« ... et là la meuf en plein milieu du repas, devant tout le monde, les peaux-rouges et tout, qui se lève et qui commence à lui hurler dessus, mais genre violent- »

Ils laissent derrière eux deux paires de traces de botte bien nettes dans la neige, emmitouflés dans trois ou quatre couches de fringues. Ils portent chacun un seau et Freckles raconte une histoire, une histoire de dispute et de meubles cassés à propos de gens dont on se fout.
Ça fait une heure qu'ils marchent, et peut-être qu'il parle trop.
Jusque là son compagnon ne lui a pas dit de se taire.

« ... j'dis pas que c'était sa faute au gars mais il aurait pu s'excuser parce que là c'était le malaise, et puis le mec des Piccaninny est arrivé là- »

Et d'un coup triangle.
Freckles aurait dû le voir ; Justice aurait dû le voir. C'était un triangle de lumière dans la neige et le blanc ne se reflétait plus tout à fait pareil, c'était pas normal tout à fait surnaturel et ils auraient dû le voir. Et il ne sait pas bien qui a marché dessus, si c'est lui ou le sentinelle, mais en tout cas il était agrippé à son bras et ils se sont téléportés en même temps.

....

Freckles arrête sa phrase en plein milieu, de toutes façons c'était pas important du tout.
Il lâche le bras de Justice, il sait même pas pourquoi il le tenait il peut marcher tout seul. Son seau de neige se balance au bout de son bras, il fait soudain plus de zéro degrés, la terre autour est rouge, le ciel gris foncé, et l'air vaporeux.
Ils sont plus entre le camp et l'Ossuaire, ça c'est sûr.
Ils sont plus du tout là où ils sont censés être.
Freckles ne sait pas où ils sont.
Ça arrive.

Les seaux remplis de neige se balancent lourdement à leurs bras et Justice se dit qu’il y a quelque chose de délicieusement ironique dans cette histoire : les envoyer chercher de la glace alors qu’on faisait pour lui échapper depuis quelques mois…
Freckles lui parle mais il n’écoute pas. Enfin, il essaye mais il n’arrête pas de décrocher parce qu’il a froid et qu’il fatigue un peu d’avoir crapahuté toute la journée.

— ... et là la meuf en plein milieu du repas, devant tout le monde, les peaux-rouges et tout, qui se lève et qui commence à lui hurler dessus, mais genre violent-

C’est qui cette meuf ? Il n’en a aucune idée. Il aurait bien parié sur Lacerate parce qu’aux dernières nouvelles, c’est d’elle dont ils étaient en train de parler. Mais ça, c’était il y a un quart d’heure et ce n’est pas vraiment le style de Lace de péter les plombs en public.

— ... j'dis pas que c'était sa faute au gars mais il aurait pu s'excuser parce que là c'était le malaise, et puis le mec des Piccaninny est arrivé là-

Mince. Le temps de se demander de quoi ils parlent, Just rate encore un épisode. Cette fois, il n‘y comprend plus rien. Pourtant, il ne lâche pas Freckles du regard avec cet air particulièrement concentré pour ne pas lui montrer qu’il a complètement décroché.

S’il avait regardé la route à ce moment-là, peut-être que l’histoire se serait terminée autrement.

Ils sont dans la neige, et puis l’instant d’après, ils sont ailleurs. Pendant une seconde, Justice se demande s’ils ne se sont pas tout simplement trompés de chemin mais un bref coup d’œil autour de lui suffit à écarter sa théorie : il ne reconnaît rien. Ils n’ont pas raté la bonne sortie, ils sont complètement ailleurs.

Ça craint.

Le sentinelle porte la main à son cou pour desserrer son écharpe : il fait plus chaud, d’un coup. Il en prend note : au moins, ils ne sont pas dans la zone hivernale. C’est déjà ça.
Le sol est rouge, pentu. Plus bas, il distingue quelques arbres.

— On devrait prendre de la hauteur.

Justice ne l’a pas ouvert depuis plus d’une heure, il a la voix enrouée. Tandis qu’il se racle la gorge, il désigne du doigt ne sommet de la colline rouge.

— On aura une bonne vision des environs. Ce sera plus simple pour retrouver la direction du camp. Ça te va ?

Just se tourne vers le rouquin et lui adresse un sourire. Ce n’est pas ce petit contre-temps qui va lui faire perdre confiance.

Il y a un silence. Freckles prend le temps d'enregistrer le sang qui circule mieux dans ses mains et ses bras, alors que l'air se réchauffe de plusieurs degrés.
Ça lui est jamais arrivé, ça. Mais il a déjà entendu des histoires de gens téléportés au hasard de l'île, ces temps-ci. En l'occurence, ils sont sur la terre ferme, et ils sont tous les deux. Il estime donc qu'ils s'en sortent bien.

— On devrait prendre de la hauteur fait Justice avec la voix cassée. Il l'a pas ouverte depuis trop longtemps ; Freckles constate avec un petit pincement qu'il a parlé dans le vide. On aura une bonne vision des environs. Ce sera plus simple pour retrouver la direction du camp. Ça te va ?

Le sentinelle sourit. Freckles lui rend son sourire. C'est difficile de paniquer ou de trop surchauffer mentalement quand on est avec Justice, parce que lui rien ne l'atteint. Pas même se téléporter à l'autre bout de l'île en plein milieu d'une mission.
De toutes façons Freckles panique pas non plus. Il sait très bien survivre en milieu inconnu. Depuis le Givre il a appris à allumer des feux archi vite.

« Ouais ! »

Ils montent sur la petite butte de pierre rouge que Just a indiqué. Sur le chemin Freckles remarque des détails. De petites volutes de vapeur qui s'échappent des crevasses. L'air saturé de petits grains gris.

« Je crois que je sais où on est. »

Par contre il ne remarque pas que sa voix est trente décibels en dessous de son niveau habituel.

Son plan validé, Justice ouvre la marche. Il ne s’inquiète pas trop mais à bien y réfléchir, la fatigue doit y être pour beaucoup. Il n’a pas l’énergie de se faire du mauvais sang. Au bout de quelques minutes marche, Justice remarque que la neige est plus éparse. Plus ils prennent de la hauteur, plus la pierre rougeâtre qu’ils piétinent est visible et tiède.

Le puzzle commence à se reconstituer dans sa tête.

— Je crois que je sais où on est, fait Freckles derrière lui.

— Moi aussi.

Il n’a pas remarqué que la tension dans la voix du rouquin trop occupé qu’il est à sortir de sa poche l’ignoble gribouillis qui lui sert de carte. C’est pas très clair et y’a même des taches de gras dessus. Néanmoins, il parvient à déterminer que le triangle ne les a pas trop éloignés de leur destination. Normalement, l’Ossuaire devrait être à contre-bas. Reste à savoir quelle direction est la bonne.

Il se retourne vers Freckles, pour lui faire part de ses observations mais ses yeux se posent un peu trop haut, un peu trop loin. Il ouvre de grands yeux. Le paysage étrange qui leur bloquait la vue était sûrement la contrée des monstres. Avec du recul, il peut voir la mer grisâtre rutiler comme une grande plaque de métal.
Il doit bien admettre que c’est joli.

— Moi aussi. dit Justice.

Ah bon, alors.
Freckles passe sa langue sur ses lèvres soudain desséchées et pendant que Just sort sa carte il reste là debout avec ses genoux qui tremblent nerveusement et ses neurones qui font des petits tourbillons. Et pourquoi ? Il regarde partout autour, espérant peut-être repérer le danger, expliquer les frissons, mais il y a rien. Pas un dragon pas un incendie, pas de signe visible de la fin du monde. Rien que le sol rouge et les fumées du volcan désert. Oui c'est le volcan. Oui il sait où ils sont. Ça suffit à lui mettre les nerfs en bordel.

« Hey. »

Justice regarde dans sa direction générale, mais loin au dessus. Pas super concerné. Il regarde loin au dessus de Freckles et l'expression détachée sur son visage montre que dans sa tête il est aussi super loin de ses préoccupations.
Freckles tend le bras et lui tire un peu sur la manche. Et sa voix traduit rien, il faut bien lui reconnaitre.

« Par où. On s'en va ? »

Il arrive pas à voir le chemin logique. Genre, où est la pente. Par où on descend. Ses yeux sont troubles un peu.
Bizarre.

Quelque chose tire sur sa manche. Machinalement, Just remue l’épaule pour se dérober à ce contact. Il ne sort de sa torpeur que lorsque Freckles prend la parole :

— Par où. On s'en va ?

Retour au présent. Justice baisse les yeux sur le rouquin et se demande pour la énième fois pourquoi Freckles est devenu chef. Est-ce qu’il lui a toujours paru aussi… diminué ? C’est peut-être la fatigue. Ils doivent rentrer.

— Si la mer est par là… Alors, logiquement, on devrait contourner tout le col et redescendre.

Sur ses mots, Justice tourne les talons pour reprendre la route. Il ne se retourne pas, pas même pour discuter. Il marche comme ça pendant une bonne dizaine de minutes, sans desserrer les dents.

Ce n’est pas de la mauvaise humeur : il commence à sentir les effets de la chaleur ambiante et des kilomètres parcourus. Sa langue repasse ses lèvres sèches. Le sentinelle hésite à retirer sa veste mais l’embarras de la trimballer sous le bras le retient. Il préfère ne pas s’encombrer, même s’il commence à avoir le visage un peu rouge.

Au bout d’une dizaine de minutes, un constat lui arrache une grimace : ils n’avancent pas. En fait, ils sont même plutôt lents. Est-ce le terrain ou la fatigue qui les rattrape ? Dans tous les cas, ils ont peu de chance d’arriver à l’Ossuaire avant la nuit et ça, c’est pas bon.

— Freck. Il s’éclaircit la gorge. On devrait-

… réfléchir à une solution de secours. C’est ce qu’il s’apprête à lui dire. Traverser la forêt de nuit et à bout de force est un risque qu’il ne veut pas prendre. Pas quand l’île ne leur a jamais été plus hostile.
… se faire à l’idée qu’ils vont devoir chercher un abri. C’est ce qu’il lui dirait s’il n’avait pas entendu comme un claquement régulier contre la roche volcanique.

Le bruit que font les sabots d’un cheval au petit trot.

— Si la mer est par là… Alors, logiquement, on devrait contourner tout le col et redescendre.

Freckles ouvre la bouche pour répondre (il sait pas quoi) mais Justice a déjà fait volte-face ; il ne lui reste qu'à le suivre et marcher en silence.
Marcher en soi c'est pas un problème. Ça le distrait; l'effort et la chaleur justifient la sueur qui coule périodiquement sur son front. Et Freckles il aime bien ça, marcher, c'est le côté silence qu'il aime pas trop. De temps en temps il tente de lâcher un début de conversation. Ça prend pas. Soit Justice l'écoute pas, soit c'est lui qui est trop tendu. Il finit par laisser tomber.

De temps en temps, Freckles perd de la distance sur le sentinelle. Pas à cause d'obstacles. Pas à cause de ses plus petites jambes (même si faut bien avouer qu'elles sont plus petites). Non, c'est parce qu'il hésite sans bonne raison. Parce que même si le sol aride est visiblement sans danger, il l'imagine exploser sous ses pieds. Son cerveau crée tout seul des rigoles et des geysers de lave qui le font s'immobiliser pendant des fractions de seconde.
Il s'engueule mentalement à chaque fois que ça arrive.
Rien de grave. Rien de notable. Même pas sûr que Just s'en rende compte.
Juste un peu perturbant.

— Freck.
— Mh ?
— On devrait-

Devrait quoi ? Freckles lève les yeux vers le ciel et voit qu'il fait presque nuit derrière les volutes de poussière volcanique.

« On va pas faire un camp en plein milieu de- »

Et puis il entend le bruit à son tour. Clac clac clac. C'est un peu familier, pas le genre de bruits qu'on entend tous les jours, mais il devine quand même des bruits de sabot. C'est le rythme qui est inhabituel. Trop de clacs à la seconde.
De la main qui tient pas le seau, il dégaine son couteau, pointé dans la direction du bruit.

« T'as entendu ? »

(Bien sûr qu'il a entendu il est sentinelle c'est son job idiot.)
La créature apparaît derrière un bloc de rocs calcinés. Ça ressemble à un cheval, dans la forme en tout cas, y les oreille dressées, la crinière, le crane allongé. Le reste part un peu en live. La robe noire charbon, sillonnée de veines lumineuses jaunes et rouges, lui fait penser à une braise. Il est immense, aussi, peut-être la taille d'un bison comme ceux que Freckles a vu avec Poncho, et il a une paire de pattes en trop. De la fumée noire s'échappe de ses naseaux. Et il regarde les deux garçons, sans plus avancer vers eux, avec ses yeux calmes qui ont la couleur de deux petites boules de feu.

Il y a un instant de silence où ils se font face.

« On fait quoi ? » finit par murmurer Freckles.

L'animal ne fait pas un mouvement pour les attaquer. On dirait qu'il attend quelque chose d'eux, c'est tout.

Freckles fait mine d’insister mais se ravise quand il entend à son tour le bruit de sabots. Lame au poing, il lui demande :

— T'as entendu ?

Il a entendu. Justice scrute la direction d’où provient le bruit. Un forme sombre pointe à l’horizon et ses contours se précise à mesure qu’elle se rapproche d’eux. Habitué à identifier ces visions imprécises, le sentinelle ne met pas longtemps à deviner un gros cheval noir parmi les rochers. Seulement ce n’est pas un cheval ordinaire.

Just n’y connaît pas grand-chose en la matière mais ça a tout l’air d’être une monture taillée pour la course avec sa silhouette allongée, ses muscles puissants et fins. Et puis, le bestiaux a quand même trois paires de jambes.

La créature finit sa course à quelques mètres d’eux et s’immobilise. Avec sa robe sombre émaillée d’or et de pourpre, elle se confond presque avec le décor du volcan.

— On fait quoi ? souffle Freckles.

Justice a les muscles tendus, prêt à détaler si le canasson venait à les charger. Il déglutit mais sa gorge est sèche.

— Je … Je vais tenter un truc…

Le sentinelle tente une approche prudente. Il marque une pause au troisième pas, guettant le moindre signe d’agressivité ou de nervosité. Mais non, le cheval balance le poids de tout son corps d’une jambe à l’autre comme pour trépigner. Plus confiant, Just le rejoint tranquillement. Il hésite quand même avant de tendre la main vers ses naseaux, un souffle brûlant s’en échappe.

Just n’a jamais approché ce genre de bestiole. Il n’a même jamais eu d’animaux de compagnie. Mais il se rappelle quand même que les chiens ont tendance à renifler les inconnus. Est-ce qu’un cheval ça fait pareil ?

Quand il frôle sa tête, il est surpris par la chaleur de ce contact. Même pour un animal, ça lui paraît anormalement chaud. Le cheval ne bronche pas. La main du sentinelle remonte timidement jusqu’à son front pour venir flatter l’encolure de l’animal. Chaud, certes, mais pas brûlant. C’est même assez agréable de le caresser.

Se retournant vers Freckles, il lui adresse un sourire rassurant :

— R.A.S.

Et alors qu’il a le dos tourné, le cheval en profite pour mordiller le bord de son chapeau.

Le cheval les regarde. Ils regardent le cheval. Freckles aimerait bien regarder Justice qui regarde le cheval mais il veut pas quitter le truc des yeux. Il a l'air gentil, pas agressif du tout. Mais les chevaux sont des créatures fourbes et avides de violence comme chacun le sait.

— Je … Je vais tenter un truc…

Cette fois il jette un regard en biais à Justice. De quoi ?
Le sentinelle quitte sa position, s'approchant prudemment de l'animal qui ne bouge toujours pas, un regard impassible dans ses yeux charbon. Freckles retient son souffle, pas parce qu'il craint pour la vie de Justice, mais parce que c'est quand même une drôle de scène ; presque une inverstion de rôles. C'est lui d'habitude qui va roucouler au milieu de la faune sans se soucier de sa propre sécurité – et même qu'il s'imaginait pas que Justice puisse aimer les animaux. Il en sait rien en fait. Mais bref, ça l'étonne. Peut-être que c'est une histoire de chevaux et de cowboys. Peut-être que c'est un duo qui transcende les univers.
Justice tend le bras pour caresser les naseaux de la créature et elle ne bronche pas.
Le sourire du sentinelle est communicatif.

— R.A.S.

Freckles n'a pas besoin d'autre chose pour les rejoindre en deux pas. Il lâche un petit rire en voyant que le cheval est en train de mordiller l'accessoire fétiche de son pote.

« Il t'aime bien ! »

Il tend le bras à son tour pour le passer sur le museau lisse et chaud – pas aussi chaud que ses allures de braise vivante lui laissent penser.

« Qu'est-ce que tu veux, t'as faim ? »

Ça mange quoi un cheval ? Des pommes ? Celui-là a plutôt l'air de manger de la viande crue ou un truc comme ça.
Sans répondre, le cheval continue de le fixer. Et puis lentement, il recule, et commence à s'éloigner, mais sans cesser de les regarder.
Comme s'il voulait qu'ils le suivent.

Le signal donné, Freckles les rejoint en quelques rapides enjambées. L’enthousiasme un peu enfantin du rouquin est contagieux, il lui arrache un sourire.

— Il t’aime bien !

Quand il entend ce commentaire, Just se retourne et découvre que le cheval est en train de mâchouiller le bord de son couvre-chef.

— Hey !

Il s’écarte mais le chapeau ne suit pas, resté entre les mâchoires de la créature. Surpris, Justice porte la main à sa tête. Et si ça avait été son oreille ? Non, ses dents sont rondes et polies, pas du tout celles d’un carnassier.

— Qu'est-ce que tu veux, t'as faim ?

Freckles le caresse à son tour mais le cheval reste parfaitement stoïque, presque blasé sous ce contact pourtant amical.

Puis sans prévenir, il se recule doucement, tourne les talons et les plante là au beau milieu du décor aride.

— Il l’embarque, mumure Just sans réagir. Il embarque mon chapeau !

La deuxième fois, il saisit la gravité de la situation et c’est sans jeter un regard vers son ami qu’il se met à trotter à la suite de l’animal.

— Attends !

Il ne sait pas pourquoi il l’interpelle alors que ce canasson n’a montré aucune intention de communiquer. Si ça se trouve, il en est simplement incapable. Mais Just est presque certain d’avoir perçu comme une lueur d’intelligence passer dans son regard éteint.

Quand il rattrape enfin la créature, il pose la main sur son encolure. D’un coup, le cheval s’immobilise. Surpris, Just a comme un mouvement de recul. Le cheval tourne la tête et le jauge de bas en haut. Pour une raison qui lui échappe, le sentinelle se sent jugé.
Dans un bruit qui rappelle le crépitement d’une flame, l’animal fléchit les jambes pour se mettre à son niveau.

Ça ressemble à une invitation.

Pas franchement sûr de lui, Justice grimpe sur son dos un peu maladroitement.

—Ok ok je crois que j’ai compris mais tu pourrais juste le dire, tu sais.

Et qu’est-ce qu’il se sent quiche de parler tout seul comme ça.

Il pensait que les chevaux savaient pas faire de marche arrière. C'est peut-être les pattes supplémentaires qui permettent à celui-là de négocier un si gracieux virage. Ses yeux sont scotchés mais à ses côté le sentinelle a d'autres préoccupations que de regarder se mouvoir sous sa peau les os improbables de l'animal.

— Il l’embarque. Il embarque mon chapeau !

C'est juste un murmure, effaré presque. Freckles pense pas à se moquer. Le chapeau de Justice c'est pas une blague, tout le monde finit par le comprendre – pour peu qu'on passe du temps avec le cowboy. Même s'il n'a jamais trop compris pourquoi, il a arrêté de se poser des questions. C'est important, c'est tout.
Il ne se formalise pas que Justice course le cheval en le laissant derrière; il se contente de les suivre à une allure plus prudente.

Encore une fois, pas trop son genre.

Justice et la créature sont arrêtés un peu plus loin. Le garçon marmonne, Freckles tend l'oreille ; mais c'est pas à lui qu'il parle. Et là il se passe un truc vraiment, mais alors vraiment bizarre. Le cheval fléchit les jambes et Justice monte dessus.

« Euh. »

D'accord.
Arrivé à leur niveau - et en position d'infériorité, à côté de l'animal immense et son ami perché – le regard du livreur passe de l'un à l'autre, un sourcil levé et la bouche entrouverte.

« Y a un plan là ? »

La façon dont l'animal le fixe, ce regard noir intense où crépitent des lueurs dorées, c'est comme s'il essayait de lui dire un truc. Visiblement un des deux ça lui suffit pas.
Il soupire et prenant appui sur son dos, se hisse derrière Justice ; le truc est bien plus grand qu'un cheval ordinaire. Freckles lève le bras pour replacer soigneusement le chapeau sur la tête de son propriétaire ; une fois ses deux otages sur le dos, l'animal l'a cédé sans problème.

C'est seulement là qu'il se met en marche. Et au bout de quelques minutes, c'est évident qu'il ne les aide pas à descendre du volcan.
Freckles pense à cette légende du cheval des marais qui entraîne les enfants pour les noyer. Il se demande si c'est une autre version de ça.
Genre avec de la lave.

C’est une fois installé sur son dos que Just réalise toute l’étrangeté de la créature. Il passe la main sur son flanc pour en estimer la température. Son corps n’est pas brûlant mais il est plus chaud que celui des rares animaux qu’il a approché par le passé.

— Y a un plan là ?

Il est tiré de ses pensées par l’arrivée de Freckles. Pour toute réponse, le sentinelle lui adresse un haussement d’épaules. Si quelqu’un a un plan ici, c’est certainement pas lui.

Freckles se hisse à son tour sur le dos du cheval. Just fait alors mine de s’avancer pour lui faire de la place mais c’est finalement inutile : s’ils se serraient, il est clair qu’il y aurait la place pour trois passagers. Mais est-ce que la monture aurait la force de les transporter loin comme ça ? Ça reste à voir.

Il sent un contact sur son crâne. Le sentinelle tourne légèrement la tête et découvre que c’est le rouquin qui est en train lui remettre son chapeau en place. Il lui adresse alors un grand sourire un peu gamin.
C’est bizarre mais il a comme hâte de quelque chose sans savoir quoi.

La créature commence à descendre le flanc du volcan. Elle marche mais elle progresse bien plus vite qu’eux. C’est facile en même temps quand on a autant de jambes. Au début Just n’est pas très à l’aise mais il parvient à s’habituer aux légères secousses de ce nouveau mode de transport. Bientôt, il les accompagne instinctivement et se surprend à rêvasser.

— C’est quand même dingue, il finit par lâcher.

Cette situation et même toute cette histoire. Le triangle, le volcan puis ce cheval… Tout c’est enchaîné et tout est vraiment très étrange.

— Tu crois qu’il comprend quand on lui parle ?

Après tout, il y a de animaux qui savent parler. Et puis… il est à peu près certain d’avoir perçu comme une lueur d’intelligence dans son regard éteint.

Quand Freckles lui rend son chapeau, Justice se fend d'un sourire qui lui donne dix ans de moins. Un truc rare. Dans cette situation, pas très approprié. Mais Freckles dit rien ; si Just est aussi enthousiaste à l'idée de se faire trimbaler à flan de volcan par une créature sortie tout droit d'un cauchemar, il a pas l'intention de briser son bonheur.

— C’est quand même dingue

Il approuve, d'un vague mh mh.

— Tu crois qu’il comprend quand on lui parle ?
— Euh.

Il se penche en avant et regarde par dessus l'épaule du sentinelle. Les oreilles du cheval dressées en l'air, tréssautent imperceptiblement quand ils parlent de lui, même s'il fait mine de ne pas leur prêter la moindre attention, contentré sur la route.

« Ouais je pense. »

La plupart des créatures de l'Ile peuvent se comprendre, pour ce qu'il en sait. Y a bien Nuwala qui a fait semblant pendant un bon bout de temps de rien capter à ce qu'il lui disait, mais il a fini par se rendre compte que c'était surtout pour le faire chier, le jour où elle a accidentellement lâché son premier – et seul- mot d'anglais.

Avant de reculer, Freckles baisse d'un ton et glisse à l'oreille de Just :

« Par contre je crois pas qu'il nous ramène à la maison là. »

Le paysage change autour d'eux mais sans pour autant se rapprocher de l'étendue de neige qui les attend en bas. Le cheval les amène sur un flan plus rocheux, toujours aussi aride. Un peu plus loin Freckles distingue un amas gris. A travers les nuages de cendre et à la umière qui décline c'est difficile de savoir si c'est juste des cailloux, une grotte, des ruines.
En tout cas c'est là que la créatures les amène.
Pourquoi faire, c'est une autre question.

Après un bref constat, Freckles finit par confirmer les soupçons du sentinelle d’un simple :

— Ouais je pense.

Just ne sait pas si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle d’un côté. D’un côté, ça veut dire que la communication est possible. De l’autre, ça confirme l’existence d’une intelligence … peut-être malveillante ?
Et pourtant, il ne s’inquiète pas vraiment. Il lui semble que la situation est encore sous contrôle et qu’en cas de problème, il leur sera toujours possible d’improviser. Ce genre de légèreté ne lui ressemble pas. Peut-être que l’air du volcan lui est monté à la tête ? Ou peut-être qu’il réalise un vieux rêve de gosse : faire un tour en poney.

— Par contre je crois pas qu'il nous ramène à la maison là.

C’est vrai. Mais au moins il les éloigne du volcan. Et c’est déjà ça de pris. Just n’a aucune idée des intentions du cheval mais il est certain d’un chose : la créature ne se déplace pas sans but, elle a quelque chose en tête. Sa progression est assurée et ne laisse deviner aucune hésitation.

Bientôt, l’animal se rapproche d’un paysage que Just reconnaît sans trop de peine.

— Il nous emmène dans les bois…

Droit devant, des conifères chargés de neige, une étendue blanche à perte de vue. Imperceptiblement, Just se crispe. Ces lieux hostiles mettent ses sens en alerte. Plus que jamais il se demande ce que la créature peut bien leur vouloir pour s’aventurer aussi loin dans le froid alors qu’elle est de toute évidence une créature du feu. C’est sûrement aussi dangereux pour elle que pour eux. Alors pourquoi ?

Ils arrivent à l’orée des bois et Just voit de fines colonnes de vapeur monter jusqu’à lui. Un regard vers la terre et il voit que la neige semble fondre au contact de ses sabots. Ils laissent des traces impressionnantes sur l’épaisse couche blanche qui recouvre le sol. Là où la neige est moins épaisse, il lui semble même apercevoir le sol en dessous, noir et boueux.
Cette vision a quelque chose de bizarrement réconfortant. Comme si le froid n’était pas aussi invincible.

Et puis d’un coup, ils s’arrêtent.

Le sentinelle fronce les sourcils, regarde autour de lui. La créature s’est plantée en plein milieu d’une clairière. Il lui tapote l’encolure mais elle ignore son geste. Quelque chose lui dit qu’ils sont arrivés à destination.
Mais il n’y a rien.

— Ok… Voyons voir…

Just glisse de sa monture, assiste le rouquin pour qu’il fasse de même. A peine mettent-ils pied à terre que le cheval s’avance. Just s’attend à le voir les planter là, au milieu de nulle part mais il le voit s’arrêter devant un petit monticule de neige. La créature baisse la tête, souffle une fois dessus de ses naseaux puissants. Une fine couche de neige se détacher.
C’est un sac à dos.

Just le rejoint en grande enjambées. Au moment de dépasser le cheval ce dernier fait un pas sur le côté pour lui barrer la route. Le sentinelle s’immobilise, manque de glisser et de se heurter à son arrière train. Alors qu’il le contourne, un poil agacé, il comprend.

Devant eux, il y a une énorme crevasse.
Et dedans, il y a un enfant avec une jambe toute tordue.

— Freckles !

— Il nous emmène dans les bois…

Un coup d’oeil par dessus l’épaule du sentinelle lui permet de confirmer ça sans peine. De son pas tranquille, le cheval les amène plus bas sur le flanc, là où les premiers arbres commencent à pousser. La chaleur qu’ils ont réussi à accumuler là haut descend tout d’un coup. Freckles sent ses cheveux se dresser sur sa nuque, ses doigts s’engourdir et son visage piquer; ils reviennent à la température qu’ils ont fini par trop bien connaitre depuis le retour de leur dernière expédition.
Dommage.
Et en même temps, il est pas faché de s’être éloigné du sommet et des rigoles de lave. Non pas qu’il compte dire ça à Justice.

Et puis un moment le cheval s’arrête. Au milieu d’une clairière. Et puis il tourne la tête et les regarde comme s’ils voulaient qu’ils descendent. Ce qu’ils font. Justice veut l’aider; ça le vexe un peu, il est pas si petit que ça.
Freckles, qui est toujours pas cent pourcent convaincu que l’animal a pas l’intention de les bouffer, regarde bien autour de lui avant de faire quoi que ce soit.

Juste une clairière.
Oh et un sac à dos.
Et derrière …

— Freckles !

Se penchant, il jette un œil à l’intérieur de la crevasse. Entremêlement de membres, une petite tête avec un bonnet à oreilles d’animaux, et une jambe qui fait un angle bizarre. “Merde” lâche Freckles. Et se penchant toujours, il appelle :

- Hey ! On est en haut ! Tu nous entends ?

Pas de réponse. Pas de mouvement. Le petit est évanoui ou mort. Freckles jette un œil à Just, qui regarde le fond de la crevasse, et le cheval, qui les regarde tous les deux. Placidement.
Freckles mordille nerveusement ses lèvres gercées. C’est pas la première fois qu’il repêche quelqu’un d’une crevasse depuis le début du givre. Sauf que la dernière personne était consciente, et capable de remonter une corde. Là, va falloir y aller. Il détache la corde accrochée à sa ceinture et commence à l’attacher autour de lui - deux fois autour de la taille, une fois autour des épaules. Faire un genre de harnais. Il est plus cent pourcent sûr de la disposition correcte du truc, mais on dira que ça va.

- Bon j’y vais du coup, il dit. Et il tend l’autre bout de la corde à Justice. Tu m’assures ?