Brother ces derniers temps il est un peu maussade, un peu tristounet, beaucoup perdu dans sa tête la journée, à ressasser les souvenirs et à trop penser. C'est depuis l'ours à vrai dire mais c'est pas de sa faute à lui, c'est juste qu'à cause de sa blessure on lui a interdit l'arène et la chasse, paraît qu'elle était pas assez anodine pour continuer à forcer dessus et qu'il faut éviter de la rouvrir. Alors au début ça l'a foutu sacrément en pétard et il a dû plusieurs fois retenir ses poings quand ils n'attendaient qu'un relâchement de sa part pour frapper complètement au hasard, le premier venu pour l'enquiquiner. Puis tranquillement c'est devenu autre chose, comme de la lassitude même si la Colère elle est toujours là à attendre au fond de son estomac, collée en vrac dans un tiroir, rangée comme on peut et assommée par une bonne dose de raison. Après tout s'il s'abîme la jambe de nouveau il risque simplement de rallonger sa convalescence.

Pour autant il reste pas inactif et il aide comme il peut, mais y a des jours comme celui-ci où il a besoin de s'échapper et le voilà qui s'en va en cavalant – enfin cavaler est un bien grand mot, il avance à grandes foulées boiteuses, incapable de faire mieux.

Le Rivage des objets échoués finit par apparaître devant ses yeux. Il sait pas comment il a atterri là Brother mais ça lui est égal, au moins pourra t-il peut-être trouver quelque chose d'intéressant. Mais quoi ? Et pour qui ? Peut-être pour Adam même s'il l'a pas revu depuis leurs retrouvailles, après tout il a fait beaucoup pour lui et il l'a pas vraiment remercié par autre chose que par des mots. Alors il marche et marche et cherche. Ses pas claudiquent toujours et il grimace faiblement quand il s'appuie trop longtemps sur sa jambe, d'ailleurs y a un bandage autour juste là où s'arrête son short qu'il est obligé de porter pour pas que ça frotte – il a du aller demander des grandes chaussettes chez les raccommodeurs pour pas attraper froid.

Il soupire et essaye de s'accroupir. Sa jambe le tire, ses chairs protestent, il force un peu et pose le genou à terre pour ramasser quelque chose. Rien d'intéressant, il grogne faiblement et se remet debout, mais faut dire qu'il cherche pas vraiment car son regard a beau être posé par terre, son esprit lui est parti ailleurs. Dans la chambre d'Adam peut-être à nouveau, hors du temps et du monde avec des bras chauds pour le serrer et l'aimer. Sur le sourire de Grenouille qui est si rare, il se souvient même pas l'avoir vu depuis leur arrivée. Sur l'amour de Max pourtant si particulier. Il vogue jusqu'à Pitchipoï pour y chercher sa mère et s'affole et se brise, le fait sursauter brutalement et revenir à lui.

Puis il prend conscience que c'est pas juste ça, que y a une voix pas loin, alors il tourne la tête, cherche, ancre ses yeux verts sur la femme non loin. Elle lui parle, l'invite, mais il hésite. Un pas en arrière, douloureux avec la blessure qui se craquelle encore et le force à passer son poids sur l'autre jambe, un "qui es-tu ?" bien trop sec qui franchit ses lèvres.

Brother est méfiant, toujours. Il fronce les sourcils puis avance, pas trop cependant, deux, trois pas sans doute.
Y a le vent qui joue dans ses cheveux roux.

Et pour sûr il a vu la queue ! Pourtant il continue d'avancer et s'arrête à peut-être deux mètres, faudrait pas qu'elle puisse l'attraper si facilement si jamais elle avait décidé de le tromper. Faut pas croire c'est pas parce que c'est une sirène qu'il doute ainsi, il est juste comme ça il ne croit en rien, se méfie de tout, et quand vient le moment seulement s'autorise à faire confiance. Pourquoi ça serait différent dans ce cas ? Pourquoi se méfierait-il moins ? Ou plus parce qu'elle est d'une espèce qui fait des hommes des repas ? Lui il ne pense pas comme ça et ne voit pas deux espèce ennemies, comment le pourrait-il alors qu'il sait que des ennemis peuvent se trouver dans la même communauté ? Il se souvient lui des soldats français qui les ont arrêtés. Et Brother, et Grenouille, et David, tous les trois eux aussi étaient français. Alors l'ennemi il sait qu'il est partout, qu'il a plein de formes, et que souvent on le trouve là où on s'y attend pas.

"Un présent ? Pourquoi ? Tu me connais pas." Ça n'est pas agressif, les mots sont clairs et simples, plein de vérité. Pourquoi il mentirait ? Il en a pas besoin, il sait pas qui elle est et elle sait pas pour lui non plus, alors il voit pas pourquoi il se verrait offrir quelque chose, lui qui est sale, bafoué, honte d'un pays à cause d'une étoile.

A tout petits pas Brother s'approche encore de quelques centimètres curieux sur le sable fin mais garde ses émeraudes rivées sur la sirène. Et il a cette insistance toute particulière dans le regard, cette façon de l'observer qui montre toute sa méfiance et tout son intérêt en même temps, car Brother même s'il est devenu trop grand il a quelques restes d'enfance encore cachés en lui qu'on peut voir, oui, qu'on peut voir si on est juste un peu attentif. Tiens, là sur son visage et sa bouche entrouverte sur un million de questions muettes, juste là si on y prête attention elle se remarque la lueur de sa jeunesse, la lumière de l'innocence qui dort encore dans sa tête et dans son cœur. Elle est là et ailleurs, dans certains de ses gestes et dans ses paroles parfois, dans sa façon de s'émouvoir sur certaines choses, dans cette faculté qu'il a d'en pardonner d'autres. Là là là, tellement là qu'il suffirait de tendre la main pour la saisir, s'en emparer, la briser de quelques mots bien placés.

C'est qu'un reste après tout, un coup de pied dedans ça suffirait sûrement pour l'anéantir. Mais qui serait assez cruel pour faire ça alors qu'il a déjà trop vécu ? Qui serait assez méchant pour empêcher ses sourires même s'ils sont si rares, si faibles, et pourtant si heureux parfois ?

Il faudrait sans doute être un monstre, et la sirène n'en est pas un plus qu'un être humain. Alors les centimètres il les a franchi sans même y penser même s'il s'est de nouveau arrêté. De là où il est il la voit mieux et il regarde, s'arrête sur des détails, la longueur des cheveux ou la courbe d'un nez, la rondeur d'un sein qu'il retrace sans se gêner, la couleur de la queue baignant dans l'eau. Elle a la peau pâle la sirène, un peu comme lui, mais sa blondeur s'accorde avec là où lui prend en contraste au vu de ce roux un peu brun qu'il porte sur la tête. Puis ces yeux verts incrustés sur son visage alors qu'elle les siens semblent plus clairs. Ils sont un peu pareils mais bien différents, pour autant l'Inconstant reste toujours méfiant – même les mots ne parviennent pas à l'apaiser.

Elle donne pourtant son prénom, la raison de sa présence à ses côtés, ouvre la paume où une pierre dedans est posée. Et lui fixe et fixe et regarde, penche la tête doucement, les sourcils délicatement froncés avec cette moue un peu timide, un peu inquiète, venue d'il ne sait trop où. "Elle est belle." Il esquisse un pas de plus mais la blessure à sa cuisse le tire brutalement et Brother ploie, manque de tomber. "Ah...!" C'est quand il y pense plus, elle fait souvent ça, un peu comme une piqûre de rappel. La grimace discrète revient sur ses traits mais pourtant il se force à avancer.

C'est juste assez parce que quand il tend la main y a ses doigts qui effleurent ceux de la demoiselle. Et Brother il continue de la regarder, en fait il la lâche pas des yeux, et quand il sent la pierre sous sa peau il s'en saisit et ramène juste son bras vers lui. Et il observe encore encore encore. Dans ses yeux ça flotte l'incompréhension de l'intérêt qu'elle lui porte, mais aussi le remerciement qu'il dit pas à voix haute. C'est pas qu'il est mal élevé cependant, il y pense juste pas pour l'instant et fait tourner la pierre contre sa paume, sa bouche fermée sur un sourire à peine esquissé.

Puis il relève le nez. Quelques notes rouges teintent ses joues et il se tortille, passe son poids d'une jambe à l'autre en essayant fort fort fort d'oublier la douleur qui se diffuse dedans. Faudrait qu'il s'asseye d'ailleurs pour éviter de se faire mal davantage mais Brother il est comme ça, un petit peu fier. "Merci." Il finit par dire. "Moi je m'appelle Brother et je viens du Grand Arbre." Oh elle le sait sûrement ! Pourtant c'est avec tout son naturel qu'il le lui dit, il sait pas comment se présenter autrement.

Sa main elle frotte sans qu'il s'en rende compte le bandage un peu tâché de son sang. Ça s'est peut-être rouvert, peut-être pas il a pas fait attention si c'est plus ancien. A vrai dire il a mal tout le temps même s'il en dit rien et fait même croire que non.

Ses battements de cœur ils sont un peu trop rapides et puis ils ont rien à voir avec cet air tranquille qu'il a de posé sur le visage pour faire croire qu'il a pas mal, non, ils sont comme la musique, ils battent la chamade contre ses côtes et valsent sur un rythme qu'ils sont seuls à connaître, portent ses pas sur quelques mètres de lui. Ça claudique, ça vacille, il finit par arriver près de la sirène qui s'est mise dos à lui pour observer la mer et plie les jambes jusqu'à sentir le sable tendre sous lui, le sable chaud sur lequel lui aussi il pose ses paumes avant d'y enfoncer les doigts. La douleur dans sa jambe reste un moment tout aussi lancinante puis accepte de se calmer et Brother desserre les dents peu à peu, observe encore. C'est vrai qu'elle est jolie cette eau sombre avec ses vagues prudentes qui s'échouent pour embrasser de toute leur tendresse le rivage, et elle pourrait l'être plus encore sans doute si l'humeur de Peter se montrait clémente, si les rayons du soleil pouvaient percer juste un peu plus fort. Mais qu'est-ce qu'il en sait lui, après tout ? Il est jamais allé à la mer dans le Monde Ordinaire et s'il en a eu plusieurs fois l'occasion depuis qu'il est sur l'Île il a dû prendre le temps qu'une seule fois, peut-être deux. A chaque fois il regardait ses pieds et jamais le large, comme effrayé par ce qu'il pouvait y voir (des ennemis peut-être ou quelque chose de pire), comme si les évidences avaient pu lui sauter dessus.

Non pourtant, il est face aux eaux qui chantent à voix douce leur sérénade et il n'y a rien de tout ça, rien pour lui faire du mal, et il la fixe, il l'admire, mais il comprend pas pourtant tout ce qui est évident, le fait qu'il puisse se donner le droit de vivre par exemple ou qu'il a plus besoin d'avancer la tête baissée. Y a juste le ressac et puis la sirène avec ses très longs cheveux blonds, la sirène qui a parlé et à qui il a répondu qu'en venant s'asseoir à côté d'elle. Puis elle parle encore et les émeraudes de Brother s'arrachent aux flots un instant pour se fixer sur elle et de nouveau sur la mer et du bout d'une main il triture son short, remonte ses chaussettes, parvient pas à rester immobile plus longtemps.

Faut dire que la question elle est un peu perturbante, il comprend pas lui pourquoi elle s'intéresse aux siens et à leur vie et il hésite à répondre. Après tout il est encore temps de se remettre debout et de s'enfuir à toutes jambes, il pourrait en profiter, sauf qu'il est pas comme ça l'Inconstant, il se sauvera pas maintenant, pas alors que le dialogue s'instaure tout doucement, et s'il avait eu envie de le faire il y a longtemps qu'il aurait détalé. Question de logique : ça sert à rien de se sauver là alors qu'il aurait pu le faire bien avant, puis en plus la sirène elle a pas l'air méchante. C'est pas pour autant qu'il s'approche trop, il est assit là mais il se tient prêt, il a son petit couteau dans sa ceinture et il est prêt pour sûr à utiliser ses poings, même qu'ils ont plus mal comme certains jours tellement ils ont pas tapé depuis longtemps.

"On fait plein de chose au Grand Arbre mais moi comme je suis blessé en ce moment je peux pas trop bouger. C'est à cause des soigneurs tu vois ? Ils disent que ça risque d'être pire si je fais pas attention." A nouveau le voilà qui masse un peu sa jambe, mais il a quand même moins mal parce que ça fait du bien de plus forcer dessus. "Je suis chasseur moi, et je me suis blessé pendant que je chassais. C'est un ours qui nous a attaqué mais il était tout en métal j'avais jamais vu ça." Il hausse un peu les épaules, après tout c'est pas grave qu'il soit blessé, le soucis c'est l'ours. L'ours tout en gris. L'ours mort, là bas dans un coin de forêt. Il soupire très fort. Il s'était promis de pas y repenser trop.

"C'est ça ma vie de tous les jours, je chasse parce qu'il faut manger." Il dit pas pour l'Arène. Il dit pas non plus pour sa colère tout le temps et pour ses cauchemars. Il dit pas ni Grenouille ni Max, y a pas de raison pour le moment, il dit rien qui réponde pas à la question, il choisit ses mots. "Depuis que j'ai ma blessure je dois aider à des choses où je peux pas courir, j'aime pas trop mais j'ai pas le choix. Et toi ? Tu fais quoi, tu nages tout le temps ? Tu dois t'ennuyer. D'ailleurs tu m'as même pas dit ton prénom." Il est perspicace le gamin, un peu trop toujours et puis il retient pas ses mots car c'est pas dans son habitude. "Tu sais jusqu'à maintenant j'avais jamais regardé la mer. J'ai jamais le temps de m'asseoir comme ça pour rien faire." Ah. Nan c'est pas qu'il l'a pas, toujours pas, c'est juste qu'il le prend pas il est comme ça il s'arrête pas. Jamais. Il a trop peur, trop peur d'être laissé sans rien faire et de trop penser, et c'est le risque effectivement. Le risque de se perdre dans la mémoire qui subsiste malgré tous les jours qui passent.