Encore un énième jour de pluie qui s'annonçait. Cela n'en finissait pas, et le niveau de l'eau ne cessait de monter, monter toujours plus haut, noyant au sol terriers et nids de diverses espèces, déracinant des arbres à d'autres endroits faisant fuir oiseaux et marsupiaux, submergeant les grottes des ursidés en colère.
Cela n'aurait pas tant dérangé Heaven si elle ne s'en était pas rendue compte, comme elle l'avait fait jusqu'à maintenant. Elle aurait voulu éviter de se dire qu'à cause, encore et toujours, du Tyran miniature, des animaux mourraient, noyés, ce qui était pour la jeune fille l'une des pires façon de mourir. Pauvre petites choses, elles ne méritaient pas, pour la plupart, que Peter les fasse souffrir, elles aussi !
Pourtant, la Mésange avait bien dû ouvrir les yeux, car il se trouvait que Patchouli, son Lapelote de compagnie, avait justement ramené quelques uns de ses "amis lapins" au Grand Arbre. Les pauvres étaient trempés et tout tremblants, dans un état tel que la Récolteuse avait décidé de les confier à l'un de ses collègues. Elle ? Elle ne voulait pas s'en occuper elle-même. Elle ne portait pas du tout ces idiotes petites boules de fourrure dans son cœur depuis quelques malheureux incidents avec les sales bestioles dans le Monde Ordinaire. Ce genre de souvenirs était tellement humiliant qu'il lui collait à la peau, et maintenant la Mésange ne pouvait voir les mangeurs de carottes que sur un manteau... en fourrure de lapin.
C'est cruel, mais c'est la seule chose autre que le cuir et ayant une origine animale qu'elle accepterait de porter. La fourrure de lapin.

Mais elle ne devait pas penser à cela, non non ! Elle n'avait pas fait tout ce chemin juste pour voir un lapin lui pisser ouvertement dessus devant une dizaine de personnes, ou un autre qui lui déchiquetait furtivement son jean alors qu'elle voulait simplement le caresser. Maudites soient Cacahuète et Channel.
Non, elle était bien venue se perdre dans le Désert pour voir autre chose. On pouvait, dans un sens, dire que cela avait un rapport avec les lapins, étant donné l'effigie de la peluche que l'adolescente avait un jour offert à cette personne. Le lapin magicien, le Lapit, baptisé en français et gagné au Tir aux Peluches sur un coup de tête.
Ce n'était pas à cause de cet événement qu'elle avait commencé à s'attacher à cette personne. Elle le détestait encore de tout son être à ce moment là. Mais quand était-ce, alors ? Impossible de s'en souvenir, et c'était bien la raison pour laquelle Heaven avait décidé de se rendre au Puits des Souvenirs.
Elle voulait savoir quand elle avait commencé à apprécier Pit au point que celui-ci réussit à se faure une place dans son cœur. C'était une question primordiale, elle s'en rendait presque malade.

La jeune fille avait pris avec elle une gourde d'eau soit-disant "potable", bien que tous les cours d'eau avaient maintenant ce sale goût de sel. Elle avait même vu une anguille dans la rivière où elle avait été puiser ladite eau, c'était tellement incroyable et anormal qu'au départ, elle avait cru rêver.
Pas de sac en bandoulière cette fois, le carnet et les crayons étant bien au sec dans la Cabane qu'elle partageait avec d'autre de ses camarades. Patchouli elle non plus n'était pas de la partie, Heaven n'ayant pas voulu se risquer de la perdre dans un souvenir.
Seule son arme, cette dague au grelot, restait comme toujours attachée à sa ceinture. Le simple fait d'entendre ledit grelot carilloner lui rappelait celui qui le lui avait offert. Cela suffisait à raviver un peu ces souvenirs dans lesquels il appparaîssait, comme le Chef des Raccommodeurs pouvait apparaître à présent : si gentil, beau, et aimant... enfin, entre les deux, chacun aimait à sa manière. L'un restait malgré tout froid, l'autre était tactile à la limite de la perversité. On ne peut rien y faire.

Lorsqu'au sommet d'une dune, la Mésange vit enfin son but, elle usa de ses dernières forces afin d'y sprinter, s'accoudant alors au bord du Puits afin de reprendre son souffle et d'y observer la surface de l'eau, ondulant lentement afin de former des images...
Il y avait simultanément Silver, puis Pit. Encore et encore. Et les deux garçons semblaient comme lui tendre la main, l'incitant peut être à venir se réfugier dans leurs bras.
Elle soupira, préférant éviter de se demander quelle main elle aurait attrapée en premier; elle savait pertinemment laquelle, et elle s'en désolait d'avance.
La quiétude du Désert semblait l'apaiser, en cet énième après-midi pluvieux. Elle n'y était jamais allée auparavant, dans cette étendue dorée, c'était un peu comme une petite liberté qu'elle s'offrait. Et, actuellement, Heaven était tellement plongée dans la contemplation de ces bribes de souvenirs flottant à la surface de l'eau qu'elle ne se serait même pas rendu compte si quelque chose ou quelqu'un venait à l'aborder, ici et maintenant.

Le coup du sort voulut que justement, quelqu'un survienne. Heaven se retourna brusquement à l'entente de la voix de l'inconnu, qui, perché sur la dune plus haut, était plus imposant par sa taille que par sa corpulence. Il avait même plutôt maigre... un vrai Mikado.
Le sable fin, volant grâce au vent bien que mouillé et allourdi par la pluie, donnait des airs de mauvaise augure, un peu comme si quelque chose de potentiellement nuisible allait sortir de derrière un rideau de sable. Le potentiel nuisible en question ne paraissait pas bien dangereux en apparence, mais mieux vaut se méfier surtout dans ce cas.

- Non ! Juste quand je voulais trouver des réponses...

Avait soudain gémi la Récolteuse, en français, sans vraiment s'en rendre compte. Après tout, ce n'était pas bien grave, l'inconnu n'avait pas besoin de savoir ça... du moins, pas s'il partait gentiment tout de suite et la laissait seule. C'est qu'elle n'était pas encore sûre de ce qu'elle allait faire...
L'adolescente s'avança un peu, se plaçant devant le Puits face au nouvel arrivant, en se saisissant de sa dague au passage, voulant se montrer menaçante. Cela devait être peine perdue, étant donné qu'elle n'impressionnait personne en général. Aucun Pirate jusque là, du moins. Et là, le grand échalas en face, si ce n'était pas un Pirate, Heaven ne savait pas ce qu'il pouvait être d'autre...
Assez bien habillé, blanc de peau, et, à première vue, pas d'ombre qui le suit à la trace... Il aurait été l'un des leurs ? Rien n'était fondé, cependant. Il faudrait tirer ça au clair si jamais il se décidait à rester. Pourtant, elle ne voulait pas qu'il reste. C'était un peu comme une intrusion, une présence venant troubler un havre de paix.

- Que viens-tu faire ici, le dandy ? Venu retrouver des souvenirs flous ou enfouis, toi aussi ?

Rajouta Heaven, toujours en position d'attaque. Lentement, elle détaillait l'homme de ses yeux fuschia, de haut en bas, de bas en haut. Il ne semblait pas taillé pour le combat, vu d'ici. Il ne semblait pas non plus porter d'arme apparente, mais on ne sait jamais; les armes à feu et les lames les moins imposantes se cachent bien. Ce n'est pas comme le Chien qui lui avait coupé les cheveux la dernière fois et qui portait ses machettes à la ceinture, de façon bien voyante...
Une chose est sûre, c'est qu'elle ne bougerait pas de là où elle se trouvait. Elle n'avait pas envie de prendre la fuite non plus; elle n'avait pas fait tout ce chemin pour rien... Et ce n'était pas ce gringalet qui allait lui faire peur !

HRP:

Le semblant d'assurance qu'Heaven avait réussi à maintenir s'envola bien vite lorsque le Pirate vint se laisser glisser jusqu'en bas de la dune, lui faisant face alors qu'ils étaient à la même hauteur, le sable étant étrangement lisse à cet endroit.
Là, la jeune fille put se rendre compte de la taille de l'individu, et même si elle l'avait catégorisé comme étant un "Mikado" il y a quelques instants, elle n'était pas très à l'aise face à eux qui la dépassaient autant... Elle n'aimait pas lever les yeux pour croiser le regard de quelqu'un, c'était quelques peu troublant, pour elle, et elle était parfaitement incapable de dire pourquoi. Peut être était-ce parce que lorsque l'on regarde quelqu'un dans les yeux, on ne peut pas surveiller ses mains ? Cela pouvait être dangereux face à un ennemi. Bien que, même en surveillant son adversaire, elle avait réussi à se faire complètement rétamer en moins de deux lorsqu'elle avait provoqué en duel le Coupeur de pieds.

Rien qu'à cette pensée, la Mésange sentit un désagréable frisson se propager dans tout son dos. Elle avait fait quelques pas en arrière au fur-et-à-mesure que l'inconnu se rapprochait du puits, se jurant de ne pas attaquer en premier comme elle l'avait bêtement fait la dernière fois. Il n'avait visiblement pas l'intention d'en découdre, et il était même venu pour la même raison qu'elle... Enfin, bon, elle avait posé une question idiote; les gens ne venaient pas au Puits des Souvenirs pour faire trempette -ça aussi c'était risqué- mais évidemment pour rechercher des mémoires nébuleuses ou tout simplement tenter de se repasser des morceaux de leur vie.
Certes, il pouvait y avoir d'autres raisons, mais la Récolteuse ne voyait que celles-là. Ce n'était pas la priorité, après tout; il fallait d'abord tenter de faire décamper le Pirate, mais cela n'allait pas être chose aisée...

En effet, le voilà qui s'était nonchalament mis de l'autre côté, faisant rapidement faire volte-face à l'adolescente qui, toujours sur le qui-vive, tenait encore plus fermement sa dague entre ses mains. Ses phalanges en blanchissaient presque.
Sans quitter des yeux l'énergumène, Heaven tenta de se pencher un peu sur le côté afin de jeter un bref coup d'œil derrière le type. Et bingo; contrairement au Pirate Chien, lui n'avait pas d'ombre. Il avait donc été un jour l'un des leurs ?
Et dans ce cas là, vu sa dégaine, il n'avait pas dû être dans un groupe de petits nerveux comme les Chasseurs ou les Armuriers. Heaven misait sur quelque chose du genre Artisan, Raccommodeur, Soigneur ou encore Diplomate. Et son intuition lui criait qu'il n'était pas le genre de personne à se retrouver chez les Récolteurs ou les Livreurs, et là encore, elle ne savait trop pourquoi.

Elle finit de pencher vers les Diplomates lorsqu'elle vit l'inconnu se saisir d'un petit carnet et y prendre frénétiquement des notes, penché au dessus. L'adolescente ne voyait à présent plus que ses cheveux bouclés.
Ou il était bien trop assurant, ou il devait avoir des réflexes aiguisés, ou il l'ignorait. Quelle que soit la raison, il est dangereux de se détourner ainsi d'une potentielle menace, non ? À moins qu'il ne la considérait pas du tout comme une menace, sachant que sa crédibilité etait déja bien entachée avec sa crinière rose bonbon et ses yeux fuschia. Cette hypothèse paraissait au moins plus probable, et ce constat la fit brièvement soupirer.

La Mésange, toujours sur ses gardes comme un oiseau qui défend son nid, s'apprêtait à lentement se rapprocher, attirée par ce que l'homme écrivait sur son carnet, mais ce dernier la coupa net dans son élan en désignant d'un bref signe de tête les reflets des deux garçons sur l'eau, demandant par la même occasion qui ils étaient.

- Mais ! De quoi je me mêle ? Vous n'avez pas besoin de savoir ! Est-ce que je vous demande dans quel groupe vous étiez quand vous faisiez parti des nôtres ?

Répondit la jeune fille d'un ton courroucé, repassant automatiquement au "vous" dans sa langue natale, dans sa tête. Elle n'aimait pas du tout ce genre de curieux, surtout lorsqu'il s'agit d'ennemis et qu'en plus, ils ne se présentent pas. Et ouis, ce n'est pas comme s'il pouvait l'aider, par un moyen ou un autre. On ne déballe pas sa vie à un ennemi, qui plus est.
Et pourtant ! Elle en aurait bien besoin, la pauvre Heaven. Ce n'était pas à ses comparses du Grand Arbre qu'elle pouvait parler de ses relations avec le Chef des Raccommodeurs et le Banni, dont les silhouettes étaient floutées par la pluie et les ondes à la surface de l'eau.

- Parce que oui évidemment; j'ai bien vu que vous n'avez pas d'ombre, c'est notre caractéristique.

Rajouta-t-elle avec une petite moue hautaine, toujours piquée par la remarque du Pirate curieux. Par de vagues mouvements de mains juste au-dessus de la surface de l'eau, tout en prenant soin de ne pas la toucher, la Récolteuse tentait tant bien que mal de disspier ces images. Elle abandonna bien vite cette idée, sachant qu'elle ne pensait pas à autre chose pour le moment et donc que cette image resterait la même jusqu'à ce qu'elle passe à un nouveau souvenir.
Pour tenter de noyer le poisson, elle reprit alors :

- Je sais que moi-même je ne l'ai pas fait et donc que je n'ai pas à vous faire la leçon mais je déteste parler à quelqu'un sans connaître son identité ! Alors voilà; bonjour, je m'appelle Heaven et je suis Récolteuse. Et vous, qui êtes-vous ?

Si l'homme avait éventuellement relevé les yeux, il pouvait être sûr de croiser le chemin des iris roses de la jeune fille, qui ne laissait en aucun cas son regard divaguer ailleurs. Toujours tendue et un peu tremblante, elle avait malgré tout l'audace -et l'idiotie ?- de se montrer directe et peut être pas franchement agréable envers le grand échalas aux cheveux bouclés.
Dans un sens, il n'avait qu'à pas être là.

Lorsque le Pirate montra un signe d'amusement à sa remarque, Heaven crispa les poings. Il devait se ficher d'elle, c'était certain ! Aussi, quelle idée d'avoir réagi de manière si puérile ? On aurait dit une enfant gâtée, ou une quelconque autre peste ! Mais quelle idiote, mais quelle idiote...
La jeune fille détourna brièvement le regard, tournant vivement la tête à gauche afin de cacher son léger rougissement. C'est qu'elle avait affaire à un véritable gentleman, dirait-on. Très poli et cordial, il devait bien être du genre à se montrer un brin charmeur pour arriver à ses fins, ça se voyait à sa tête !
La Mésange fut donc quelques peu destabilisée de se faire gratifier d'un "ravi de te rencontrer". Ce n'était pourtant pas grand chose, mais c'est qu'elle n'en avait plus vraiment l'habitude, étant donné tous ces malfrats sans gêne et peu soignés qu'elle avait rencontré jusqu'à maintenant, et à qui la politesse passait bien au dessus de la tête.

Jetant un léger regard à son interlocuteur, la Récolteuse murmura un léger "moi de même" avant de tourner de nouveau la tête vers lui, qui s'était remis à griffoner son sur carnet -mais que pouvait-il bien écrire ?- tout en se présentant :

- Moi, on m'appelle Psy... Dit « le Penseur ». Matelot sur le Jolly Roger.

- Tiens, j'aurais juré que vous étiez plus du genre à être au Port... Vous ne ressemblez pas à ces rustres établis sur le bateau !

Elle avait brusquement lâché cette remarque, comme ça, sans trop s'en rendre compte. Après tout, ce n'était pas si grave, non ? Il ne s'agissait que de son point de vue. Beaucoup devaient s'en ficher, étant donné qu'elle avait l'habitude d'accorder beaucoup d'importance aux choses qui n'en méritaient pas tant, et de souvent se plaindre... Tout pour se faire remarquer, et d'après elle, la plupart du temps, c'était raté. Enfin, passons. Encore quelque chose sans importance.

Lorsque le contact se fait une nouvelle fois, Heaven frémit juste un peu. Les yeux de Psy, d'un bleu clair, lui font penser à ceux de l'affreux Pirate Chien, Dogfish, le Coupeur de Pieds. Le puits lui même, reflétant ce à quoi elle pensait, s'animait de ce jour où elle aurait mieux fait de continuer son chemin plutôt que de vouloir aider l'un de ses pairs, remplaçant l'image des deux garçons.
Instinctivement, sa main droite se porte à ses cheveux ondulés, raccourcis par cette même personne, alors qu'elle ne cesse de fixer le Matelot sans ciller. C'est lorsqu'il affirma qu'il avait auparavant été Diplomate que la Mésange redescendit sur terre, alors qu'elle s'était mise à divaguer une nouvelle fois sur la violente entrevue avec le Pirate qui avait toujours en sa possession une certaine casquette qu'elle aurait dû récupérer.

- Je me disais bien que vous aviez la tête à l'emploi.

Avait-elle déclaré d'un ton satisfait en gloussant légèrement à ce clin d'œil que le Penseur venait de lui faire. Il devait sûrement avoir compris qu'elle avait deviné. Elle en ètait fière d'ailleurs, elle aimait tant avoir raison.
C'est fou, plus l'adolescente lui parlait, plus elle se détendait. Pourtant, elle restait au fond sur ses gardes ! Il devait s'agir d'une technique pour la mettre en confiance et lui soutirer des informations sur le Grand Arbre ! Après tout, malgré son air sympathique, le grand Mikado qui lui parlait restait un Pirate, un ennemi potentiel...

Un bref silence s'installa entre eux, et, avant même qu'Heaven n'ait le temps de reprendre, Psy la devança, lui disant qu'il avait espéré un peu d'intimité. Elle aussi, d'ailleurs. Il l'avait visiblement compris, vu la façon dont il le fit remarquer, rajoutant qu'ils pourraient trouver un compromis.

- Oh... Oui, c'est vrai. Pardon...

Sussura-t-elle, quelques peu gênée. Mais, pourquoi donc s'excuser ? Elle était là avant ! Il fallait absolument qu'elle sache comment toute cette histoire, dans laquelle elle était mêlée, avait commencé. Comment elle avait pu s'éloigner autant de Silver pour se rapprocher de Pit pour son plus grand malheur.
C'est que la jeune fille commençait à se perdre dans ses histoires de sentiments. Elle ne savait plus trop où elle en était. Qu'est-ce qui était bien, ou mal. Et puis, étant donné que le Chef des Raccommodeurs ne cessait de lui répéter qu'elle devait se méfier de son Banni qui n'était pas réellement -d'après lui- ce qu'il disait être, la Récolteuse avait commencé à douter, juste un peu. Il fallait qu'elle se prouve le contraire. Silver ne lui mentirait jamais, non ?

- Un compromis, vous dites ? Mh, oui, on n'a pas fait tout ce chemin pour rien...

Fit-elle en réponse, s'approchant lentement du puits sur le rebord duquel elle posa ses coudes, sifflant entre ses dents en voyant l'image encore présente du Coupeur de Pieds. Elle jeta un œil du côté de l'adulte en face d'elle, se rendant compte que sa vision paraissait s'être automatiquement mise dans un coin, semblant se dégrader lentement afin de former un souvenir du Penseur de son côté. Chacun sa part.

- Je crois que les souvenirs s'accordent plus ou moins. Si l'on touchait la surface de l'eau en même temps, peut être que nos souvenirs défileraient simultanément, qui sait ?

Le regard un peu dans le vague alors qu'elle disait cela, Heaven regardait s'élever lentement une image distordue de deux enfants, qui se cassait, se tordait à la cadence de leurs cris. L'un d'entre eux était une petite fille brune qui paraissait étrangement familière à la Récolteuse. N'était-ce pas Feather, ou Dinky ? Elle avait toujours eu l'habitude de les confondre. Encore un vague souvenir, preuve de l'oubli.

- Ça ne me dérange pas que vous voyiez d'autres de mes souvenirs. Après tout, au point où j'en suis... Ce n'est pas si intéressant, je ne suis qu'une jeune fille un peu fleur bleue...

À ces mots, la Mésange laissa échapper un rire gêné, simplement en se disant que déballer ainsi sa vie, c'est quelque chose que l'on faisait chez le psy. Et puis, surtout, elle songeait aussi qu'elle allait partager des souvenirs avec l'ennemi. Peut être que cela pourrait être vu comme une trahison.
Mais dans un sens, ce n'étaient pas des informations confidentielles, après tout. Elle pourrait toujours tenter de trier ses souvenirs afin de ne laisser passer que ce qu'elle souhaitait voir, non ? Après tout, elle était venue pour cela.

- Par contre, je ne sais pas si cela comporte des risques. Et surtout, peut être que cela vous dérange... Mais de mon côté, je veux bien tenter.

Rajouta-t-elle, la détermination brillant dans ses prunelles fuschia. Qui sait ce qu'elle pourrait voir ?

À la plus grande surprise de la jeune fille, Psy accepta sa proposition. Incroyable... Elle aurait donc eu une bonne idée ? Qui semblait lui plaire, qui plus est, il y avait quelque chose dans son ton qui traduisait une sorte... d'excitation ? Ce serait probable, avec son petit carnet, il avait l'air d'un grand curieux. Heaven se l'imaginait déja prendre des notes tout le long du trajet...

- Je garderai ce que j'y verrais pour moi. Et tu feras de même. Entendu ?

- Cela va de soi.

Après tout, même s'ils ne sont pas dans le même camp, il est ici question de vie privée plus qu'autre chose, pas d'échange d'informations concernant leur communauté respective. Et puis, malgré le fait que ce Pirate-ci semblait noter tout ce qu'il voyait dans son carnet, il ne paraissait pas être du genre à partager les informations qu'il récoltait. Et puis, oui, effectivement ! Que pourrait-il y avoir de bien intéressant à son propos ? Il n'aurait pas accès à grand chose, selon elle.

Alors qu'elle contemplait les visages formés par la brume avec une certaine curiosité mêlée à de l'appréhension, la Mésange reporta bien vite son regard sur son interlocuteur alors que celui-ci s'approchait du puits, donnant alors le signal de départ.
À ce moment là, la Récolteuse se redresse et imite l'adulte en face d'elle en tendant à son tour sa main juste au dessus de la surface de l'eau. Celle-ci semble former des ondes presque en accord avec les battements de cœur de la jeune fille, qui s'étaient brusquement accélérés. Qui sait ce qu'elle allait voir ?

- A trois ?

Heaven hoche sagement la tête. Elle se mord discrètement les lèvres, un peu ancieuse. Sa main tremble légèrement, elle est tiraillée entre une peur soudaine et sa curiosité qui la pousse à se lancer dans cette expérience. C'est comme si tout ce qui avait autour d'elle ne comptait plus, même la voix du Penseur qui faisait le décompte semblait comme résonner lointainement dans sa tête. Mais elle tient bon, se concentre.

- ... Trois !

Sa paume effleure la surface de l'eau, perturbant les ondes qui s'y étaient formées en y créant de nouvelles. Sur le coup, comme rien ne se passe, la Mésange se demande si cela a fonctionné. Mais, peu après, l'eau commence à s'agiter, les images se floutent, ça semble scintiller à sa surface... C'est très rapide : un genre de tourbillon se forme alors, les attirant automatiquement au sein du puits.
Là, en général, ils devraient directement être tombés dans un souvenir, mais la chute semble être longue, et Heaven se voit tomber comme Alice lorsqu'elle trouve l'entrée du Pays des Merveilles dans le terrier de lapin. À ce moment là, c'est très lent, la chute semble durer. Elle voit apparaître diverses images qu'elle connait ou non. Les moments de sa vie à elle défilent et semblent se perdre avec ceux du Pirate, le Puits des Souvenirs étant visiblement perturbé par ce double contact.
Cela avait quelque chose d'étrange et de merveilleux à la fois, comme si à ce moment là, le Puits était devenu une salle d'archive des souvenirs.

Trop concentrée à observer ce flot du passé, la jeune fille ne remarqua pas tout de suite que la descente s'achevait.
Les voilà maintenant au niveau de la Rivière Mystérieuse. Elle était presque sûr que c'était le jour où elle avait revu son cher et tendre Silver. Leur rencontre avait été quelques peu brutale, mais tout s'était vite arrangé.
C'est à partir de là que cette histoire de point de rendez-vous au Carrousel avait commencé. Cela ne s'était pas si bien passé, d'ailleurs... Mais la jeune fille ne s'en souciait pas, du moins, pas maintenant. Dans son optique, si son proscrit lui mentait vraiment, alors cela se verrait à son expression, il y aurait des signes. Il faut juste qu'elle puisse de nouveau le voir, l'observer, et écouter. S'il était bien un menteur, quelque chose pourrait le trahir, non ?

- Voilà, c'était ça que je voulais voir ! J'ai juste à l'observer et à écouter la conversation. Je saurais peut être pourquoi je me suis tant éloignée de lui...

Avait-elle déclaré à voix haute, tout en tendant l'oreille, alertée par des bruits. Là, elle venait sûrement de lui sauter dessus en le prenant pour un ennemi !
Et, alors que l'adolescente se dirigeait d'un bon pas vers l'origine des voix, elle s'arrêta net en plein chemin, fit prestement demi-tour, et revint vers Psy à une cadence toujours aussi rapide, robotique. Elle l'avait presque oublié ! Elle s'excusa donc platement, puis donna quelques explications au Penseur :

- Ceci est un de mes souvenirs où je rencontre mon petit ami que je n'ai pas revu depuis longtemps... Quelqu'un m'a dit qu'il me mentait. Il faut que je prouve le contraire.

C'est avec une lueur de détermination dans les prunelles que la Récolteuse avait saisi le poignet du Pirate, avec l'optique de l'entraîner à sa suite -en espérant qu'il n'oppose pas trop de résistance- en direction du bruit. On aurait presque dit un chien de chasse à qui l'on aurait dit d'aller chercher un canard que l'on aurait plombé. Va chercher !

- Je vous prierai de ne pas me perturber, parce que je vais essayer de suivre la conversation et de déceler le moindre signe qui me permettrait de savoir s'il ment. Vous pouvez même essayer de m'aider !

Roméo et Juliette se trouvaient près de la Rivière. Des bribes de conversation pouvaient se faire entendre, au fur et à mesure qu'ils approchaient. La Heaven du souvenir différait de celle présente. Elle avait encore son serre-tête, ses cheveux longs et sa robe grise. Que cela semblait dater...

"Et toi, dis-moi ! Comment as-tu pu survivre pendant tout ce temps, où étais-tu donc ? Je t'ai cherché désespérément depuis si longtemps, et je n'avais pas réussi à te trouver..."

"Eh bien, disons que je survis en chassant et en me construisant des abris pour la nuit. Ce n'est pas si dur, tu sais, on finit par s'y faire."

La jeune fille semblait se souvenir de cette conversation comme si c'était hier. Elle avait tout enregistré, de A à Z. Pas étonnant de vouloir rentrer pour quelqu'un qui vivait seul dans la nature depuis si longtemps...
Tapie dans les fourrés non loin -c'est idiot, s'agissant d'un souvenir, ils ne pouvaient pas les entendre- elle ressemblait maintenant à un chat ayant repéré sa proie. Concentrée à l'extrême, elle ne quittait pas les deux visions des yeux. Plus rien ne semblait exister à part eux.

Rien ! Il n'y avait décidément rien qui pouvait contredire ce qu'on lui avait dit, ce qu'elle pensait. Comment avait-elle pu croire une seconde que Silver lui avait menti ? Il l'aime, non ? Quand on aime, on ne cache rien... non ?
Ah, justement : voila un constat qui lui fit se rendre compte que dans ce cas là, le sentiment n'était pas réciproque, qu'elle avait préféré tromper son pauvre Roméo trop absent pour elle pour aller jouer avec un troisième personnage... non, dans ce cas, Silver ne serait pas Roméo, mais plutôt Monsieur de Tourvel. Et elle, Madame de Tourvel, l'aurait abandonné, charmée par le séduisant et toxique Vicomte de Valmont, qui lui, se mettait toujours en travers de son chemin. C'est une toute autre histoire.
Mais la demoiselle n'était pas non plus totalement sienne, non ? Elle était encore à se demander si ce qu'elle faisait était vraiment grave, si elle s'était vraiment attachée à un point de non-retour. Voilà ce qu'il en coûte d'entretenir des Liaisons Dangereuses.

- Qui t'as suggéré de te méfier de lui ?

Tiens, quand on parle du loup (ou plutôt, qu'on y pense)...
Heaven se retourne vers son interlocuteur, se pinçant les lèvres. Doit-elle lui dire ? Ou faut-il qu'elle garde un minimum de secrets ? Mais peut-être pouvait-il l'aider... à moins qu'il ne l'embrouille encore un peu plus ? Cet homme reste un ennemi, après tout... bien que ses intentions ne paraissent pas mauvaises.

La Récolteuse ne savait plus quoi penser. Et, alors qu'elle allait s'apprêter à répondre, un brusque changement dans le décor la fit se figer. Le paysage, les silhouette de Silver, et d'elle-même, semblent onduler comme lorsque l'on trouble la surface de l'eau. Les couleurs changent, se mélangent, on pourrait même discerner un changement de structure jusque là.
Toute la scène se transforme peu à peu en la façade d'un immeuble dont la Mésange ne reconnait que trop bien le style... Elle avait, elle aussi, vécu dans ce genre de bâtiment, entourée d'affreuses personnes...
À cette pensée, les larmes vinrent brouiller ses yeux, et alors qu'elle esquissait un mouvement de recul, la jeune fille se sentit entraînée vers la porte de la bâtisse. Elle ne réalisa pas tout de suite qu'elle n'avait rien à craindre, et que même si la scène se déroulait à Londres, elle n'était, en rien, concernée.

Son regard brouillé de larmes qui ne voulaient pas couler la troubla lors de l'ouverture de la porte. Enfin, s'était-elle vraiment ouverte ? On aurait plutôt dit un tourbillon noir et fluide dansant autour d'eux, remplaçant pour de bon le décor distordu par celui d'un appartement. Drôle de façon d'ouvrir une porte, vraiment, très perturbant.
Mais attendez, est-ce vraiment un appartement ? On dirait plutôt une bibliothèque en cours de rangement ! Une étagère ? Remplie de livres. Une autre ? La même chose. Sur le canapé, le fauteuil, la table ? Des livres, encore. Sur le sol ? Encore et toujours des livres !

"Quel bazar !"

Pense Heaven en s'essuyant les yeux du dos de sa main droite. Étrangement, savoir que ce souvenir de Londres ne lui appartient pas la rassure; c'est comme si on lui avait enlevé un poids, comme si quelque chose dans la ville représentait une menace pour elle. Elle était sûre qu'il y avait un rapport avec là où elle vivait, mais impossible d'en dire plus. Elle ne se souvenait que de son petit chat.

De son côté, le Pirate semble aux anges; le voilà qui se prend pour une certaine créature d'un film, touchant ses livres non sans une certaine satisfaction : mon précccccieux... Cette comparaison fait doucement rire la Récolteuse, qui le regarde de loin, n'osant pas toucher à quoi que ce soit de peur que tout ne dégringole.
Il a l'air heureux... Peut être est-ce un souvenir ayant de l'importance pour lui ? Vu cette collection impressionante de livres, la jeune fille déduisit qu'il devait peut être faire des études de littérature. Ou bien, qu'il était simplement un passioné. Elle le lui demandera, tiens.

- C'est... chez moi.

- Vous êtes londonien aussi, donc...

L'homme n'approuve même pas ce qu'elle dit, trop attiré par une porte qui venait de s'entrouvrir. Ce n'était pas très important, après tout; c'était une certitude.
Piquée par la curiosité, et croisant son regard alors qu'il s'engageait dans la pièce adjacente, l'adolescente le suivit, après un petit moment passé à observer la pièce le plus possible. Tiens, elle qui s'était encore égarée en comparaisons avec Roméo et Juliette, voilà qu'elle venait de tomber sur du Shakespeare. Cela la fit doucement rire.

Lorsqu'elle entra à son tour dans la pièce à côté, qu'on ne pouvait qualifier de "chambre" que par la présence d'un lit, la jeune fille eut une exclamation de surprise : elle qui se disait que c'était déja un sacré bazar dans le salon, fut complètement désorientée par le tourbillon de papier et de vêtements sur le sol. Là, c'était vraiment mal rangé, comme si un ouragan était passé dans la pièce.
Elle ne décolla pas de l'encadrement de la porte, pendant que Psy, lui, s'approchait du lit, allant à la rencontre de son propre double issu de son souvenir, dont il passa au travers en tentant un contact qui se voulait rassurant. C'était un peu étrange de pouvoir interagir avec l'environnement mais pas avec les présences. Heaven avait plutôt pensé que cela fonctionnerait sur la règle du "tout ou rien".
Et, alors qu'elle s'apprêtait à demander à son compagnon de "voyage" ce qu'il s'était passé pour qu'il se retrouve un jour dans un tel état, celui-ci la devança, donnant une simple explication :

- On venait de me quitter.

Regardant la scène de loin, la Mésange ne savait que dire, ni que faire; elle ne put émettre qu'un "ah" étranglé en pensant que c'est ce qu'il pourrait arriver à son couple. La gorge nouée, elle n'arrivait pas à faire preuve d'une quelconque empathie. Alors, elle tenta de se persuader que tout ira bien de son côté, qu'elle ne finira pas ainsi, ni elle, ni Silver. Contrairement à elle, il ne le méritait surtout pas, non ? Ce n'est pas un menteur, et il ne trompe personne... Du moins, elle n'en a aucune preuve, donc autant ne pas croire ce qu'on a pu lui dire.

Elle préféra se concentrer sur l'apparence similaire de l'homme et de son souvenir. Étant donné qu'il a fait parti des Perdus pendant un moment, comment cela se fait-il qu'il paraisse déja trop âgé dans ce souvenir ? Il devait bien avoir la vingtaine, même plus... Était-ce une simple distorsion ? À moins que...

- Ah ! C'est vous, le type qui a réussi à être emporté par Peter alors qu'il avait déja atteint l'âge adulte, je me trompe ?

S'était soudainement exclamée Heaven, alors que le Pirate la rejoignait, ce dernier ayant pris le temps de griffoner fébrilement des notes dans son carnet. Encore des pages noircies d'encre... mais que pouvaient-elles bien contenir ? Cela attisait de nouveau la curiosité de la jeune fille. Avait-il trouvé une explication à ce qu'ils voyaient ? Et puis, était-ce vraiment lui, celui qui avait pu tromper Peter sur son âge ? C'est peut être l'un des rares, ou même le seul qui ait réussi un tel exploit... mais si c'est bien le cas, alors il doit être un très bon manipulateur...
Voilà que la Récolteuse se tendait de nouveau, se faisant de nouveau quelques peu méfiante. Il allait sûrement essayer de la faire tourner en bourrique à un moment donné, c'est certain !
Pourtant, elle ne voulait pas y penser. Après tout, Psy avait l'air d'être du genre à garder les choses pour lui, peut être faisait-il parti de ces Pirates qui n'étaient pas foncièrement mauvais ?

Se dirigeant d'un pas traînant vers le canapé, la jeune fille souleva précautionneusement l'une des piles de livres qui y était posée, s'y installant à la place en laissant échapper un soupir las. Plongeant son regard dans celui du Penseur, elle finit par le détourner bien vite, préférant regarder ses pieds.

- Je n'aime pas être ici... On dirait que ce souvenir en particulier est apparu comme si c'était ce qu'il allait advenir de mon couple...

Souffla-t-elle finalement d'une voix faible. L'adolescente aurait bien aimé les envoyer ailleurs, mais dans son esprit embrouillé, elle ne savait pas du tout dans quel souvenir elle pourrait les faire voyager.
Alors, elle supposait des choses sur ce qu'elle voyait, en souhaitant de tout son cœur que cela reste faux. Malgré tout, leurs souvenirs semblaient se répondre, comme lorsqu'ils s'étaient mélangés à la surface de l'eau. Et cela la terrifiait.
Pourtant, il lui fallait des réponses. Elle n'était pas venue ici pour rien, et devait se résoudre à accepter de voir, d'apprendre même le pire. C'est ce moment là qu'elle choisit pour enfin répondre à la question que Psy lui avait posée, lorsqu'ils étaient encore dans son souvenir à elle se passant aux alentours de la Rivière Mystérieuse :

- C'est quelqu'un de très influent au Grand Arbre qui m'a dit de me méfier de mon petit ami...

Commença-t-elle sans dire aucun nom, en donnant le moins de détails possibles. Qu'espérait-elle ? Qu'un Pirate lambda lui dise ce qu'elle voudrait (ou plutôt "ne voudrait pas") entendre ? Qu'il lui brise sa belle illusion en lui apprenant qu'il connait Silver, qui n'est en fait qu'un menteur parce qu'il fait en réalité parti de l'équipage du Jolly Roger ?
Peut être bien. Après tout, Psy a vu à quoi il ressemblait.

- Sans le connaître, sans aucune preuve autre que son intuition, cette personne, qui d'ailleurs est souvent à l'origine des pires magouilles au Grand Arbre, m'a dit que mon couple était basé sur le mensonge.

Continua-t-elle, bien contente d'avoir pu garder une part de mystère dans ses propos. Maintenant, il fallait jouer aux devinettes pour voir de qui il était question, et quels pouvaient être ces fameux mensonges.

- Je n'y crois pas trop. C'est pour cela que j'ai voulu chercher dans mes souvenirs le moindre petit indice pouvant prouver que cette personne avait bel et bien raison... et je n'ai encore rien qui puisse aller dans son sens.

Avait-elle conclut, daignant enfin relever les yeux vers son interlocuteur, affichant un air sérieux. C'était un sujet qui lui tenait beaucoup, beaucoup à cœur.

Lorsque Psy se décida enfin à abandonner son livre, Heaven retint son souffle; il était venu le temps des réponses... mais elle fut déçue de l'entrée en matière, de ce rappel du fait qu'ils venaient à peine de se rencontrer et qu'ils restaient ennemis. Enfin, ils étaient censés l'être, mais dans le cas présent, ils se retrouvaient tous deux plongés dans leurs souvenirs d'un commun accord.
La jeune fille eut un rire jaune. Il se la jouait Captain Obvious, ou bien ? Qu'il continue, elle voulait savoir ! Ils n'allaient pas tourner autour du pot, non ?

C'était peine perdue pour le moment. L'homme, qui caressait son livre du bout des doigts à la manière de la créature du film auquel la Mésange avait pensé juste avant, lui apprit qu'il était psychologue, et qu'il voulait simplement des informations sur le Tyran miniature pour comprendre son fonctionnement.

- Eh bah, il y a du boulot.

Lâcha l'adolescente en réponse, avec un gloussement. Comment voulez-vous comprendre un gamin magique qui ne mesure même pas la gravité de chacun de ses agissements ? Il y avait du pain sur la planche.

- Si je te dis cela, c'est parce que je suis prêt à t'aider et répondre à tes questions. Seulement, cela implique que tu me fasses confiance.

Moue sceptique. Heaven n'avait jamais porté les psychologues dans son cœur, les considérant comme de simples bouffeurs d'argent qui ne résolvaient pas forcément les problèmes, qui plus est.
Elle ne se souvenait pas que son père avait voulu l'y emmener lorsqu'ils ont emménagé à Londres. Un nouveau pays, combiné au fait de devoir parler anglais tout le temps, avaient été des prétextes suffisants pour décider de traîner sa fille chez le spécialiste. Et, étrangement, elle disparaissait à chaque fois qu'un rendez-vous était convenu, jugeant qu'elle n'avait aucun problème.
C'était lui, qui en avait le plus besoin. Lui, il avait une pute (dans tous les sens du terme) qui le conduisait à des excès, et en plus, il était alcoolique. Elle, elle avait un ami qui la soutenait, et Cheshire, son chat, pour lui remonter le moral. Ce n'était pas elle qui avait des problèmes.

- Et pour m'aider à comprendre ce qui t'arrive, j'ai aussi besoin que tu m'en dises davantage sur certains points.

À présent, elle était réellement coincée chez le psy, sans pouvoir l'éviter. Elle qui avait fait le lien avec le nom du Pirate, elle n'avait pas eu tort, finalement. Et elle se demandait si elle n'aurait pas dû se méfier un peu plus avant de vider son sac.

La Récolteuse soupire; il est vrai que maintenant, elle a des problèmes. Et même si elle évitait comme la peste une autre figure importante du Grand Arbre de peur que celui-ci ne comprenne un quelconque changement chez elle (il est clairvoyant, il doit forcément se douter de quelque chose étant donné qu'elle se fait maintenant plus absente à l'Infirmerie, ayant abandonné son rôle de Panda Hero), elle avait grand besoin d'en parler.
Elle ne pouvait le faire avec personne d'autre à l'Arbre, se disant que personne n'y était fiable à cent pour cent. Avec le temps, elle avait même appris à se méfier de ceux qui étaient censés être ses alliés. Les enfants peuvent parfois se montrer si immondes. C'est un peu le cas avec Sugar; elle sait que quelque chose ne va pas chez elle, qui sait si elle n'a pas été en parler à d'autres comme elle ne pouvait rien obtenir de sa "fille" ?

- Pourquoi veux-tu prouver à cet autre garçon qu'il a tort ? Pourquoi son opinion est-elle importante pour toi ?

Heaven, qui était absorbée dans les distorsions du mur et du sol, reporta son attention sur son intlocuteur, qui avait finalement posé son livre sur une pile déja bien remplie. Il était impressionant, avec ses prunelles de glace et sa posture, un peu en avant, comme s'il la sondait.
La garçonne s'enfonça encore un peu plus dans le canapé, regrettant ses mots jusqu'au dernier. Ce n'étaient certes pas des informations confidentielles sur le Grand Arbre en soi, mais elle se confiait à un Pirate qu'elle ne connaissait ni d'Ève, ni d'Adam. À un psychologue, en plus.
Qui, pour ne rien arranger, avait déja deviné l'identité de la seconde personne citée. Bingo, Sherlock.

- Ça ne m'énerve pas... Mais, effectivement, c'est lui. C'était si facile à comprendre ? Au Grand Arbre, c'est sûrement celui qui abuse le plus de son pouvoir pour montrer sa supériorité et arriver à ses fins...

Fit la jeune fille d'une voix peu assurée. La question du Penseur la perturbait : c'est vrai, pourquoi voulait-elle absolument prouver que le Chef des Raccommodeurs avait tort ? Pour simplement rabaisser l'ego de Pit en lui montrant qu'il a eu tort ? Pour protéger Silver ? Pour se rassurer elle-même ?
Oui, cela devait être la raison : pour se rassurer. Car si Silver n'est pas un Pirate, c'est qu'il ne lui ment pas, et donc que ses sentiments sont sincères.
Mais à quoi cela l'avancerait-elle de le savoir ? C'est elle qui s'éloigne de lui, pourquoi voudrait-elle tenter de faire tenir un couple qu'elle-même est en train de briser, lentement mais sûrement ?
Ah, là, c'est pour protéger Silver. Car s'il ne l'a plus, elle, il se retrouvera seul. Et la Mésange ne veut pas cela, il vit déja assez mal sa condition sur l'Île.

- Je fais ça pour être sûre de la sincérité de mon petit ami. Comme ça, notre couple pourra continuer à tenir debout et il ne se retrouvera jamais seul. Mais il y a un autre problème...

Continua-t-elle, la pitié se faisant ressentir dans sa voix, jusqu'à ce qu'elle se brise à sa dernière phrase.
Juste à ce moment là, et de son plein gré, le décor changea, simplement devant eux : de grandes ondulations, telles des vagues sur la plage, faisaient se déformer les contours de l'appartement, les meubles, tout. Il semblait s'être tracé comme une ligne entre eux et l'autre bout de la pièce, comme si un écran de cinéma vaporeux était en train de s'y étendre.
La Récolteuse laissa passer un petit instant, avant de prendre une longue inspiration et de débuter son récit :

- Tout ça a commencé quand Pit a découvert mon grandissement, suite au Bannissement de mon petit ami. Afin de lui faire garder le secret, j'ai dû accomplir plusieurs tâches, comme lui ramener un cadavre de Sirène, un mouton, ou quoi que ce soit d'autre pouvant lui servir à embellir ses créations.

Peut être qu'il n'aurait jamais eu la confirmation d'un quelconque grandissement si Heaven n'avait jamais craqué sous la pression ? Plus le temps passait sur l'Île, plus elle était tendue... ou du moins, cela avait justement commencé à partir de ce changement. Ce n'était pourtant pas tellement visible, mais cela restait si pesant...
Elle regarda machinalement ses mains; elles tremblaient.

Et dans le tourbillon de souvenirs, comme pour faire écho à ses mots, passèrent l'image du cadavre de Sirène en question, de Curly le mouton attaché devant la Mercerie, puis de Pretty et elle avec leur boîte à trésors, des pétales de fleur de Lin, et enfin de la boîte à strass...

- Mais notre petit arrangement s'est vite transformé en dette à vie lorsque j'ai eu le malheur, en voulant le fuir, de traverser une passerelle dont le bois avait été fragilisé avec la Canicule. Il choisit de me sauver.

Alors que la Mésange continuait son histoire, tout recommença à onduler devant eux. La limite vaporeuse entre la projection de ses souvenirs et celui du Pirate, qui était toujours bien présent car ils s'y trouvaient encore, fit apparaître les hauteurs du Grand Arbre.
Juste sur un pont de bois, en premier plan, se trouvait Heaven, vêtue de sa robe courte grise et portant encore ses cheveux longs, tirée par Pit sur une adjacente passerelle, sans un bruit. Un trou béant où restaient des éclats de planche cassées était visible en plein milieu du pont de bois.

- J'ai fini par m'attacher à lui, au détriment de mon petit ami. Il a un charme et un comportement qui me dépassent. Je n'arrive pas bien à le cerner, mais en même temps il m'attire...

Cela devait être le cas avec d'autres filles, c'était certain. Pit joue de ses atouts, tels qu'ils soient. Il joue et se joue de tout en général.
Et alors que l'adolescente pensait à cela, apparut devant eux le moment où le Joker lui passa le collier de ruban autour du cou, ultime symbole d'ppartenance. Lors de ce dernier long entretien, la Récolteuse avait retenu une phrase qui restait dans son esprit et qui se fit entendre, en résonnance :

"T’as surtout… une dette à vie. C’est comme si… tu m’appartenais complètement."

Elle en eut un grand frisson à son entente. Cette réplique la terrifiait autant qu'elle la rendait fébrile. Les mots du Chef des Rccommodeurs tapent toujours dans le mille, il reste tellement présent... La preuve, la conversation tournait exclusivement autour de lui, à présent. Ah, s'il avait été là, son ego aurait encore crevé le ciel.

- Je suis en faute... j'ai peur de la tournure que vont prendre les événements... mais j'ai besoin de réponses... Je ne peux pas rester ainsi, entre deux... J'en ai assez de mentir...

Se lamenta l'adolescente, enfouissant son visage dans ses mains, et restant là, sans bouger, sur le canapé. Elle n'avait même pas changé de position jusque là. Elle était venue pour savoir quand elle avait réellement commencé à s'attacher à Pit, et si Silver mentait.
Et elle avait comme l'impression de ne pas avancer, prenant malgré tout peu à peu conscience que son cas devait évoluer, en penchant vers l'un ou l'autre...