La porte d’entrée s’ouvre, et une silhouette enneigée émerge de l’extérieur. Tayysan époussette la neige de son manteau, tire sur les minuscules stalactites qui pendent au bout de ses manches et salue distraitement un Jack tenant l’accueil, toujours fidèle à son poste.

Elle venait de passer une grande partie de la journée à travailler dans les plantations d’opium de la fumerie, et le froid avait eu raison de sa motivation. Gelée jusqu’aux membres, la birmane s’emploie à frotter ses mains entre elle, puis ses bras, dans le vain espoir de se réchauffer. Machinalement, elle se dirige vers la salle commune du Ranch d’où se dégage la lumière tamisée d’un feu de cheminée. Plus elle en approche, mieux elle ressent la chaleur qu’y s’y dégage. Une chaleur moindre, mais très appréciable lorsqu’on vient de l’extérieur.

C’est en remarquant de petits trous dans sa veste que Tayysan se dit qu’il serait peut-être temps de renouveler sa garde-robe. Elle ne porte plus que des vêtements rembourrés et des manteaux chinés ici et là qui semblent s’user à grande vitesse, à force d’alterner entre le travail des champs et les ateliers d’artisanats.

Perdue dans ses pensées, elle passe l’embrasure de la porte sans y faire attention. Tayysan se laisse envahir par le bruit des conversations, des tasses qui tapent le bois des tables, du crépitement dégagé par le feu de cheminée. En s’approchant du feu de cheminée, Tayysan remarque une femme vraisemblablement en train de coudre. Elle s’étonne de ne l’avoir jamais vue ; pourtant, son esprit fait rapidement le lien entre des bribes de conversation et la femme en train de coudre. La birmane se souvient avec un peu de peine d’avoir entendu le mot « couturière », de la bouche de quelques Pirates. Et là voilà donc. Dans un coin de la pièce, enfermée dans sa bulle de travail. Elle lui inspire une élégance presque insolente, et la birmane manque de se balancer sur ses pieds. C’est qu’elle hésite à aller lui parler, à cette femme tombée du ciel alors qu'elle pensait à refaire une partie de sa garde-robe.

Elle hésite réellement puis, par réflexe, passe son index dans un trou de son manteau. Un geste qui débloque ses pas et qui l’amènent à la corsetière. A quelques mètres d’elle, Tayysan tire un tabouret à proximité et s’y assied. Elle la regarde, hésite un peu.

- Salut. Un temps. J’espère que je ne te dérange pas, continue-t-elle en jetant un coup d’œil à la pile de vêtements à proximité. Tu as une minute ?

C’est un peu hésitant, mais il faut dire que ce n’est pas trop son truc d’aller vers les autres et de leur demander un service. Pour le coup, ce sont les innombrables trous qui parsèment ses vêtements qui la motive un tant soit peu.

Il y a quelque chose d’élégant chez cette femme, d’un naturel qui lui parait pourtant travaillé. En la détaillant brièvement, la birmane se dit - elle aussi -  que son interlocutrice lui parait vaguement familière. Ses formes pleines et ses gestes lui rappellent quelqu'un. Du moins une silhouette vague - un souvenir au bord de l'effacement. Pas si ancien que ça, donc.
Le regard de Tayysan chute à ses pieds, et il lui semble ne pas apercevoir d’ombre.

Ses pensées s’interrompent lorsque la voix de Carmine lui parvient. Elle redresse la tête, comme si elle émergeait d’un long rêve, et lui adresse un mince sourire d’excuse.

- Tayysan.

Elle se tortille un peu sur sa chaise, mal à l’aise, tout en se rendant bien compte qu’il n’y a vraiment pas de quoi. Dans sa gêne, elle oublie de lui demander son nom. Elle préfère extirper une manche engloutie dans les plis de son manteau et y passer un doigt à travers un trou béant.

- J’ai un problème de vêtements, lance-t-elle, d’un ton tout aussi bien désolé que malicieux. Mon manteau est à deux doigts de tomber en lambeaux, et j’aimerais bien en avoir de nouveau. J’en manque cruellement depuis le Givre.

Comme tout le monde, elle n’a fait que trimer depuis le Givre. Entre les vêtements trempés jusqu’aux os - parfois gelés ! -, les coups de bêche malencontreux et les travaux d’artisanat, ses vêtements donnaient l’air d’avoir plus soufferts qu’elle.

- Je voulais savoir si tu pouvais recoudre mon manteau et me fournir de nouveaux vêtements. Enfin, si tu as le temps, rajoute-t-elle soudainement, comme si elle venait de se rappeler des règles de politesse. Tu m’as l’air de crouler sous les tissus.

Une deuxième fois, elle contempla le patchwork de tissus entourant la couturière. Pour peu et elle donnerait l’illusion de s’y noyer.

« Harmonieux ».
C’était autant amusant qu’étrange pour Tayysan, qui se contente de sourire poliment en guise de remerciement. Cela faisait soudainement écho à son ancien nom de Garçonne Perdue, qui trainait dans les méandres de l’oubli. Malgré tout, elle n’arrivait pas à remettre le doigt dessus.

La voix chaude de Carmine l’extirpe alors de ses pensées.
Les doigts de Tayysan frolent avec délicatesse le tissu tendu par la couturière. Il était, en effet, épais, sans doute moins souple et un peu lourd pour travailler en extérieur. Mais au vu des conditions météorologiques actuelles qui allaient de mal en pis, Tayysan ne comptait pas s’en plaindre.

- Ça me conviendrait, répond-elle après un temps, en prenant le tissu entre ses mains.

Elle n’y connaissait pas grand chose, mais le tissu lui paraissait de bonne qualité. A la question de Carmine, la birmane balaya la pièce, son regard s’arrêtant sur les quelques silhouettes vaquant à leur occupation. Elle ne voulait pas paraitre gênée, parce qu’elle trouvait ça stupide - en vain.

- Je préférerais que tu prennes mes mensurations et que tu fasses les premiers essayages dans ta chambre. Ce sera sans doute plus pratique pour toi.

Et plus agréable. De toute façon, Tayysan comptait demander d’autres vêtements à Carmine, en plus de la veste qui était pour l’instant prioritaire. Tandis qu’elle y songeait, Carmine se présente et l’Effacée en profite pour la dévisager davantage. La couturière lui parait d’autant plus familière, bien qu’il ne s’agisse que d’une vague impression. Aimable, chaleureuse, elle dégage en apparence une belle impression d’assurance et une charmante pointe d’insolence. Pour un peu et Tayysan l’admirerait presque de paraitre aussi sûre d’elle. Elle n’a pas l’habitude de croiser des gens comme ça, depuis qu’elle vit au Port.

- Je te suis, je ne sais pas où est ta chambre. Silence. Tu es nouvelle d’ailleurs ? Je ne t’ai jamais vu jusque-là.

Ce n’est pas comme si elle sortait beaucoup de l’Amanite Viride, en temps normal.

Silencieuse, la birmane observe Carmine ranger ses affaires et se laisse sagement guider. Elles gravissent les marches en bois grinçantes et se retrouvent rapidement à l’étage.

- Nouvelle aussi, répète-t-elle en souriant. Mais je ne sortais presque jamais dans le port jusqu’à l’arrivée du Givre.

Elle se tait quasi instantanément lorsque Carmine salue des pirates de passage. Au sein du Ranch, elle ne connait que peu de monde, et les rares personnes qu’elle salue sont celles qui travaillent aux champs d’opium - soit les employés de la fumerie. Carmine entame même une brève discussion avec certains pirates ; par réflexe, Tayysan recule de quelques pas et ne pipe mot, se contentant d’écouter d’une oreille distraite la conversation.

Son regard fuit et se pose sur la silhouette assurée de la corsetière. L’espace d’un instant, l’asiatique envie l’aisance - simulée ou non, de sa collègue. Comme si elle restait bloquée à sa vie de jadis, elle peine à se faire aux aléas sociaux de la vie de pirate et continue à se tenir en retrait, comme si elle craignait qu’on ne l’ennuie. Si ses derniers échanges avec Aaron l’ont forcé à s’affirmer un peu, la birmane garde une crainte qui l’empêche clairement d’avancer. Elle a sans doute beaucoup de choses à apprendre de Carmine, plus qu’il n’y parait.

Elle s’extirpe de ses pensées lorsque le grincement d’une porte en bois parvient à ses oreilles. Carmine entre et dépose ses affaires, laissant tout le loisir à Tayysan de contempler ses piles achevées et inachevées de tissus et de vêtements en tout genre. Le tout est parfaitement ordonné, facilitant les déplacements dans la chambre.
Elle aime beaucoup cette chambre, à quelque part. Ça l’inspirerait presque.

- Merci, finit-elle par répondre. Je pense que tu as déjà beaucoup de clients ?

Elle laisse les yeux de Carmine parcourir son corps. Le fait que ce soit une femme la met à l’aise, autant pour la conversation que pour le regard de Carmine. L’exercice lui rappelle les Raccommodeurs jaugeant le travail à accomplir. Par réflexe, elle enlève d’ailleurs son manteau et l’épais pantalon qu’elle porte, recouvrant un bas plus léger.

- Je crois que ce sera plus facile si je me mets en sous-vêtements.

La phrase sonne autant comme une question qu’une affirmation. C’est qu’elle est un peu gênée, à quelque part, et qu’elle préfère attendre les directives de la couturière.

- Oh, euh.

Tayysan s’emmitoufle davantage dans le tissu dont l'a recouvert Carmine, tout en lui lançant un regard indécis. A vrai dire, elle n'a absolument aucune idée de la coupe qu'elle voudrait avoir. Il faut dire qu'elle n'a jamais eu l'habitude de demander ce genre de détails aux Raccommodeurs du Grand Arbre. Ça lui passait un peu au-dessus : tant que ça l'habille, après tout.
Elle se laisserait presque happer par le naturel sensuel de la couturière. Si Tayysan n'a jamais été sensible à ce genre de détail - les gestes, les regards, cela ne l'embarrasse pas plus que ça, puisqu'elle se sent en confiance. Venu d'un homme, elle aurait sans doute interprété les choses différemment.

- Merci pour la couverture, répond-elle tardivement. C'est le genre d'attention qu'elle apprécie tout particulièrement, et qui rende Carmine d'autant plus sympathique à ses yeux. La séance de mesures ne l'a pas dérangé tant que ça. Je t'avoue que je n'y connais absolument rien, en matière de coupe et de tissu.

L'impression un peu bête de lui déléguer le travail lui vient à l'esprit. Néanmoins, Tayysan réfléchit très sérieusement à la question. Elle se permet de prendre délicatement le bout d'étoffe tendu par Carmine, comme si cela allait lui donner de l'inspiration. Le tissu est épais, et pourtant, elle le trouve relativement doux.

- Le tissu que tu m'as montré me parait bien. Je suppose qu'un manteau long serait mieux vu les températures. Pas trop non plus, ajoute-t-elle, sur un ton calme et pensif. Je fais beaucoup de travail manuel, je n'aimerais pas que ce soit trop...

Chic ? Le mot anglais ne lui vient pas de suite. Elle préfère adresser un sourire à Carmine, mêlant excuses et malice. C'est que la couturière la met en confiance. Sa présence, tout autant que sa voix, lui font l'échec d'un chocolat chaud aux notes sucrées. Pour un peu et la comparaison l'amuserait.

- Je n'ai pas envie que tu t'ennuies à faire quelque chose d'élaboré pour qu'au final je le déchire rapidement en travaillant. Je suis un peu moins dans les champs d'opium en ce moment, je travaille beaucoup dans les ateliers.

Tournant le bout de tissu entre ses mains, son regard se tourne à nouveau vers son interlocutrice.

- Qu'est-ce que tu en penses ? Tu t'y connais bien mieux, je préfère te faire confiance.

Carmine réussit à arracher un sourire sincère à Tayysan. Elle se trouve trop polie, et elle vient d’en avoir la preuve une fois de plus. Il y a pire qu’elle, en effet, et elle le constatait chaque jour en voyant les vêtements abimés et déchirés de certains Pirates.

- J’imagine. Mais ça m’embêterait quand même de déchirer ton travail... Ça nécessite tellement d’investissement.

Tayysan faisait facilement la comparaison avec son propre travail : le temps, la patience et les innombrables essais requis pour arriver à quelque chose. Rien que pour cela, elle était admirative du travail de Carmine. D’autant que l’artisane, qui faisait toujours son possible pour être la plus propre sur elle, prenait toujours excessivement soin de ses affaires.

- Pas vraiment. Le Ranch est couvert, mais il faut passer par l’extérieur pour y accéder. Elle marque une pause. Et... ça me plairait énormément d’avoir des poches, en effet.

Sa voix calme ne masque pas le pétillement de ses yeux, et l’Effacée s’imagine déjà en train de porter tous les outils possibles sur elle, sans trop d’efforts. Elle reporte ensuite son attention sur le croquis que lui montre Carmine, tout en hochant la tête à chacune de ses silencieuses constatations. L’ensemble lui plait beaucoup, la longueur aussi.

- Ça me plait beaucoup, vraiment. Elle adressa un sourire chaleureux à la couturière. Et si tu en as la possibilité, je veux bien que tu le rembourres. Est-ce que tu penses que tu pourrais me fournir une veste plus légère, deux hauts et deux pantalons ? J’aimerais beaucoup avoir des sangles sur les pantalons, pour pouvoir y accrocher des outils, comme des marteaux ou des pinces... Enfin, ne te presse pas et prend tout ton temps. Je t’en ai déjà demandé beaucoup. Mais j’ai tellement recousu mes propres vêtements qu’ils vont finir par s’effriter d’eux-mêmes.

Sans le remarquer, la birmane se pelotonne davantage dans la couverture qui la recouvre. Ça, ainsi que les couleurs chaudes et vives de la pièce lui procurent un étrange sentiment de repos et d’apaisement, qu’elle ne connait que trop rarement depuis quelques temps.

C’est également au tour de Tayysan de sourire. Elle non plus n’a pas l’habitude d’être traitée... de cette manière. A sa façon, Carmine est également un sucre, et ce même s’il s’agit de son travail. Elle s’imprègne une nouvelle fois du fameux croquis, avant de lever les yeux vers la Corsetière.

Fort heureusement pour Carmine, elle avait déjà réfléchi à la question.

- Je visualise au moins deux sangles au-dessus du genou, mais assez espacées. Pour les poches, j’en aimerais deux à l’avant, au niveau des cuisses, ainsi que deux à l’arrière. Ce serait bien si elles étaient de la taille la plus grande possible.

Une nouvelle fois, Tayysan s’arrête, réfléchit, et espère qu’elle n’en demande pas trop. Quel habit serait prioritaire ? Sans doute pas les hauts, puisqu’elle en a encore, et qu’elle aura bientôt sa veste rembourrée.

- Les pantalons sont prioritaires avec la veste, je dirais. En tout cas, continue-t-elle en se relevant, afin d’être à la hauteur de la couturière, je te remercie pour tes services. S’il y a quelque chose que je peux faire pour toi, n’hésite pas. Même s’il s’agit de vanter tes mérites auprès de mes... camarades.

Elle lui adresse un sourire complice. Le mot « camarades » n’était pas vraiment approprié... mais quand elles pensaient à ceux qui travaillaient aux champs d’opium et dans les ateliers, Tayysan se disait qu’ils avaient bien besoin des services d’une couturière. D’autant qu’elle devait être la seule connue dans le Ranch - ou du moins la seule qui en ait fait son métier.

- Tu as déjà pensé à ouvrir une boutique dans le Port, lorsque ce Givre sera fini ? Crois moi que je deviendrai l’une de tes clientes régulières.

Elle ne mentait pas. Tayysan était facile à appâter, lorsqu’il s’agissait d’apprécier le travail artisanal, fait maison, de quelqu’un... D’autant que la birmane avait, tout comme Carmine, ses propres projets après le Givre.

Si ce maudit Givre se finissait un jour.

Elle reposa ses yeux vers le plancher, là où serait censée se trouver l’ombre de Carmine. Évidemment, il n’y avait rien. Mais elle ne dit rien, sans doute freinée par le fait qu’elle n’osait pas lui poser la question.
D’autant qu’en effet, son visage lui disait vraiment quelque chose.