Depuis le Givre, les journées difficiles ça existe pas vraiment. Marcher jusqu’à la rivière, c’est long, porter les seaux, c’est dur, le chemin retour, c’est chiant. Mais il n’y a pas de la neige qui monte jusqu’aux genoux, il n’y a pas de sel qui rend l’eau imbuvable, pas de mares asséchées par le soleil, bref, par comparaison tout semble bien plus simple, bien plus rapide et surtout bien plus marrant.
Y en a même qui ont recommencé à chanter sur le chemin. C’est chouette.

Freckles a réussi à s’éclipser d’une longue conversation avec deux petits livreurs, qui tenait plus du récit épique et exagéré de leur mission de l’après-midi. La grenouille était énorme, maléfique, et crachait du feu, avait décrété Frisky. On a échappé de près à la mort, avait-il ajouté avec toute la légèreté que ça implique pour un garçon perdu d’une dizaine d’années. Sûr et certain, avait renchéri Zipper. Ces deux là ne se lâchent pas d’une semelle. Une fois qu’ils ont fini par le lâcher, lui, Freckles a retrouvé un autre groupe de potes, ils ont commencé à se diriger vers la Cabane à Manger pour le diner, et puis -

« J’vous laisse, je vais chercher un truc. »

Il s’est rendu compte qu’il a oublié quelque chose d’important et a fait demi-tour.
Quand il fait le chemin qui le sépare de la Maison Souterraine, Freckles jette un coup d’œil en l’air au ciel de fin de journée. Il est rose et mauve et bleu, parsemé de nuages vaporeux comme de la barbe à papa. Pas la moindre trace de gris, rien. Ça commence à faire un moment mais décidément il s’y fait pas.

Il ne ralentit pas à l’approche des racines qui entourent l’entrée de la Maison Souterraine, perdu dans ses pensées, et fait mine de passer devant le sentinelle qui la garde, comme d’habitude.

« Salut », il fait, machinalement, sans vraiment regarder qui c’est.

Il fait deux pas de plus et se prend un mur. Un bras en fait, au niveau du sternum, qui l’arrête net et le pousse en arrière. Surpris, il oublie d’opposer la moindre résistance et refait ses deux pas dans l’autre sens.

« Ohla ohla ! Tu va ou comme ça, toi ? »

Et il lève finalement les yeux vers le sentinelle qui l’a arrêté, un grand type blond qu’il remet pas vraiment, avec une lance et un air pas sympa. Freckles l’a déjà vu en ronde une fois ou deux mais garder l’entrée de la Maison Souterraine, jamais. Ou peut-être qu’il fait juste pas gaffe. Il fronce les sourcils, jette un œil de l’autre côté de l’entrée où habituellement est postée une deuxième sentinelle.
Personne.

« T'as une autorisation ? »

Son regard se reporte de nouveau vers le mec.
Franchement perplexe.

« Euh », il lâche, toujours très éloquent.

Et puis il le regarde comme s’il venait de lui demander comment écrire son propre prénom ou un truc du genre.

« Une autorisation ? » il répète, lentement, syllabe par syllabe, comme pour voir si le mot aurait plus de sens comme ça. « Pour rentrer dans ma chambre ? »

« Ta chambre ? »
« Mh mh. »
« Ah par ce que t'es chef toi ? »

Le drame quoi.
D’abord Freckles le regarde d’un air un peu surpris, ou attéré, et puis rapidement il fronce les sourcils, lâche un espèce de sifflement entre ses dents serrées

« D’aaaccord », il lâche, comme s’il commençait à comprendre.

Parce que ce qu’il commence à comprendre, c’est que ce type se fout de lui. Parce que c’est un de ces grands qui pense pas que Freckles devrait être là où il est - y en a, plein. Ou peut-être même que quelqu’un lui a demandé de le faire. Une partie un peu irrationnelle de son son cerveau se dit que c’est Scar qui lui a toujours pas pardonné cette conversation après la boum, et qu’il a dit à ses sentinelles de ruiner sa soirée, sa petite vengeance machiavélique.

« Bah vas y, montre ta médaille alors ! »

Mais Scar ferait pas ça, il se raisonne. Alors ce mec est juste un con.
Ou alors …

« T’es nouveau c’est ça ? » demande-t-il alors qu’il fouille dans ses poches à la recherche de la médaille en question.

Son ton s’adoucit qu’un peu. Parce que mettre un nouveau en tour de garde tout seul, à un rôle qui demande de connaître des noms et des visages, ça reste très très con. Il ne rompt pas le contact visuel alors qu’il passe en revue les poches de son jeans, de son sweat, une fois, puis une deuxième. Il trouve deux élastiques pour cheveux et un paquet de chewing-gum presque vide.
Et pas de médaille.
Freckles connaît mal cette impression de douche froide qu’on ressent lorsqu’on se rend compte qu’on a perdu quelque chose de très important, comme ses clés ou un téléphone portable, mais là, il la ressent un petit peu. Et il s’efforce que ça ne se voit pas trop sur son visage.

« Okay alors », il commence, sans avoir la moindre idée de ce qu’il va dire ensuite.

« Alors alors… On fait comment ? »

Il y a quelque chose dans ce ton.
Visiblement, le sentinelle s’amuse.
Freckles, pas trop.
Les mains dans les poches arrières de son jean, pas encore tout à fait prêt à les en sortir, parce que ce serait avouer défaite une bonne fois pour toutes, il tente de ne garder un air aussi neutre que possible.

« A moins que tu n'm'explique que t'es un courtisan, à priori... »
« Non je suis pas un putain de courtisan », il le coupe.

Il comprend quelques secondes trop tard que c’était pas une vraie possibilité dans les yeux de son interlocuteur. Les secondes qu’il lui fallait pour s’énerver en fait. Qu’on oublie qu’il est chef, passe encore, mais qu’on insinue qu’il est courtisan ? Non, là c’est trop.

« Je l’ai pas », finit-il par dire. « Mais ça a jamais été un problème en fait. Alors fais pas chier. »

Et se rendant compte que ça se voit qu’il commence à être à bout de patience, il force un sourire grimaçant sur ses lèvres et ajoute :

« S’iiil te plait. »

Freckles sent qu'il perd pied. Et ça l’aide pas du tout de le sentir. Il peut bien respirer par le nez tant qu'il veut, ça va pas régler son problème actuel, un type d'un mètre quatre vingt qui a subitement décidé que sa tête lui revenait pas.

Ben voyons.

Bah si, puisqu'il te le dit.

Et où elle peut être, cette putain de médaille ? Freckles se racle le cerveau vainement pour essayer de se rappeler quand il l'a vu pour la dernière fois. Pendant si longtemps, la mettre était un réflexe au point qu'il n'y faisait même pas gaffe, et puis quand ils ont bougé au Canyon, il la mettait plus, ça lui aurait paru con, vu qu'il y avait des adultes aussi, et puis que c'était plus vraiment la même chose, et du coup en revenant, il a eu du mal à se réhabituer, c'est tout, et de toutes façons les sentinelles lui demandent jamais, ils savent qu'il est chef, ils ont l'habitude.

« Ok ok… T'as l'air sympa, et j'imagine que t'as une très bonne raison de vouloir entrer. Donc ce que je te propose, c'est d'aller voir la bas... »
« Ah putain, quand m- »
« ...Si j'y suis. »

Un blanc.
Et puis Freckles ne peut pas vraiment s’empêcher de faire un espèce de bruit de frustration, lâché entre les dents, ça lui donne l'impression d'être un gamin de cinq ans mais MERDE quoi !

« Mais tu veux quoi à la fin ? »

Et il a l'impression que s'il tape pas du pied il va exploser mais en même temps s'il le fait, il va VRAIMENT passer pour un con, mais ...

« Tu lui demandes sa putain de médaille à Scar peut-être ?! »

Ouais, il a frappé du pied.

« Bien sur que oui ! C'est la règle ! »

C’est ça ouais. C’est ça ouais, Freckles pense en boucle avec la nette impression qu’il va bientôt péter un cable – ce que la mention de Scar n’a pas arrangé.

« Et c'est pas en me chiant une pendule que ça va changer les choses. »

Alors Freckles n’a que deux certitudes. Un, il avait raison plus tôt, et ce qui est en train de lui arriver, c’est une vengeance de Scar pour ce qui s’est passé le soir de la boum. C’est lui qui a monté ses sentinelles contre lui, c’est lui qui a décidé de mettre celui-ci de garde devant la porte, tout seul, c’est quasi sûr et certain.
Deux, le grand type blond a raison sur un truc, c’est qu’il faut pas qu’il s’énerve.

C’est assez rare que Freckles se retrouve dans ce genre de situation - celle de ne pas devoir s’énerver sous peine de perdre la crédibilité qui lui reste - mais ça arrive. Alors il respire par le nez, se reprend.

« Okay », il dit entre ses dents, même pas assez fort pour que l’autre entende.

Et teste un truc, quand même.

« Tu peux me faire la liste des chefs vite fait ? Je veux juste voir un truc. »

Parce que merde ça le taraude. Ça se trouve il sait vraiment pas.

« Euh... »

Freckles a un peu posé la question pour gagner du temps, ou reprendre contenance, c’est vrai, mais pas que. Et son impression se confirme quand il voit l’expression du sentinelle passer de la tranquillité à la perplexité, puis une reflexion bien trop intense pour ce genre d’exercice.

« Bein ouais ! Bien sur... Ya euh... Scar ! Et puis… SOUL ! »

A chaque bonne réponse, Freckles hoche la tête, pas tant pour se moquer que parce qu’il a un peu du mal à y croire.

« Et puis… Euh... L'autre la… Mais si... La... tu sais...! Mais si ! Le blond ! Grand ! Un peu... Un peu maniéré la… Pit ! Ouais PIT ! »

Non parce que ça peut pas juste être un bon acteur, à ce stade c’est pas possible. Y a un vrai problème. Sa première théorie s’effrite, remplacée par une autre.
Scar, je peux te parler d’un de tes gamins ? Un très grand, blond, là. Je crois qu’il a pris un mega coup sur la tête, faudrait que tu l’emmènes à l’infirmerie.

« Ettt puiiis... ... »
« Et puis ? », encourage Freckles, qui sent que l’autre est en train d’abandonner.
« Mais c'est pas la question de toute manière ! Tous les chefs ont une putain de médaille. Ils sont sensé la porter en permanence sur eux. Point. »

Freckles se retient de lâcher un soupir. C’était bien essayé, il suppose, mais l’autre a fini par sortir de son labyrinthe de torture mental et retrouver le chemin de son obstination de merde.

« Je sais, je sais », il fait alors, un peu dépité. Et puis avec un espèce de petit sourire : « Non mais trois sur onze c’est pas mal- »
« Ah ya l'autre goudou aussi sinon. »

Grand blanc.
Freckles cligne des yeux, l’air pas sûr d’avoir bien entendu, scrutant le visage du sentinelle pour y détecter la moindre once d’intention, sans grand succès.

« L’autre … Quoi ? Laquelle ? » Il demande sans réfléchir, mais y a pas tellement d’options en vrai. « Lacerate ? »

Et puis il répète :

« Lacerate ? »

Et puis ...

« Et t’es au courant que Soul est mort ? »

Quoi ? Il va pas prendre des pincettes avec ce connard non plus.