« Pour moi ? »

Cette question l’a coupé dans son élan, il est comme pris au dépourvu. La bouche du sentinelle s’ouvre pour bredouiller un ouais enfin pas que à peine audible. Il se trouve bête, d’un coup.

« Mais Just ... reprend Freckles. T’es déjà cool ! »

Tout comme lui, le livreur n’en mène pas large. Après la brève vision d’un rictus tordu qui ressemble vaguement à un sourire, le sentinelle se fait rabattre le chapeau.

C’est presque un soulagement d’être plongé dans le noir, même en se sachant observé. Sous son chapeau, Just se sent peu rose d’embarras.

La bataille de neige, les conversation franc du collier, ce n’est pas quelque chose dont il a franchement l’habitude. Il y a bien Apache qui prend rarement les choses trop au sérieux et lui répond par des blagues un peu moisies qui détendent l’atmosphère.

Mais Freckles, lui, il lui répond sur le même ton alors forcément… Ça lui renvoie son ridicule en pleine face. Ce n’est ni confortable ni franchement désagréable. Surtout bizarre.

Just relève le bord de chapeau, ne dévoilant qu’un œil résolument fixé sur ses bottes.

« Eum… Merci ? »

Bon sang qu’il a l’air con. Le cowboy chope une poignée de poudreuse entre ses doigts avant de la plaquer sur sa joue.

« Je crois que c’est la première fois depuis le début de cette histoire que je prends le temps de jouer avec la neige. »

Cette réalisation le frappe : merde mais qu’est-ce qu’il a foutu cet hiver ? Il s’est occupé de l’Ossuaire, il a cuisiné, il a entrainé Apache, il a cherché Trouble. Tout ça dans un décor digne d’une carte postale. Et pas un moment, il n’a eu l’idée d’en profiter. Ça, il doit l’admettre, ça lui ressemble bien.

Mais bon, il n’est pas trop tard pour y remédier.

Le sentinelle se redresse d’un coup, époussète son pantalon et annonce de son air nonchalant :

« Je vais fabriquer un bonhomme de neige. »

Il sait que la remarque de Justice l’a désarmé, il ne s’attendait pas à lui rendre la pareille. Le sentinelle bredouille et rougit, rabat son chapeau sur ses yeux, ce qui épargne à Freckles le besoin de cacher son ahurissement. En vain, il se repasse sa dernière phrase en essayant de chercher quelle partie a pu gêner Just.

« Eum… Merci ? »

Parce que oui, il est à peu près sûr que c’est de la gêne.
Freckles reste sagement posé là à regarder Just se redresser, à peu près sûr qu’il a l’air de ne pas en mener large non plus.

« Je crois que c’est la première fois depuis le début de cette histoire que je prends le temps de jouer avec la neige. » déclare enfin le sentinelle.

Il suit du regard la trajectoire de sa main dans la neige. Machinalement, l’imite, efleurant la couverture de poudreuse à un endroit qu’ils n’ont pas déjà piétiné.

« Ouais moi aussi », il murmure.

Il se demande si dans d’autres circonstances il aurait adoré cette neige. Si elle avait pas été synonyme du déchirement de tout ce qu’il connaît. Sans doute que oui. Sans doute qu’il se serait senti aussi heureux que pendant cette courte bataille de boules de neige avec son ami.
Celui-ci se relève subitement.

« Je vais fabriquer un bonhomme de neige. »
« Oh ! »

Il se lève à sa suite. Ça lui rappelle subitement sa séance d’épée avec Apache, et le pauvre bonhomme de neige durci par le givre qu’il a essayé de couper en deux pendant des heures. A vrai dire, il est à peu près sûr que c’est le bonhomme en question qui a fini par gagner le combat.

« Je peux faire sa tête », il déclare.

Et sans plus de détails il s’afaire à rouler une boule de neige avec ses doigts engourdis.

Freckles l’imite. Ils sont debout, tous les deux, prêts à se mettre au travail. Très vite, ils répartissent les tâches :

« Je peux faire sa tête.
— Je m’occupe du corps. »

Une fois seul, devant un monticule de neige difforme et mal tassé, Just réalise qu’il n’a pas la moindre idée de comment s’y prendre. Le sentinelle grimace, se dit qu’il a peu de chance de faire partie de cette minorité d’enfants qui n’ont jamais connu la neige, qu’il a forcément dû en faire des tas, de bonhommes. C’est sûrement qu’il a oublié.

Alors, il risque un regard vers Freckles qui semble savoir ce qu’il fait. Ses gestes sont sûrs et sa boule de neige grossit à vu d’œil. Alors, discrètement, Just l’observe, reproduit ses mouvements. Et enfin, il avance.
Plus ou moins.

« Je crois que notre bonhomme sera un peu bossu. C’est grave ? »

Je m’occupe du corps, annonce Justice, et ils se répartissent chacun de leur côté d’un accord tacite. Réserve de neige attitrée pour chaque partie de leur monstre de glace qu’ils façonnent entre leurs doigts engourdis. Freckles a une vague idée de comment on fait ce genre de choses, même s’il a plus d’enthousiasme que de talent artistique. Il sait faire une boule de neige, et c’est tout ce qui compte.

« Je crois que notre bonhomme sera un peu bossu. C’est grave ? »

Sans se retourner vers le sentinelle, Freckles se met à rire.

« Nan, pas grave. Je crois que sa tête sera un peu carrée de toutes façons. »

Il attrape la tête en question de ses deux mains pour venir la poser sur le monticule de neige informe tassé par Just. Toute la délicatesse du monde n’empêche pas la boule de neige de manquer de se fendre en deux au contact, et il arrive à plaquer ses mains gelées de chaque côté avant que tout s’effondre, écrasant un peu les joues du bonhomme ce qui achève de le rendre grotesque.

Du plat de la main, il continue à tasser gentiment la neige, sur les joues du bonhomme, le sommet du crâne, et là où devrait se trouver son cou, pour solidifier l’ensemble. Puis il souffle sur ses doigts pour les réchauffer, et trace l’esquisse de deux yeux et d’une bouche en relief.

« Un chef-d’œuvre », il déclare.

Le bonhomme de neige est moche à en crever. Mais Freckles sourit quand même en le regardant. C’est la plus belle perte de temps depuis le début de ce stupide Givre.

De son côté, Freckles ne fait guère mieux. La tête n’est pas tout à fait ronde, pas vraiment carrée non plus. C’est plutôt un genre polygone qu’on n’a pas daigné nommer. Au moins, il y a un genre de cohérence dans tout ce chaos.

L’assemblage final est extrêmement délicat. La tête massive manque de se fendre sur un torse dangereusement haut et étroit. Freckles tente de sécuriser la structure et leur bonhomme commence à ressembler à une énorme poire.

Un visage, sommairement dessiné du bout des doigts, et leur créateur digne du monstre de Frankenstein est terminée.

« Un chef-d’œuvre »

Les deux garçons font face à leur travail. Le rouquin se montre plutôt optimiste. Just lui, est bien plus critique. Il penche la tête sur le côté comme pour découvrir le résultat sous un autre angle. Mais ça en change pas grand-chose : leur bonhomme est affreux.

Croisant les bras d’un air songeur, il porte une main devant sa bouche pour donner l’air de méditer. Et d’une voix aiguë et étranglée il laisse échapper :

« TuEz-MoI. »

Et comme pour répondre à l’incantation, la tête roule sur le côté avant de s’écrouler ne laissant devant eux qu’un corps informe, décapité.

Alors il craque. Le sentinelle est pris d’un fou rire. Il a vraiment fait de son mieux. Et il ne doute pas un instant que Freckles y a mis du sien. Et pourtant, c’est vraiment… triste.

« Oui oui, cette créature devait exister ! »

« TuEz-MoI », implore le bonhomme de neige à travers la voix de Justice.

Freckles pouffe, et bientôt vient rejoindre Just qui rit aux éclats quand la tête glisse mollement de son cou jusqu’au sol. Après leurs longs efforts pour créer quelque chose qui tienne la route, il suffit de quelques secondes pour que ça redevienne deux boules de neiges informes. Terrible, tragique, décevant. Ça devrait l’être, en tout cas, mais Freckles ne ressent à ce moment qu’une certaine légèreté.
Il se marre, Just se marre, donc c’est bien.

« Oui oui, cette créature devait exister ! »

Freckles hoche la tête gravement, s’approche du cadavre, tombe à genoux, pour prendre le tas de neige qui lui servait de tête entre ses mains engourdies, comme on toucherait tendrement le visage d’un ami tombé au combat pour soutenir son regard dans les derniers instant.

« C’est toujours les meilleurs qui nous quittent trop tôt. »

Puis il laisse la neige fondre entre ses doigts, reniflant dramatiquement.
Après quelques secondes, il se relève et balaye la poudreuse accrochée à ses genoux, se tournant dramatiquement vers Justice.

« Bon ben c’était tragique comme après-midi. »

Et par tragique, il entend : c’était bien.

Il regarde Freckles se mettre à genoux comme pour le serrer le bonhomme de neige dans une dernière étreinte. Ce serait presque touchant s’ils ne savaient pas tous les deux que c’est juste une blague.

« C’est toujours les meilleurs qui nous quittent trop tôt. »

Le sentinelle effectue un sifflement grave qu’il imagine un peu solennel. Puis il retire son chapeau.

Un autre petit homme anonyme tombé à cause de… d’erreurs de conceptions.

Ils restent là quelques secondes, à savourer leur deuil, le silence, la neige. Just réalise qu’il a 16 ans. Il réalise aussi qu’il n’a pas pensé une seconde à ses responsabilités, à ce qu’il prévoit de faire demain. Il balaye cette idée, histoire de continuer sur cette lancée. Avec un peu de chance, il pourra établir un nouveau record.
Tout ce qu’il veut c’est profiter de ce moment. Tant qu’il dure.

Au bout de quelques instants, Freckles se relève et lui fait face :

« Bon ben c’était tragique comme après-midi. »

Il lui dit ça avec cette fausse gravité qui laisse entendre autre chose. Just décide de suivre mais lui il est presque convaincant :

« C’était… la loose. » Il soupier.

Puis il glousse, affiche un de ces sourires qui font plus son âge et lève un poing devant son ami. Le genre de poing qui en attend un autre pour s’entrechoquer doucement plutôt que de se planter dans le ventre de quelqu’un.

« On remet ça quand ? »

« C’était… la loose. », soupire Just, presque trop sérieux.

Heureusement, il se met à rire une seconde plus tard. Du coup Freckles rit aussi. Tragique, la loose. Un aprem normal. C’est bien, des fois, normal.

« On remet ça quand ? »

Freckles lève le poing pour checker celui du sentinelle qui attend dans l’air. Un autre jour, il aurait fait exprès d’y mettre toutes ses forces, mais là, peut-être qu’il est fatigué, ou qu’il a pas l’impression d’avoir quelque chose à prouver, alors le contact est sans aucune violence.

« Bientôt ? », il propose.

Après tout …

« Tout ça va plus durer très longtemps. »

Et il fait un geste en direction du paysage autour. Pour la première fois depuis les tous premiers flocons, il regarde la neige comme quelque chose de bien.