- Tu écoutes hein ?

Elle a assis le pauvre Ink sur une caisse en bois dans un coin de la Mercerie, elle-même perchée sur une caisse, droite comme un i, une craie à la main.

- Tu écoutes bien !

Comment a-t-elle réussi à trouver un tableau noir ? Elle ne saurait même plus le dire. Dès la quête de l'objet accompli, elle est passée à autre chose, et maintenant il n'y a plus que son nouveau projet. Sa petite main est serrée autour de la craie plus fort qu'il ne faudrait, et elle ne s'en rend même pas compte.
Yarn a chaud.
Yarn a très chaud, depuis la fin du Givre. Elle a des fièvres au milieu de la nuit, elle se réveille en sursaut, se débat avec sa couette, et dans ces moments elle confond ses rêves avec des idées raisonnables. Elle a une nouvelle lubie issue de ces insomnies malades, et elle a recruté la première personne qui n'a pas résisté à son assaut. Il s'appelle Ink. Il est diplomate. Bienvenue à bord, Ink.

- On va faire une armure.

Le bout de la craie explose en heurtant l'ardoise. Elle commence à tracer des grands traits pour exprimer son design qu'elle pense bien entendu génial mais qui, dessiné par ses mains d'enfant de cinq ans, est complètement illisible.

- Mais ce serait aussi une robe. Non, pas une robe. Il faut des jambes. Une robe-jambes. Avec une capuche. Il faut que ce soit doux. Mais il faut du métal pour que ce soit froid.

En fait Yarn ne sait pas ce dont elle a besoin. Elle ne sait pas ce qu'elle veut. Elle rature son dessin, elle rajoute des éléments, ça devient de plus en plus confus, de plus en plus illisible. Elle lève des yeux un peu fiévreux sur Ink, l'air soudain inquiète plutôt qu'impérieuse.

- Tu m'écoutes ?

Tu m'aides ?

– Je t'écoute, oui.

Il l’écoute. Bien, très bien. C’est très important.

– C'est toi la spécialiste donc tu me dis si ça te paraît une bonne idée, mais tu as parlé d'armure et de robe-avec-des-jambes, du coup ça m'a fait penser à ça.

Ink ramasse le deuxième morceau de la craie et dessine à côté de l’espèce de gribouillis informe qu’elle vient de mettre au monde. Si elle le regardait plus de quelques secondes avec ses yeux embués, elle se rendrait compte que c’est incompréhensible. Mais elle se concentre autant qu’elle en est capable sur ce que le diplomate est en train de lui proposer.
Elle trouve qu’il dessine pas très bien, mais pour une fois, garde ses remarques pour elle.

– Les chevaliers ils avaient une pièce en tissu par dessus leur armure, avec leur blason, un truc un peu comme ça… Du coup c'est pas une robe entière, c'est sûr, mais ça pourrait être une inspiration ? Si on ferme ça sur les côtés, ça fait des jambes d'armure et une robe, non ?

Elle plisse les yeux pour comprendre le dessin du garçon, puis les ouvre en grand, son visage s’illumine, elle sautille sur place :

- Oui c’est ça ! C’est exactement ça ! elle s’exclame.

Et puis aussi vite, son sourire se transforme en un air tragique, elle re-regarde le dessin et ça ne lui plait plus du tout, elle ne veut plus porter ça.

- Non en fait c’est pas ça du tout ….

Et elle conclut non sans une certaine consternation :

- En fait je sais pas.

Et elle se met à pleurer, et ses larmes sont beaucoup trop chaudes.

- Je veux un nouveau costume, mais j’ai déjà tout fait ! J’ai plus aucune idée ! J’ai plus aucune bonne idée ! C’est fini.

Et elle chiale de plus belle la supposée perte de son génie créatif, serrant la craie dans sa main moite jusqu’à ce qu’elle s’effrite sous sa peau sèche.

Yarn pourrait voir l’expression défaite sur le visage du diplomate si elle se concentrait sur autre chose que sa propre détresse. Elle passe machinalement la langue sur sa lèvre inférieure pour avaler les larmes brûlantes et salées qui lui dévalent les joues, en leur coupant la route vers son menton. Pour une fois c’est pas une crise, c’est pas un caprice, elle est triste promis juré, le problème c’est qu’elle ne sait pas du tout ce qu’elle veut, ce dont elle a besoin. C’est pas comme d’habitude.
Du coup ça fait un peu peur.

– Yarn… Ça va aller. On va trouver quelque chose pour faire revenir ton inspiration.

Elle se surprend à hocher la tête. Ink est plutôt gentil. Elle se laisse même faire quand il tend les bras pour lui faire un câlin, enfouit sa tête dans le devant de son t-shirt, le maculant sans doute de larmes et de morve. C’est sans doute la mention de son inspiration qui achève de ne pas la braquer. Elle est une artiste, pas un bébé.

- Voui, elle répond, essayant de s’en convaincre.

Elle met son visage dans ses deux mains, se frotte les yeux et s’essuie les joues du plat des paumes. Et puis elle réfléchit à ce que lui a dit Ink, elle se creuse la tête, pour de vrai, et se rend compte qu’elle sait pas. Comment on fait pour retrouver l’inspiration ? On part de quoi ? Elle a l’impression d’avoir déjà porté tous les costumes qui existent, ceux de personnages de livres et d’animaux et tout ça. Et son énergie habituelle de petite miss je sais tout, complètement évaporée.

- Comme quoi ? elle demande du coup.

Avec une expression mi-penaude, mi-optimiste.

– J'ai entendu que pour beaucoup d'artistes, que ce soient des dessinateurs ou des écrivains, ça aide de sortir de l'endroit où ils créent pour aller regarder... tout, en fait. Les gens, la nature, tout ce qui passe. Je pense que ça pourrait aider pour créer des costumes aussi, tu en penses quoi ? Tu pourrais peut-être trouver des matières que tu n'as jamais utilisé, des formes originales, ou simplement des couleurs qui te font envie...

Elle se sépare d’Ink un peu brusquement, mais sans méchanceté, s’essuie le visage du revers du bras, récupère sa craie tombée par terre pour jouer avec pendant qu’elle réfléchit. Avec son énergie, son habituelle résistance aux idées qui ne viennent pas d’elle s’est aussi envolée. Alors elle y pense, elle y pense vraiment.

-La nature ...

C’est vrai ça, quand est-ce que c’est la dernière fois qu’elle est partie en grande exploration ?
Au moins mille ans.
Peut-être plus.

Presque rassurée d’avoir trouvé une cause à son manque d’inspiration, et son cerveau qui marche au ralenti, elle offre un grand sourire à Ink.

« D’accord ! On y va ! »

Elle court pour ramasser un espèce de petit cahier qui traine dans un coin de la cabane ; si elle savait lire elle se rendrait rapidement compte qu’il s’agit d’un journal intime. Et puis de sa main libre, elle attrape celle d’Ink qui lui paraît bien froide, pour le trainer dehors.

« On a qu’à aller … A la rivière d’abord ! Et après …. » Elle oublie de terminer sa phrase, en commence une autre. « Tu peux m’aider à ramasser des trucs ! »

Quoi, il est récolteur Ink non ? Ou un truc du genre.

Ink lui répond quelque chose qui semble rebondir contre les tympans de Yarn sans les traverser. Qu’il dise oui ou qu’il dise non, à ce stade, n’a plus d’importance. Elle a seulement la conscience d’avoir sa main froide serrée dans la sienne alors qu’elle l’entraine à travers le Grand Arbre. Mais même si elle se retournait et ne voyait plus personne derrière elle, elle se contenterait de trouver une nouvelle victime, ou même de continuer de foncer.
Elle ne pense qu’à la destination. Oui la rivière c’est une sacrément bonne idée. Peut-être que finalement elle n’a pas perdu de son génie. Peut-être que ça va revenir.

– Tu sais nager ?

La voix de Ink lui parvient finalement, un peu étouffée, alors qu’ils sont en train de descendre les escaliers bancals des passerelles de l’Arbre – quelque part entre la cabane des raccommodeurs et l’infirmerie. Yarn le regarde avec de grands yeux embués et elle répond avec un peu d’agacement.

- Bien sûr !

Et elle ne ment pas juste pour mentir, c’est qu’en vrai elle se rappelle plus tellement si elle sait nager ou non, et que c’est pas si important à l’instant. Tout ce qu’elle sait c’est que si elle dit non, on risque de l’arrêter, et ça c’est juste pas possible.

- Toi tu sais pas nager ?, elle s’enquiert comme si c’était la conclusion logique à sa question. Pourtant t’es grand.

- Je– j'ai jamais dit que je savais pas nager ! Je sais nager. Je voulais juste savoir pour toi parce que je ne te connais pas donc je ne pouvais pas deviner !

Yarn fronce les sourcils. Pourquoi il crie celui-là ? Elle a juste posé une question. Peut-être qu’il sait vraiment pas nager en fait et alors elle l’a vexé.

- Mais passque je te dis que je sais ! elle fait, agacée. De toutes façons t’es bête on va pas nager on va juste regarder.

Oui, pour l’inspiration. Il faut juste regarder. Peut-être même dessiner ? De sa main libre, Yarn tâte ses poches, rassurée par la présence du carnet qu’elle a dérobé quelques minutes plus tôt, et se rend compte qu’elle n’a pas pris de quoi dessiner dedans, ce qui est grave. Elle pille sur place, manquant de se télescoper avec Ink, et hésite à rebrousser chemin, avant de décider de reprendre de plus belle vers le bas de l’Arbre.
Tant pis.
Maintenant l’idée de remonter lui est complètement insupportable.

Ils ont atteint les racines de l’Arbre et marchent maintenant sur une herbe fraichement poussée d’une couleur ravissante. Le contact de leurs brins humides de rosée sur les chevilles nues de Yarn causent un refroidissement qui la fait s’arrêter d’un coup, pour de bon cette fois.
Elle se tourne vers Ink, hésitante.

- Hm, elle dit. Y a de la nature aussi ici. Tu crois que c’est inspirant ?

 « Je pense que ça peut être inspirant, oui », lui répond Ink. « Après, tout le monde n'est pas forcément inspiré par la même chose, et c'est toi l'artiste, donc à toi de me dire. On peut s'arrêter ici pour un petit moment et si ça t'inspire, tant mieux, et sinon c'est pas grave on a déjà l'idée de la rivière, on bouge quand tu veux. Ça te paraît bien ? »

Yarn ne lui répond pas. Elle s’est assise dans l’herbe avec un long soupir de grande personne, et quand la paume de ses mains rentre en contact avec la rosée, elle ressent comme une brulure sur sa peau, et regarde l’eau s’en évaporer doucement.

« C’est très bien. C’est très bien », elle déclare.

Et pendant quelques secondes elle ne dit plus rien. Elle ne réfléchit même pas, elle reste juste posée là, le regard un peu dans le vide, avant de revenir au moment présent, de lever la tête et de regarder Ink, presque étonnée qu’il soit encore là. Et puis elle tapote l’herbe à côté d’elle avec une certaine autorité pour qu’il s’asseye à son tour.

« Je suis inspirée » elle déclare. « Et maintenant ? »

Elle s’en remet à Ink pour la suite. Il a commencé leur tête à tête comme son inférieur, son élève, et quelque part dans l’histoire est devenu le mentor. Yarn lui adresse un regard qui est à demi curieux et demi défiant, alors que de sa main, elle arrache sans même y penser des poignées d’herbe humide.