« Tu te trompes...je suis pas comme toi désolée...c'est pas ce que je voulais dire et ... »

C’est la colère, qui gronde et qui se déchaîne à l’intérieur, face à ce mensonge grossier, à la crise qui suit. Si elles étaient différentes, les larmes ne seraient pas un flot déchaîné et impossible à arrêter. C’est la colère qui se répand et qui la pousse à poser son propre bol par envie de le fracasser ; si on les avait autorisé à grandir d’une autre manière (avant l’île, avant que tout soit stable en ce que certains jugeraient être un mensonge), à s’aimer, rien de tout ça n’aurait à se produire.

Pendant un moment, un qui lui donne l’opportunité de démontrer qu’elle est pas non plus toujours à l’aise avec elle-même, que le processus est long, Sense laisse Crow s’écrouler. Si elle tentait d’intervenir, alors l’Indécise ne ferait qu’empirer les choses. Personne n’a besoin d’une claque dans la gueule juste pour avoir dit de la merde. Fin si, mais pas là. Crow est si fragile.

Sense l’est aussi, il serait stupide de croire le contraire, de juger sa personnalité juste par son acceptation d’elle-même, celle qu’elle clame haut et fort.

« Bien sûr que t’es comme moi, » qu’elle offre finalement, yo-yo qui s’élance dans le ciel, pour chuter vers le sol et reprendre son élan juste avant de s’écraser, « et c’est cool, d’être trans. C’est nul aussi, des fois. Genre, pas à cause de nous, mais des autres, qui font franchement des conneries quand ils pigent pas. Y’a des moments où c’est à chier, où j’voudrais frapper des trucs ou secouer des gens. Ou l’inverse, quoi. C’que j’essaye de dire, c’est que y’a aussi pas mal de jours super. Une fois que tu vis pour ta propre pomme et pas pour les autres. »

Se focaliser sur le yo-yo, sur les couleurs qui vibrent dans le ciel, ça la réconforte, ça lui donne le courage de continuer.

« Moi j’suis une fille. Et toi aussi. C’est tout, y’a pas de grand débat philosophique à avoir sur l’sujet. Des gens te feront chier, d’autres seront toujours là pour toi. Genre moi, t’vois. J’vais pas l’dire à ta place, parce que c’est le truc le plus pourri que j’pourrais faire et j’suis pas une saleté. » Sense se permet un sourire ; le chemin est long. Le sien est loin d’être fini.

« J’ai voulu m’tuer y’a un moment, quand j’ai pigé. J’me suis dit ‘bordel, t’es pas normale, autant t’achever’. Et qu’est-ce que j’étais triste. Mega conne aussi, on va pas se voiler la face. Pas que vouloir crever soit forcément con—j’m’embrouille là. Bah j’suis pas morte. Et chaque jour j’me dit ‘woah Sense, t’es encore là, j’suis tellement fière de toi’. Et rien d’autre compte, okay ? On est pas des filles bizarres, ou insensées, ou des monstres. Juste nous. »

« Trans? »

Trans. Bah bravo Sense, si tu zappes d’expliquer la base, tu vas jamais t’en sortir. Ah, c’est que le mot, elle non plus le connaissait pas au début. C’était un truc alien, qui voulait rien dire à ses yeux, parce qu’on parle pas de ces trucs, qu’on doit les enfouir. Et que c’est une connerie infinie contre laquelle elle se battra jusqu’à la fin de ses jours.

« Transgenre. J’pense que c’est l’terme le plus récent. Bien que j’en ai entendu d’autres qui commencent de la même façon. Faudrait demander à des perdus récents pour avoir les dernières infos en date. Moi, j’dis trans parce que comme ça c’est plus simple. »

Vraiment, ce petit club qu’elle forme avec Peppy mériterait de s’agrandir. Doit y avoir plein de gens comme eux, d’isolés qui se sont dits que venir ici ça aiderait et qui ont pas forcément plus d’explications. Le Grand Arbre est progressiste et très en retard à la fois, à cause—des différences d’époques, ou juste de mentalité. Bref, c’est un problème qui se règle.

« Ça fait tout le temps peur comme ça? »

« Oh nope, juste y’a des moments chelous. Genre j’veux plus crever là. Enfin, j’pense. Ce que j’veux dire, c’est que plus tu t’acceptes et tu te sens acceptée, mieux c’est. »

Et des fois, faut casser la gueule de petits cons pour ça. Sense a pas l’impression que ça soit le moment opportun pour glisser ce détail. Donc elle se contente d’un franc sourire et de refermer ses doigts autour de son yo-yo pour se donner de la force.

« Entre moi avant que j’pige et moi maintenant y’a genre un gouffre. J’suis enfin moi-même. C’est cool. »

« Comment ça fait...de se sentir...enfin, de le dire aux autres? »

C’est qu’elle s’est lancée dans un gros truc là. Genre, Crow allait forcément poser des questions, elle l’a vu venir et elle aura pas toujours de quoi répondre. Ou alors, comme là, ça fait ressortir des bribes de ses propres conneries au grand jour. C’est chaud, qu’elle voudrait sortir, sans avoir mieux. C’est chaud et tu le regrettes pour ensuite être fière, quoique des fois, ça importe pas si tu veux mourir entre ces deux moments.

« C’est—t’vas pas aimer certaines réactions, » Sense veut pas lui mentir, lui faire croire que c’est une fête où tout le monde célèbre ton nouveau nom et tes pronoms. Enfin, pour Crow c’est pas pareil, à sa connaissance elle s’est présentée en prenant les devants à son arrivée—l’Indécise aurait fait la même, si elle avait pigé être trans.

« L’bon truc, c’est que y’aura des gens pour te soutenir quoi qu’il arrive, genre moi ton garde du corps si besoin. Et les autres, bah t’peux les ignorer ou leur casser le nez, selon ton humeur. »

Rangeant son yo-yo, Sense se penche en arrière, mains contre le sol pour lever la tête vers le ciel.

« Mais t’es libre. T’es toi-même et t’as la force de le dire, et c’est un putain de bon sentiment, c’comme de gagner une bataille en portant l’étendard de la seule force d’tes bras. »

« Je comprends...c'est...bizarre tu sais...ça m'est tombé dessus comme ça et...je ne me souviens pas de quand ça a commencé, quand j'ai compris que j'étais...comme ça. »

Ah bah ça. Sense saurait pas dire non plus—est-ce que c’était à l’église, avec sa chemise qui lui collait au dos à cause de la chaleur, ou bien devant la télévision, un soir alors qu’elle regardait une pubs sur les American Dolls ? Le déclic, il a pas été en mesure de se produire avant qu’elle sache qu’être trans existait. Ce mal-être, elle avait l’habitude le croire généralisé à toute la population. La bonne blague.

« Y’avait des signes, juste que si tu peux pas lire le panneau, bonjour pour piger ce qu’ils veulent dire. »

Les métaphores du code de la route, bonjour.

« Comment...comment tu as fait pour être...plus toi ? Physiquement.... ? »

Sense a un blanc qui prend un moment pour disparaître. Vas-y t’as ouvert le sujet, maintenant faut assumer. Elles pourraient pas y aller par étapes, au lieu de directement passer au plus chiant ? C’est le genre de trucs qui fait naître l’inconfort, de causer trop de son corps.

« L’île déjà. Genre, mes cheveux poussait super mal avant, mais ici ils sont devenus longs sans effort. J’ai l’impression que—on peut pas grandir, ‘fin on doit pas, mais j’ai l’impression que mon corps a changé par lui-même. Sinon bah y’a toutes les techniques de maquillage et autres—tu vois ce que je veux dire. » Elle a un geste vers son entrejambe, sourcils haussés sans rien ajouter.