Il fait noir, noir, noir. C'est l'heure pour les enfants de se planquer sous les couvertures en craignant que des monstres imaginaires viennent leur dévorer les orteils, l'heure pour les adultes de fermer les yeux en cherchant vainement ou non le sommeil, pour regagner des forces qui leur permettront d'affronter la journée suivante...
… en tout cas, c'est ce qui se passerait sans doute dans un monde ordinaire.

Ici, rien à voir.
Avec la nuit venait l'heure pour le Port de se remettre à vivre. Les pirates venaient étancher leur soif, prolonger leur gueule de bois, prendre du bon temps, oublier enfin le travail du jour et noyer, d'une façon ou d'une autre, les tracas que la vie leur imposait ici. Oh, bien sûr, Hook, aussi bon capitaine qu'il était, veillait à la fidélité de ses forbans et tuait dans l’œuf tout risque de mutinerie, secondé de Smee.
Mais les homme ne sont pas fous.
Pas encore.
Peut-être.

Il régnait donc dans le quartier une ambiance d'agitation, de fêtes, quelques chansons psalmodiées de voix pas très sobres dans les ruelles à peine illuminées.
Et cette ambiance, Triss la fuit.

Le sommeil l'avait abandonnée, une fois de plus. Pas très étonnant, la rouquine ne connaissait que rarement le repos et la lune était un astre aussi important que le soleil. Si ce n'était que ce foutu caillou ne servait pas à grand chose, éclairant à peine l'ombre du ciel.
Ce qui l'avait amenée sur la plage n'était pas une nostalgie de la mer, ni même l'envie de respirer les embruns salés. Les émotions, les sentiments n'étaient clairement pas ce qui dirigeaient les actes de l'apothicaire.

Elle n'avait juste plus d'algues. Et ne pas avoir de stock, c'est embêtant.
Et elle n'avait clairement rien de mieux à faire.
Optimiser son temps est une qualité.

La bruine était fine, mais pénétrante. Triss sentait ses cheveux déjà poisseux, collés par l'humidité et ces infimes traces de sel présentes. L'écume lui léchait les orteils alors qu'elle sillonnait le rivage, ramassant les branches sombres et molles issues de l'océan. Elles mettraient du temps à sécher, mais c'est ce qui garantissait la qualité de ses cataplasmes. Les algues permettaient une cicatrisation des plaies avec un risque d'infection minime.
Ingérées, elles pouvaient être plus dangereuses.

Comme elle aimait son art.

"Naître, c'est recevoir tout un univers en cadeau. "
Jostein Gaarder

La lune est haute ce soir, assiette blanche sur soupe brouillée de nuage. Les étoiles ne sont pas absentes. Elles se dissimulent, pudiques à l’extrême, derrière des monticules de barbes à papa bleues. Sur la plage il y'a une forme massive, énorme, insurmontable. Un rocher qui a poussé en une nuit. En écho voilé, on entend une petite voix qui tousse et des grattements.

Flot s'extirpe de son écrin calcifié, recouverte de poussière, humide et encore friable. Elle est entièrement nue et sa chair ballotte sans retenu à chaque effort qu'elle convie. Maladroite, elle pause un premier pied sur le sable. Les grains jouent, meubles et incertains, sous sa voûte plantaire. Elle en pépie de plaisir. Un autre pied. La silice s'infiltre entre ses orteils et la chatouille. La sirène glousse de tout son être. Un pas. Elle vacille devant l'incongruité de ces nageoires qui se dissocient pour nager en pleine terre. Que cela est curieux, si peu harmonieux. Son poids et son équilibre précaire la font chuter. Ses fesses généreuses choient sur le sable et le contrecoup ébroue ses boucles bleues marines. Elle époussette son visage plein de cheveux pour mieux rire. La Dodue bat des talons dans le sable, soulevant des gerbes granulées. Et puis son regard est immanquablement attiré vers un point de lumières qui festoient à la lisière de sa vision. Derrière ces rochers, et ces palmiers, là bas, il y a le port ! Les rires et la musique grasse s’entend d'ici.

Je veux voir.
Je veux vivre.

S'armant de pugnacité, elle tente à nouveau de se mettre debout. Sans flancher. Un pas, puis deux. Ses appendices malhabiles, qu'elle peine à voir sous son bidon rebondi, se battent contre la marrée d'oxygène. Et elle vogue, la baleine ! Elle vogue de plus en plus facilement !
Tout son être se tourne vers l'attraction des lampions et des chants paillards.

Voir !
Vivre !

Nue comme une déesse callipyge, la jonque sautillant entre ses deux seins moelleux, elle gambade vers ce qu'elle a toujours souhaité.

Qui n'a jamais entendu parler des monstres qui surgissent quand le noir a fini de recouvrir le monde ? Ils surgissent de sous le lit, du placard sous l'escalier, du coin d'ombre jamais éclairé, du grenier ou de la cave.
Triss n'avait encore jamais entendu la fable de la créature sortie de l'eau. Pourtant, il n'y avait vraiment pas de quoi s'étonner. Ici à Neverland, tout ce qui pouvait exister... hé bien, existait.

Maladroite, l'étrange silhouette que l'apothicaire distinguait seulement grâce au clair de lune essayait tant bien que mal de se dresser sur ses deux jambes. Visiblement, c'était une figure humaine dans son anatomie : deux bras battant l'air comme pour essayer de se rattraper à quelque chose, deux gambettes dodues et une tête surmonté d'une touffe de cheveux bleus comme les abysses de l'océan. Une femme, ses formes supplémentaires l'attestait, forte en chair, joyeuse comme un enfant qui joue, comme son éclat de rire rompit le calme et le doux son de la marée.

De loin, la rouquine regarde cet étrange enfant adulte se battre contre la gravité et gagner enfin sa verticalité et se diriger vers la vie joyeuse qui bat son plein, là-haut, dans le Port. Petit papillon attiré par la lumière, tu vas te brûler les ailes.

- Tu vas mourir si tu montes sur la colline.

Turlupinée par les lampions lointains, la créature n'avait pas remarqué la Panacée qui s'était approchée à moins de dix pas d'elle. Contrairement à ses vigoureux petons qui avaient battu le sable en un froufrou granuleux, la rouquine s'était approchée en silence, laissant ses traces sur le rivage humide, bientôt effacé par les vagues salées, comme un petit fantôme.

Nul sourire sur son visage, mais Triss est tout de même intriguée. Elle n'avait jamais vu encore de ses yeux une sirène prendre entièrement forme humaine pour parcourir la terre.
Comment en était-elle sûre ? Hé bien, il y avait bien peu de femmes aux cheveux bleus qui se baladaient dans le Port. C'était plutôt l'apanage des créatures marines.

- Tu ferais mieux de faire demi-tour.

- Tu vas mourir si tu montes sur la colline.

Flot se retourne, avec un peu trop d'enthousiasme, opérant une pirouette quasi complète sur elle même, avant de trouver le degré où s'arrêter. Elle glousse, gourmande de cette rencontre fortuite, ignorante de sa totale nudité.

- Je vais mûrir ? Comme ces choses qui poussent aux arbres et qui finissent par tomber ? Ses doigts potelés s'agitent dans le vide quelques secondes. Des "Frhuîtres", c'est ça ?

La Dodue détaille la demoiselle qui lui fait face. Jolie, jolie, comme une sœur de l'eau. Rouge comme le plus flamboyant des coraux. Un drôle de poisson-clown, mais qui ne rit pas beaucoup.

- Tu ferais mieux de faire demi-tour.
- Je ne peux pas ! s'écrie-t-elle ! Je ne peux pas, c’est ma toute première fois et la seule avant le prochain cycle de lune.

La Baleine attrape la main de la sirène de terre. Elle colle sa paume sous le coquillage qui pend à son cou, entre ses seins goulus qui ploient en grappes mures sur son bedon tout rond. Dedans, ça tambourine, ça danse la gigue, ça caracole sur des hippocampes.

- Tu entends ? Tu entends, Cousine ? C'est mon chant à moi ! Ma plus jolie sérénade. Je ne peux pas m'en aller, sinon la musique va s'arrêter.

Et soudain la joufflue au coeur palpitant, remarque les vêtements de sa toute nouvelle amie.

- Oh ! Il me faut des écailles comme les tiennes. Où puis-je en trouver ?

L'un des fins sourcils roux se banda au dessus d'un œil émeraude tandis que son jumeau se tordit sous la perplexité. Il y avait bon nombre de chose étranges sur l'île, mais la créature qui évoluait sous ses yeux, gracieuse malgré sa ventripotence, défiait l'entendement. Petit extraterrestre provenant des abysses plutôt que la lune.

« Mûrir, hein... Tu n'en auras pas le temps. À peine auras-tu posé le pied sur les pavés que tu tomberas sans vie. »

Dépourvue de sensibilité et d'empathie, Triss n'enjoignit pas moins cette drôle de femme à rejoindre le rivage, à tourner les pas... mais cette idiote tournoyait sur elle-même en gloussant, petite fille dans un parc d'attraction qui ne sait plus où donner de la tête. Rêve éveillé, elle ne souhaitait pas rouvrir les yeux. Puis, sans crier gare, une main potelée fondit sur la Panacée pour attraper son poignet et plaquer sa paume sur la peau humide de son torse. La rouquine eut une grimace de dégoût et retira bien vite ses doigts, mais elle avait eu le temps de sentir sous sa main la chamade que battait le cœur de la sirène, preuve de son excitation. Cousine ?

« Et alors quoi ! Ce n'est qu'un cœur qui bat, tu es en vie, félicitations ! Ça n'a rien d'une chanson, il battra toujours autant quand tu seras retournée dans tes abysses ! »

Des écailles ? Triss baissa les yeux sur ses vêtements plutôt épais. Comment cette femme ne pouvait-elle pas mourir de froid sous l'air de la nuit.

« C'est du tissu, pas des écailles. »

En soupirant, Triss laissa glisser sa besace de son épaule et en sortit une grande pièce de tissu, plutôt fine mais solide, pliée en plusieurs carrés. Elle lui servait de bâche de récupération lorsqu'elle secouait des arbres pour récolter des fruits et des feuilles trop en hauteur.

Enroule-toi dans ça. Tu ne peux pas rester nue de la sorte. Maintenant, que cherches-tu exactement ?

« Non pas qu'elle souhaitait l'aider, loin de là. »

-  Mûrir, hein... Tu n'en auras pas le temps. À peine auras-tu posé le pied sur les pavés que tu tomberas sans vie

Prise de doute, l'espace d'une seconde, Flot tripote le gros coquillage lacé à sa gorge. Soupir de soulagement. La Cousine est une menteuse ou une ignorante.

- Même pas vrai ! La Sorcière des Mers a promis. Quand on fait promis-promesse, c'est avec de la corde à gros noeuds pour ne pas rompre. Chaque Soeur sait cela !

Son interlocutrice persiste, quand bien même à laminer son envie. La bonne humeur de Flot ne s'endigue pas. Elle est un tsunami de joie qu'aucun barrage ne saurait stopper.

- C'est du tissu, pas des écailles.
- Du pti-chu ! répète-elle émerveillée. Pti-chu ! Pti-chu ! Quel mot rigolo pour parler d'une seconde peau !

La Dodue glousse et tout son être s'ébroue généreusement.

- Enroule-toi dans ça. Tu ne peux pas rester nue de la sorte.
- Enrouler, d'accord !

Obéissante et désireuse de respecter les usages de la terre ferme, Flot pose la nappe en patchwork sur le sommet de son crâne et tourne sur elle-même avec grande application.

- Enroulée ! Enroulée ! Enroulée ! lance-t-elle en pirouettant. Elle s'arrête brusquement. La tête lui tourne un peu et le sable lui brûle ses pieds tout neufs. Hihi ! Voilà !
- Maintenant, que cherches-tu exactement ?
- A aller là bas !

Et d'un bon pas, un drap sur la tête et toujours aussi dévêtue, elle se dirige vers les lampions de la Taverne Rhumantique.

Triss s’avança vers l’homme, puant l’ivresse et la saleté, une odeur aigre s’échappant de tout son être. Il ne fut pas bien difficile de l’assommer et de le laisser s’écrouler dans le sable, d’où il ne se relèverait pas avant bien des heures. Une nouvelle fois, la rouquine se tourna vers la femme ronde, sa peau brillant sous l’éclat de la lune.

-Repars là d’où tu viens. Tu ne seras jamais la bienvenue sous les lumières du Port. Va-t-en et tu auras la vie sauve. Je t’aurais prévenue.

Laissant l’étonnante créature à ce choix, la Panacée la quitta, laissant ses rêveries glisser sous la lune, sous l’eau et ses mystères.

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