Brother c'est qu'un tas de vêtements. Un gros tas de vêtements qui cache tout son corps et qui laisse dépasser que ses yeux verts parce que tout autour de lui y a le givre et la nature qui tremble. Un gros tas de vêtements qui avance à petits pas minuscules avec un arc sur le dos et qui observe les feuilles recroquevillées et les arbres mourants, un gros tas de vêtements qui aurait dû être ailleurs, loin là où le givre il est pas parce qu'il était parti chasser normalement. Brother il devrait pas être ici non et pourtant il a pas pu s'empêcher quand il a vu que tout allait mal alors il a avancé et il s'est enfoncé là où il fait froid et où la Mort peut frapper plus fort encore qu'en temps normal, et depuis il marche et marche et marche et regarde, a le cœur qui se plie un peu quand il voit toutes les souffrances car qui les protège eux ? Qui en prend soin de l'île quand Peter va pas bien, qui fait attention aux arbres, aux plantes et aux animaux ?

C'est pas qu'il devient sentimental non, il pense à eux surtout et aux Perdus et à Grenouille, à tous les gens dans les campements qui vont avoir faim. Et si y a plus rien qu'ils peuvent tuer ? Si y a plus de bêtes qui sont pas contaminées ? Ils vont faire quoi tous là comme des idiots à mourir de froid ? Brother ça le torture, quand il regarde partout il voit que le Mort et le Froid et lui il connaît tout ça, il voudrait bien fuir. Sauf que Pitchipoï est loin. Pitchipoï c'est pas là et il a beau essayer de se le dire c'est pas forcément facile tant des fois ça y ressemble, tant des fois tout est désolé et frigorifié, alors l'Inconstant il doit prendre le courage entre ses deux mains et avancer, pas penser à l'Avant et pas penser aux Allemands, oublier. Oublier qu'il a été la proie. Oublier que y a eu l'étoile, l'étoile aux six branches qui dort juste au fond de sa chaussure. Oublier que y a eu la Boue et le Sang, et que tout plein de gens ils sont morts. C'est pas vraiment facile de faire ça, d'essayer de pas se souvenir de qui il est et de ce qui lui est arrivé. Sauf qu'il peut pas laisser les bouts de sa mémoire influencer.

Alors Brother il va pour faire demi tour sauf que sur la plage il voit quelqu'un. Et ça l'interpelle parce que de là où il est il voit pas bien mais ça il a l'air d'être un peu perdu et en silence il s'avance. Bam bam bam bam son cœur arrête pas de taper fort contre ses côtes.

D'abord faut bien dire il voit pas que c'est Adam, il voit pas non plus que c'est un pirate. Lui il voit un grand qui a pas l'air en forme et comme il a pas l'air d'être dangereux il oublie un peu la prudence et il va vers lui. Puis il voit les pieds qui sont tout nus et ça ça l'interpelle, il fronce le nez ; ça plisse ses tâches rousses dessus. Puis y a l'angoisse au fond de son ventre qui tombe comme un sac très très lourd. Brother aime pas cet endroit, il aime pas être à découvert comme ça et là on peut les voir de très loin, il va à toute vitesse vers l'homme adulte et il s'arrête qu'à deux pas, "Faut pas rester là." qu'il grogne. Et il s'agite, sa main elle vient prendre fort le poignet couvert de l'homme et il prend une toute petite seconde pour le regarder même s'il est comme lui, tout couvert. Et il voit les yeux. Les yeux vides, les yeux un peu morts, les yeux qui sont tout comme de l'eau.

"Adam ?" Non ça peut pas être lui c'est pas possible, pourquoi est-ce qu'il serait si loin du Port, si loin de chez lui ? "Faut pas rester là." qu'il répète pourtant tout de suite, et il tire sur le bras. "Allez viens faut partir."

Il le ramènera pas au port Brother parce qu'il sait pas lui comment c'est là bas. Et c'est peut-être pour ça que Adam – car ça peut être que lui, parce que y a que lui qu'a ces yeux là – il est là. Mais avant les questions il faut partir.

D'abord Brother dit rien parce que ça fait un choc très grand dans sa tête de se retrouver face à quelqu'un qu'il a déjà vu sans arriver à reconnaître parce que tout semble avoir changé. Il dit rien mais il le regarde, et ses sourcils se froncent de le voir comme ça, dans le vide et perdu, il ressemble presque à Mamie Rose et Brother ça lui fait chaud et mal au cœur parce qu'on dirait une situation qui se répète, comme quelque chose qui voudrait le troubler et lui dire "mais regarde, t'as tout inventé Peter Pan et les Perdus, t'es toujours à Pitchipoï, t'es toujours aux camps de Mort". Sauf que devant lui c'est pas Mamie Rose, c'est pas Mamie Rose et c'est pas non plus là où ils étaient avec David et Grenouille parce que c'était pas comme ça du tout, y avait pas l'eau glacée et la plage non, y avait pas non plus tous ses vêtements ni l'arc et la liberté et en fait au lieu d'essayer d'oublier toutes les ressemblances il devrait peut-être se rappeler des différences.

C'est pas Mamie Rose qu'il se dit alors dans sa tête. C'est pas Mamie Rose et y a pas d'Uniformes ou de barbelés, mais ils doivent s'en aller parce qu'ils sont en danger, trop exposés. C'est pour ça qu'il le tire Adam et il sent qu'il agrippe aussi son poignet, qu'il essaye de se rattraper mais qu'il trébuche et  qu'il tombe au lieu de rester sur ses pieds, et le premier réflexe de Brother c'est de s'énerver. Il se retourne et il va crier dessus quand il se rend compte qu'avant ça Adam à parlé. Qu'il a dit quelque chose et qu'à cause de la Peur qu'il veut maîtriser très fort il a pas écouté.

Qu'est-ce que c'était ? Il a dit qu'il avait Froid, ou quelque chose comme ça, pas étonnant avec ses pieds tout nus. Ça met l'Inconstant dans l'embarras à vrai dire, il tord la bouche et puis il se met à genoux lui aussi, juste devant Adam et même tout proche de lui. Et avec toute la douceur possible il vient prendre le visage tout couvert entre ses mains qui sont aussi couvertes, et il fait buter son regard Vert dans le sien. Comme ça il a l'air un peu vieux mais il doit être fort. Fort pour Maman et Fort pour Papa, Fort pour Mamie Rose et David et Grenouille. Fort Fort Fort pour Adam qui a pas l'air d'arriver à l'être.

"Adam regarde c'est Brother, Adam tu te souviens de moi dis ?" Et y a de la détresse juste un peu plus dans sa voix, même si c'est pas sur la peau il caresse les joues, ça donne juste un peu du courage dont il a besoin. "Adam je sais que tu as froid mais faut pas rester là tu comprends ? Si on reste là on va avoir des gros ennuis." Ils sont où les ennuis toutefois ? La plage pour le moment elle est vide mais il sait lui, il sait que le Givre est partout et qu'il faut pas s'attarder ici. "Il faut que tu te lèves..." Aufstehen Adam, aufstehen David, aufstehen Brother, Aufstehen, AUFSTEHEN !!! Le souvenir pique fort sa tête et la nausée menace un petit temps au bord des ses lèvres.

"Faut avoir confiance en moi s'il te plaît... On va trouver un endroit chaud après je te promets."

Il doit parler comme un grand, endosser une nouvelle fois le rôle qu'on lui avait confié là-bas, dans le Monde Ordinaire. Mais Brother il est trop petit pour ça, trop jeune, et c'est pas vraiment juste que ce soit à lui de faire alors que Adam il est plus Sépia. Mais il se démonte pas. Son cœur continue ses bam bam bam qui vont très vite et il pousse et tire le Pirate, il aide parce que y a que ça a faire aider, aider pour qu'il puisse se lever. Promis Adam après il trouvera un endroit moins froid où tu pourras te reposer et puis manger. Promis, mais pas tout de suite. Parce que d'abord il faut marcher, s'enfuir. D'abord faut quitter le Givre avant que quelque chose leur tombe sur le nez.

Il comprend pas Brother, il comprend pas ce qu'il a Adam et pourquoi il est comme ça, tout ratatiné et tout vieux d'un seul coup. Ça lui fait mal dans son cœur, ça secoue toute son âme, il se sent même un peu un monstre de lui avoir tiré comme ça sur les bras même s'il sait bien que y a pas le choix, faut partir. Et quoiqu'il fasse c'est que à ça qu'il arrive à penser, à ça parce que s'ils s'en vont pas ils vont se faire attraper, mais lui il peut pas, il a pas le droit, il doit rentrer au camp et retrouver Grenouille parce qu'il lui a promis en partant. Promis dans sa tête, promis en silence, promis quand même parce que David, David lui a demandé de veiller sur lui, il est si petit après tout Grenouille, si petit qu'ils peut entrer dans une valise quand il se plie en boule. Mais pour le moment c'est Adam qui a besoin de lui, Adam qui a besoin d'être sauvé et aidé alors Brother tient malgré le poids qui appuie trop fort, et il souffle, grimace, mais avec tous ses vêtements on peut pas voir quand le visage se froisse.

Comme dans le Monde Ordinaire aussi il encourage avec sa voix et avec ses yeux, avec tout son cœur. Comme dans le Monde Ordinaire il se fiche de ce que dit son corps et ignore la douleur dans ses membres qui tirent à chaque pas. Comme dans le Monde Ordinaire c'est lui qui guette et veille et tourne la tête, jette partout son regard pour être sûr qu'on les suit pas. Et comme là bas oui, comme là bas il s'oublie, tais-toi tais-toi t'as pas le droit d'avoir mal, t'as pas le droit d'avoir froid, parce que faut être fort et sortir de là, et c'est pas grave s'il tremble, s'il serre les dents, c'est pas grave s'il a des questions dans la tête parce qu'il comprend pas, toujours toujours toujours il avance et ils progressent pas à pas.

"Ça va aller, on y est presque tu vois ?" qu'il s’essouffle.

Comme il peut il ignore la remarque, le compliment peut-être du Pirate, parce que lui dire ça c'est impersonnel, c'est un peu comme s'il l'a oublié, comme s'ils se connaissaient pas. En même temps est-ce que c'est pas le cas ? Il était pas gentil avec Sépia, Brother. Il voulait pas de lui, il crachait sur lui des pluies de venins, et parfois même il le bousculait, le poussait par terre comme pour dire "Va t-en je veux pas de toi.". C'était vrai aussi à l'époque, il voulait pas de lui, il voulait pas le voir. Il était méchant parce qu'il voulait lui faire mal comme il avait mal lui. Depuis ils se sont revus qu'une fois mais Adam l'a aidé alors aujourd'hui c'est à lui de faire pareil, ça demande rien à part un peu de force et de courage après tout de sortir quelqu'un d'un mauvais pas. Sauf que Adam sait pas qui il est. Et ça il le sait parce que la façon dont il a dit son nom elle a rien à voir avec comment il était au Port, et parce que rien n'a à voir avec ce qu'il était au Port en fait.  

"Souviens-toi, souviens-toi Adam, tu m'as sauvé. Et aussi tu as joué de l'harmonica."  qu'il murmure alors parce qu'il peut pas accepter ça, de faire comme s'il l'avait jamais vu, comme s'ils avaient pas vécu un tout petit bout d'aventure.

Souviens-toi Adam parce que t'es trop jeune, tu peux pas être comme elle, tu peux pas être comme Mamie Rose parce que t'as pas les mains pleines de creux et de plis, t'as pas les traits sur le visage. Souviens-toi parce qu'il t'aime bien et tu le sais ça. Tu l'as toujours su que c'était la douleur qui pleurait dans son cœur, des appels au secours qu'il ne prononçait pas de peur qu'on se moque, parce qu'il fallait être fort. Souviens-toi Adam oui, souviens-toi un jour tu l'as rencontré et vous étiez petits bonhommes, et il était un peu maigre Brother et il avait presque plus de cheveux sur son crâne et aussi il souriait pas. Souviens-toi s'il te plaît parce que tu peux pas le laisser, l'abandonner, l'oublier. Souviens-toi parce qu'il a besoin de toi, de ton calme, de comment tu es.

"J'étais méchant avec toi quand on était à l'Arbre."

Souviens-toi, souviens-toi, souviens-toi. S'il te plaît.

Ils marchent tous les deux l'Adulte et l'Enfant. À petits pas qui prennent du temps et qui sont lourds lourds lourds, ils avancent et tracent ce chemin qui les mène lentement jusqu'au camp. Et Brother il serre encore plus fort les dents, résiste, malgré ses deux jambes tremblantes et son souffle court. Résiste, oui, de toutes ses forces car il peut pas abandonner Adam ici, non il peut pas, Brother il laisse jamais quelqu'un derrière. Alors jusqu'au bout, jusqu'au bout malgré ses pieds qui saignaient il a porté son si petit Grenouille, et jusqu'au bout, jusqu'au bout il portera le grand corps faible d'Adam aussi. Jusqu'à ce que le sien le lâche et même plus loin encore, comme s'il avait des forces cachées ou bien des ressources dans lesquelles puiser, toujours toujours quand il en a plus l'air, plus l'air d'en avoir du tout. Et comme ce jour là il murmure, râle et grogne, des "faut tenir, faut tenir encore", et il marche, il marche même si leurs pas sont si flageolants qu'on pourrait croire à deux faons nouveaux-nés. Ils marchent. Jusqu'à ce que le décor change et jusqu'aux tentes debout bien droites dans le camp. Y a des regards qui se tournent. L'Inconstant il y prête pas garde parce que ça fait très longtemps qu'il ignore ces choses là et il conduit Adam avec les joues trop rouges et le visage trop blanc.

Il gronde. Il gronde encore. Il gronde avec sa rage qui lui permet de rester tous les jours debout et aussi de continuer le voyage ; la rage qui quitte pas son ventre comme un énorme sac de pierres qu'on lui aurait collé dedans. La Rage. Celle qui prend le dessus trop de fois. "Juste un peu Adam allez !" Et il le traîne et il l'emmène et il le met à l'abri.

Sauf que c'est comme si c'était pire et Brother pendant un instant il le regarde, ses deux yeux verts posés sur son visage de grand et puis il s'en va, juste comme ça et il le laisse là pour aller chercher quelqu'un. Quelqu'un qui pourra prendre soin du Pirate des Terres bien mieux que lui peut le faire, parce que c'est comme si le brouillard dans la tête d'Adam était encore pire qu'avant. Alors il appelle, il fait venir quelqu'un et il reste dehors dans le froid pendant un sacré bout de moment. Ça dure longtemps, il a l'impression. Puis ils sortent et lui il rentre pas tout de suite, non pas encore, il attend et sous tous ses vêtements il tourne en rond devant le tipi, il sait pas s'il pourra être FORT quand il le verra. Quand il regardera dans ses yeux et qu'il le trouvera perdu loin loin loin comme sur la plage, non il sait pas. Pourtant juste après il retourne à l'intérieur, il se glisse et dans ses yeux Brother y a pas de sourire, pas non plus sur ses lèvres non. Il a son masque, celui de grand qui dit qu'il peut tenir même quand ça va pas et qu'il portait quand il était avec Sépia et qu'il lui envoyait tout le temps dans la face.

Et tous les jours ça recommence, l'Inconstant quand il rentre au camp il va voir Adam et parle vaguement, sans trop y croire, des choses qui se sont passées à la chasse ou du peu qu'ils ont vécu ensemble, lui rappelle comment Sépia était et comment lui il était quand il l'a sauvé de la Mort au port. Peut-être bien qu'il finira par revenir l'Adulte, faut y croire, faut y croire, qu'il se dit à chaque coup.