Jim observait cette véritable bombe à retardement qui fixait le bain qu’il avait fait chauffer, un potentiel détonateur. C’était une affaire délicate, il en avait parfaitement conscience.

« T'as pris du galon ? » lui demanda Dogfish, toujours planté là. « Ils t'ont nommé médecin ? »

A quoi pensait-il ? A quelle sauce il allait le bouffer ? C’était un ancien orbleu, après tout. Et qui savait ce que faisaient ces choses quand on ne les surveille pas.

« Apprenti médecin. » nuança l’ancien mousse.

Ça y est, il avait compris où il voulait en venir, le cabot. Jim fit un pas en avant, mais suffisamment petit pour être toujours à une certaine distance. Il raidit tous ces muscles et se redressa pour mettre en valeur chaque pénible centimètre de hauteur qu’il avait pris.

« Et c’est suffisant pour te dire quoi faire. »

Puis, après un blanc où Jim envisagea sérieusement la possibilité de se faire égorger, il ajouta, sa voix trahissant un tremblement qui avoisinait la peur :
« Plus t’attends, plus ça refroidit, j’te f’rais dire. »

Il y eut un temps où Jim se vit fixer un Dogfish impassible, le regard refroidi tant par les envies meurtrières que par le givre. Il se vit connement appuyer sur tous les boutons, enclencher tous les détonateurs et se faire poignarder avec un air bêtement surpris. Il imaginait si fort le matelot lui sauter à la gorge que lorsque ce dernier se mit réellement en mouvement, il eut un frisson.

« Félicitation pour ça. »

Dogfish se fendit d’un sourire que se voulait peut-être rassurant mais qui en l’état ne lui inspirait qu’un vague malaise.
Promotion, c’était le mot magique. Sans ça, Dogfish ne serait pas levé et dirigé vers le baquet fumant. Sans ça, Jim n’osait pas imaginer ce qui aurait pu se passer. Mais surtout sans ça, de toute façon, il n’aurait pas osé l’ouvrir.

L’ancien orbleu s’immergea doucement, douloureusement et à reculons. Très vite, le liquide s’imprégna du Dogfish, tant en couleur qu’en odeur. Mais ce n’était qu’une couche superficielle d’une succession de strates de crasse, superposée, compressée au fil des siècles. Frotter tout ça, ça revenait à faire de l’archéologie. Jim n’aurait pas été surpris qu’en y creusant, il aurait trouvé des fossiles d’espèces de parasites disparus.

Le matelot ne vivait pas ça sereinement, ses dents s’entrechoquant, son corps se tendait, ses joues devenaient rouges et humides, son souffle se faisait plus fort et irrégulier. Jim crut même le voir tanguer comme s’il allait tomber dans les pommes. Ce qui n’aurait peut-être pas été plus mal.
Jim se crispa, prêt à le réceptionner pour pas qu’il se cogne la tête. Est-ce qu’après le Givre, un bain choc c’était un gros choc ? Ou est-ce qu’il venait de réveiller un traumatisme ?

Mais il tenait bon. Et il frottait. Jim déglutit. Mieux valait ne pas intervenir pour l’instant mais peut-être continuer de lui parler, ne serait-ce que pour lui changer les idées.

« Qu’est-ce que ça faisait d’être un orbleu ? » demande-t-il un peu naïvement.
« Parce que t’avais une sale tête… »

La crise semblait passée et Dogfish avait presque retrouvé son air apathique et indéchiffrable, comme la surface d’un lac gelé. Mieux valait rester vigilant.
Lentement, semblant chercher ses mots, le matelot lui avait finalement répondu :

« C'était bien. C'était... éteint. Plus de douleur. Plus de malheur. Plus rien. »

Ce qu’il lui décrivait, ça ne lui inspirait rien de bien. En fait, ça lui rappelait davantage la mort ou la dépression. Le genre choses dont on peut s’y faire mais qui au fond n’apportent rien de bon. Bref, pas le genre de choses que l’on souhaiterait à moins d’avoir un gros problème.
Dogfish n’allait pas seulement avoir besoin de soins physiques, il allait devoir parler à quelqu’un de tout ça. Pas à lui. Jim ne s’en sentait ni la compétence ni vraiment l’envie d’être mêler à ça. Mais Earl était sûrement plus doué pour ce genre de chose. Tijl pourrait, lui aussi.

Fidèle à lui-même, le Pied-Beau insista :

« Je dois le voir. Le Capitaine. Je dois lui parler.
— J’avais compris la première fois, ouais. Mais faut que tu te soignes d’abord. Répondit le mousse avec une patience qu’il ne se connaissait pas jusqu’ici. »

Il déposa sur un tabouret un genre de toile épaisse soigneusement pliée qui pourrait servir de serviette de bain. Puis, tournant le dos à son patient, il se pencha sur les réserves d’Earl. Il allait avoir besoin de quoi l’anesthésier localement parce que la désinfection allait piquer. Sans parler de la couture. Il allait lui falloir aussi des bandages. Beaucoup de bandages.

« T’aurais pas l’air fin si tu te pointais devant lui pour claquer sous son nez. »

Cette fois-ci, Dogfish semblait réellement l’écouter et il se gardait de le contredire. Mais Jim restait sur ses gardes, il n’était pas certain qu’il avait imprimé. Il se pourrait bien que d’ici 5 minutes, le Pied-Beau lui repose les mêmes questions.
Était-ce de l’entêtement ? Ou est-ce que le Givre avait flingué son cerveau ? Enfin… est-ce que le Givre avait aggravé son cas, surtout ?

Mais il fallait tout de même noter un certain progrès, ne serait-ce que dans la coopération du patient qui avait pris l’initiative de se mouiller la tête.
L’ancien mousse risque un regard vers l’eau noirâtre et sentit son estomac vriller. S’il avait le temps et l’énergie, il changerait l’eau quatre ou cinq fois avant de s’estimer satisfait. Mais il ne fallait pas abuser des bonnes choses. Dogfish ne le supporterait pas.

« Est ce que je peux sortir maintenant ?
— Ouais », fit Jim en lui tendant la serviette.

Lors que le matelot s’en saisi, il ramassa les veilles fringues du Matelot et les posa dans une corbeille qu’il venait tout juste d’assigner au linge sale.

« Je laverai ça, après. » Il explique. « Mais on a des fringues de rechange pour les patients, t’inquiètes. »

Tout ça, ça allait devoir attendre. Le Pied-Beau recommençait à saigner.

« Quand tu seras sec, assieds-toi là-dessus, s’il-te-plaît. » dit-il en désignant la banquette qui leur servait de table d’examen.

Tandis que Dogfish s’essuyait, Jim trouva de quoi s’occuper dans le casier où ils gardaient quelques vêtements de rechange. Il en déplia plusieurs pour en estimer la taille avant de faire sa sélection. La chemise risquait de tailler grand et le pantalon, un peu court. De toute façon, ils n’avaient pas l’embarras du choix.

« Est ce que tu sais ou est Mr Skelton ? »

Quand il se retourna, il trouva Dogfish sagement assis sur la banquette, pissant le sang et – à défaut de propre – rafraichi. Jim lui servit un verre d’eau où il ajouta quelques gouttes d’un flacon étiqueté, remua un peu et lui tendit :

« C’est pour la douleur. Je te préviens, ça va te shooter mais vaut mieux pas que tu gigotes pendant que je te recouds. »

Il imbibe un chiffon propre d’alcool et se met à désinfecter son matériel : pince, aiguille, fil. Tout ce dont il aura besoin. Quand il y pense, c’est dingue. A croire que tout le temps qu’il avait passé à briquer le Jolly Roger, à défendre l’importance d’une hygiène irréprochable, tout ça l’avait préparé à ce moment précis.

« Là, je crois que Skelton est sur la Zorra – le bateau. Mais il est peut-être retourné sur le Jolly Roger ? Il a de quoi s’occuper, en ce moment. »

Jim remonta les manches de sa chemise, se rinça les mains dans un baquet et les aspergea d’alcool. De petites égratignures sur ses paumes qu’il n’avait pas encore remarquées lui picotèrent. Il réprima une grimace.

« Tu préfères que je te dise ce que j’vais faire ou tu veux en savoir le moins possible ? » Il demande, l’air toujours aussi concentré. « Y’a des gens, ça les rassure de savoir. D’autres, ça les stresse. »

Tandis qu’il revenait vers lui, il prit la pince entre ses doigts. La suite du programme n’allait pas être agréable. Ni pour lui, ni pour Dogfish. Mais normalement, le produit devrait agir rapidement et soulager le matelot.

TW : bobos dégoutants et sales/pommes d’amour

Jim s’assit en face du Pied-Beau, outils étalés sur une sorte de toile qu’il avait déroulé sur ses genoux. Tout en prenant son courage à deux mains, il observait les gestes du patient. Il avait l’air plus engourdi, plus calme. Le produit avait commencé à agir, il était temps de commencer.

La pince entre ses doigts, Jim se mit à examiner une à une ses plaies, commençant par les plus profondes. La plupart avait été lavées par le bains mais d’autres étaient encore obstruées par des fragments de bois. D’un geste hésitant mais néanmoins maitrisé, il entreprit de les retirer un à un.

Peut-être que pour Dogfish ça picotait, qu’il sentait quelque chose remuer sous sa peau, mais à priori cela ne devait pas être trop insupportable puisque Jim ne s’était pas immédiatement pris un pain dans la figure.

« Tu es blessé de partout sauf des pieds. C’est quand même dingue… », lance-t-il pour détourner l’attention de Dogfish. « Même le vernis est intact, t’as du bol. »

Il déposait chaque fragment dans un ramequin placé sur la table à côté de lui. Et il trouvait des morceaux de bois de formes et de tailles diverses, rendus presque méconnaissables par le sang épais qui les engluaient comme des pommes d’amour, mais c’était beaucoup moins appétissant.

TW : bobos dégoutants et sales/bachata


La plupart des éclats n’étaient que de bêtes débris de bois collés à des pans de chairs rouges mise à vif. Comme si le Pied Beau avait dansé la Bachata avec un tronc d’arbre. Ça requerrait davantage de patience que de doigté.
Puis, il y avait les gros débris logés dans les plaies, parfois trop larges pour sortir par là où ils sont entrés sans causer davantage de dégâts. C’est là que la pince entrait en action. D’une main, Jim écartaient les bords, de l’autre, il tirait sur l’éclat en essayant de ne pas l’ouvrir davantage.

« C'est pas du bol. Je suis pas fou. »

Jim se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas laisser échapper un rire nerveux qui lui aurait fait trembler le bras.
Y’a rien de plus bidonnant et ironique qu’un fêlé du casque qui affirme sa rationalité. Et rien de plus flippant aussi.

Pendant une bonne dizaine de minutes, Jim se tut. Seul quelques bruits de chair humide remuée, de morceaux de bois lâchés dans sa coupelle métallique et des grognements de Dogfish et les quelques « Féchier. » de Jim lorsqu’il perdait prise sur un morceau de bois et ou le perdait de vue.

« C’était le dernier. », annonça enfin l’apprenti médecin, tant pour se féliciter que pour soulager son patient.

Il relâcha ses pinces et laisse ses muscles tendus et à vif remuer doucement. Si on lui avait dit qu’être médecin, c’était aussi physique. Il n’y aurait pas cru.

Jim poussa un soupir de soulagement. Il ne se rendait pas compte que son attitude pouvait prêter à confusion, au moins au point de donner une fausse impression à son patient.

« Bon travail, ptit doc ! », le félicita Dogfish d’un pauvre sourire. « J'peux avoir des vêtements maintenant ? »

Le matelot avait commencé à se redresser et chaque contorsion rouvrait ses plaies qui avaient commencé à sécher.

« Woh ! », fit Jim en le retenant. « J’ai pas fini ! »

Il avait fait un pas en avant prêt à le repousser mais s’était retenu à la dernière seconde. C’était pas une super idée.
Il leva les mains et reprit plus doucement :

« Je veux dire… T’as passé le plus dur, je dirais. Mais là faut encore que je te recouse et que je te b- que je te foute des bandages ! »

Il allait faire les soins immédiates, au moins tout ce qui pouvait soulager Earl lorsqu’il prendrait le relai. Il avait beau connaître la théorie, ça le rassurerait qu’un expert se penche sur le cas Dogfish. Si le Pied-Beau mourrait d’une infection après qu’il l’ait examiné… L’ancien mousse comprit enfin tout le poids de sa nouvelle responsabilité.

« Sois patient, merde. », qu’il marmonna.