, quelque chose dans son intonation fermait aussitôt le dialogue. Jim avait peut-être réussi à relancer la conversation quelque fois mais il sentit à la lourdeur de l’atmosphère qu’il n’obtiendrait aucune autre information. Mais au fond, ça ne le concernait plus. Samuel était plutôt inoffensif et si quelqu’un d’autre le prenait à jouer dans les couloirs, ce serait à Earl de s’expliquer. Lui n’avait qu’à fermer les yeux et reprendre son bonhomme de chemin.

« Le skateboard… Tu en parles mieux que moi. Est-ce que tu sais en faire ? »

Jim allait tourner les talons mais cette question le pris de court.

« Si tel est le cas... Qu’est-ce que tu désirerais, en échange de m’apprendre ? »

Pour un passager clandestin, il ne manque pas de culot, ça il doit lui reconnaître. Jim détourne le regard un peu gêné. Est-ce qu’il a la tronche d’un cascadeur, lui ?

« Non… J’crois que tu te trompes là… »

Il se racle la gorge et reprend plus calmement :

« J’en ai fait y’a longtemps mais… Enfin, tu m’as bien regardé ? »

Pour illustrer ses propos, il se détourna, effectua quelques pas dans le couloirs de sa démarche boitillante mais assurée puis se retourna et revint vers lui.

« Non, tout ce que j’y gagnerai c’est de me casser la gueule. »

La casse est commune, les pirates qui défilent ont tous des morceaux en moins—autant que les enfants perdus, dirait Samuel, qui a évité l’infirmerie pendant une éternité pour des raisons évidentes.

« J’en ai fait y’a longtemps mais… Enfin, tu m’as bien regardé ? »

C’est une question de répartition du poids, avec une jambe en compote, non ? Samuel a l’impression d’être trop captivé par ses nouvelles perspectives d’apprentissage, au point de refuser la réalité ; aucun des deux protagonistes n’est la personne rêvée pour le skateboard. Si ça arrête l’autre, ce n’est pas son problème. Bien sûr, il aurait apprécié d’avoir un professeur—quoiqu’il s’est toujours trop débrouiller par lui-même pour bien gérer l’autorité—mais ce n’est pas dramatique.

« Non, tout ce que j’y gagnerai c’est de me casser la gueule. »

« Je peux comprendre, plus ou moins, » il hoche la tête, la ligne qui serpente dans son dos se rappelant à lui, « je suis déjà cassé de partout, mon dos, mon bras—c’est un monstre qui l’a coupé—donc je n’ai plus grand-chose à égarer de plus. « 

Outre un soupçon de dignité avec de nombreuses chutes. Samuel pose la planche sur le sol, y laissant glisser un pied, sans pour autant la laisser partir comme plus tôt.

« Une fois encore, mes excuses pour plus tôt. C’est—la merde, » il prononce les mots avec une légère hésitation, par manque d’habitude, « en ce moment. » Une sorte de demi-sourire, plein de gêne.