La montagne l'endort.
Elle le fatigue, mord chaque parcelle de peau qui ose dépasser de ses épais vêtements, ses vêtements si épais et si larges qu'ils pourraient servir de couette à trois enfants. Il a l'impression d'être un tatou des neiges, ou une autre créature étrange coincée dans une situation problématique éternelle, entre chaleur du manteau et neige du blizzard. Un animal tout en couches de graisses et de fourrure qui lutte pour ne pas geler sur place.

Scorch est bien équipé. 4 manteaux, une réserve de pains aux céréales suffisante pour nourrir une troupe de chasseurs pendant deux jours stockée dans une espèce de sac à dos en peau de porc sauvage, une gourde grosse comme une tête, des bottes de montagne synthétiques dégottées par Buster, et évidemment, une lance toute neuve, bricolée juste pour l'occasion.

Une lance, car il y a une chance sur deux que cette mission ne finisse pas sur de la diplomatie.

Un Garçon Perdu a été kidnappé. « Par un monstre, un yéti ! » criait l'Éclaireur qui avait passé l'après-midi à scruter la montagne avec des jumelles artisanales. En voyant une petite forme humanoïde dans les bras d'une autre forme plus grande et plus poilue, il s'est précipité au Grand Arbre et a causé un petit grabuge. L'appel a été fait ; ça a pris longtemps, mais on en était à peu près sûr : Il doit s'agir de Poncho.

J'espère vraiment qu'on a pas raté la calèche, se dit Scorch en se rendant compte qu'il peine à plier les doigts, malgré ses énormes moufles en peau d'élan. Ce n'est pas vraiment le froid qui l'inquiète, mais plutôt la négociation : le yéti acceptera-t-il de lui rendre Poncho ? Si oui, contre quoi ? Dans le doute, les Chasseurs lui ont procuré un torse de biche fraîchement rôti qui refroidit à côté de ses pains, mais qui peut être sûr que le Yéti n'a pas déjà boulotté sa victime ? Si tel est le cas, il lui faudra faire demi-tour en vitesse ; on a beau l'avoir envoyé pour sa taille et sa force pouvant lui permettre d'impressionner la Bête, il doute très sérieusement de pouvoir rivaliser contre un monstre pareil, même avec une lance.
Et puis, il ne doute pas que Peter Pan, ou n'importe quel chef ou ami du Perdu, organiserait une mission de représailles avec un brin plus d'effectifs.

Il respire lourdement ; la grotte n'est plus qu'à quelques mètres. L'air se raréfie, et cela n'augmente pas ses chances de survie s'il doit se battre ou s'enfuir, ou même stresser un peu pour avoir les bons mots.
Une fois arrivé devant l'antre, il s'arrête devant la pénombre et cherche une silhouette du regard, qu'elle soit poilue, hostile, juvénile ou morte. Son unique œil, fatigué par la lumière réfléchie par la neige, peine à y voir quelque chose.
D'une voix un peu enrouée, il lance en parlant suffisamment fort pour couvrir le souffle des intempéries :

- Bonjour ? Poncho ?

Craignant que le vent cache le bruit d'un grognement, il commence à déposer sa lance, en signe de paix :

- Venu en ami, venu en ami.

- SCORCH ! Hola que tal ?

Ayant cru à un appel à l'aide pendant une fraction de demi-seconde, Scorch ne parvient à rétorquer qu'un faible « Ho... Hola ? » assez insuffisant au vu du barouf causé par les intempéries. Son œil ne s'habitue toujours pas au pénombre, malmené par la réflexion blanche aveuglante de la neige. Des tâches sombres et abstraites dansent devant sa vision unique ; s'il n'était pas dans une situation incertaine, il s’inquiéterait de ce problème, car il risque de durer.
Il risque un pas, puis deux, entendant Poncho s'adresser à quelqu'un, ou quelque chose, il n'est pas très sûr. Il aperçoit une silhouette d'enfant péruvien juste assez tôt pour ne pas sursauter quand elle lui prend la manche.

- Viens, plus chaud à l'intérieur.

Sentant d'instinct que l'ambiance n'est pas à la panique, il s'avance sans trop d'hésitation. Son cœur bat encore vite, mais on ne redescend pas d'un état psychologique approprié pour la négociation avec une créature non-humaine à un après-midi spéléologie en montagne en quelques secondes.
Et puis, l'air n'est pas à sa quantité optimale, il faut dire.

- Porque tu es là, Scorch ? Toi aussi tu viens demander de la ayuda al Yeti ?

Il ralentit, force Poncho à modérer sa marche et sa pression sur son bras ; il ne voit rien et il vaut mieux faire attention où il met les pieds.

- Je ne sais pas ce que c'est, de Layudaliéti, dit-il naïvement.

Il n'est pas curieux et ne se soucie guère de la réponse. Il n'est pas venu là pour s'inquiéter de Layudaliéti, mais pour sécuriser la vie de Poncho. Il pose sa main sur son épaule, et la pression qu'il y met témoigne de tous les soucis que les Perdus se sont faits à son propos.

- Je suis là pour venir te chercher. On a cru que tu t'étais fait enlever par-

Et à ce moment, il voit une autre silhouette, bien plus grande et poilue que lui. Les formes fantomatiques de sa vision défaillante tournent autour de cette illusion trouble, sorte de pénombre dans le pénombre, découpage incertain et inquiétant dans le noir de la grotte, et vraiment, définitivement trop proche.
Devant le Yéti, il se fige. Incapable de bouger ou de parler.

- Le yéti est un amigo, ami.

Poncho a beau le lui affirmer, il a du mal, le Scorch. Alors son poing, forcément, se serre un peu, dans le but de se défendre avec une méchante tatanne si le yéti se jette sur lui. Mais il ne le fait pas.

- Moi Froid. Mon poncho détruit, froid. Alors je demander Yéti aide. Yéti donner moi plein poil pas servir. Moi donner Raccomodeurs poil en boule de laine, et eux faire nouveau Poncho pour moi.

Le temps que Scorch intègre que le yéti est docile et est l'amigo de Poncho, la majorité de son discours a sonné à l'oreille du Géant comme une petite mélodie de fond qui ne faisait qu'accompagner son sang qui se glace. Il n'attrape que la fin, le Poncho pour moi. Poncho pour lui ? Un nouveau Poncho ? Mais Poncho, c'est lui, non ? Il s'est pas trompé de personne ? Ou bien Poncho est une poupée vivante et il est le seul au courant ? Ou un clone magique ?
Non, il ne se rend pas trop compte de ce qu'est un Poncho. Pour lui, ça a toujours été un prénom, ou du moins, autre chose qu'un nom d'objet.

- Qui inquiet ? Beaucoup gens ? Freckles ? Toi fatigué ? Repos ? Froid ! Oy el Yéti ! Mi amigo il a froid je crois. Puedes l'aider ?

Scorch l'observe d'un regard perdu s'adresser à lui à un débit bien trop important pour pouvoir répondre, et s'adresser à l'Abominable Homme des Neiges avec une familiarité troublante. Pendant que le Yéti retourne dans le fond de la grotte chercher du matériel, Scorch dit doucement à Poncho, comme s'il ne voulait pas parler trop fort afin de ne pas énerver le monstre :

- Freckles, entre autres, oui. On devrait s'en aller, Poncho, je ne sais pas si ce Yéti est vraiment un bon gars. Il sait parler ?

Il se ressaisit, fait trembler ses muscles pour se réchauffer, se frotte l’œil en fronçant le sourcil et dit en posant sa lourde main sur la tête du petit Livreur :

- Non, non, je dis n'importe quoi, si tu n'es pas encore dans l'fond du bide c'est qu'il est gentil, hein ? Je crois. Mais c'est quoi cette pirouette de deuxième Poncho ?

Ainsi, Poncho est un de ces fameux enfants dont la nature même leur permet de communiquer aussi aisément avec un renard qu'avec un yéti. Scorch a toujours eu beaucoup de respect pour eux, et c'est aussi pour cela qu'il apprécie le mode de vie des Hurons.
Car, malheureusement pour le Géant, les animaux se méfient souvent de sa grande taille et de sa carrure de chasseur, et il peine à obtenir cette complicité.

Le petit Poncho se met ensuite en quête d'expliquer ce qu'est un... poncho... au grand diplomate, non sans quelques hésitations et formules de phrase alambiquées.

- Tu comprendre ?

Ce n'était, au fond, pas bien compliqué ; il fallait juste combler un certain manque de vocabulaire. Scorch ouvre un œil grand : tout s'est soudainement éclairci, et il se sent maintenant idiot. Il répond lentement, mais avec une pincée de rapidité gênée :

- Oui, je crois. Pour résumer la fable, on t'a étiqueté avec le nom de ton vêtement.

Un bref frisson, qui coïncide avec le retour de l'Abominable Homme des Neiges transportant une montagne de poils plus ou moins propres, lui rappelle qu'il a froid. Il évoque, avec un claquement de dents fugace :

- J'en aurais bien besoin, d'un vêtement comme celui-ci, pour le retour. Tu penses que.. ?

La fin de la question, sous-entendue, est laissée à l'entière décision de Poncho : s'il veut repartir rapidement pour rassurer ses amis, il suivra son mouvement, et tiendra le coup le temps de descendre la montagne. Il en a vu des pires.
Mais s'ils peuvent prendre le temps de faire un peu d'artisanat pour rendre le trajet plus agréable, il ne crachera pas dessus.

Peu importe l'action qu'ils entament, Scorch embraye, pour détendre l'atmosphère, et, surtout, parce que sa curiosité, et sa fascination, a été piquée :

- Et tu n'as pas été froussé par Monsieur le Yéti, quand tu l'as rencontré ?

Le "Monsieur" est rajouté par politesse ; après tout, l'Homme des Neiges est juste en face de lui, ce serait une marque d'irrespect de le nommer comme un simple animal.

Il aurait dû s'en douter : la réponse de Poncho, bien qu'emplie d'une touchante bonne volonté, est pratiquement incompréhensible. Scorch arrive à deviner qu'il y a une histoire de jeu dans la neige, mais ça s'arrête ça.
Toutefois, c'est sûrement largement suffisant pour se faire un ami yéti, vu l'amabilité que l'animal semble avoir. Le Diplomate estime donc avoir compris l'essentiel ; il n'aurait pas osé lui imposer le gêne de devoir se répéter une énième fois, de toute façon.

Il comprend l'autre essentiel : ce serait trop long de lui faire un poncho numéro deux, donc Poncho numéro un demande au yéti s'il peut les porter sur le chemin du retour.
Le yéti semble hésiter, ce qui laisse planer une ombre de méfiance dans le regard du Géant – qui est, à l'heure actuelle, beaucoup moins géant face à cet ogre poilu. Une voix, qu'il associe au Yéti après une seconde entière de réalisation (avec toutes ces touffes, difficile de voir sa bouche bouger), gronde dans toute la grotte. Il est même presque sûr que le sol a vibré.

- Vouloir ?

L'écho produit par ce simple mot est extraordinaire, presque magique. Scorch en a un petit frisson. Mais peut-être que ce n'est que le froid.

- Si ça ne vous dérange pas. Je vous en serai très reconnaissant, dit-il poliment, avec une légère courbette, et un ton au-dessus pour palier au souffle du vent et aux restes de l'écho qui continuent de se réverbérer autour d'eux.

L’œil unique de Scorch peine à se détacher du regard de la bête. Ses échanges avec d'autres espèces ne sont que trop rares et son émerveillement naturel ne peut que les apprécier. Lorsqu'il le fait enfin, il s'adresse à Poncho, avec un air un brin plus grave :

- Il ne faut pas qu'on tarde. Si ils s'inquiètent trop longtemps, ils pourraient envoyer d'autres Perdus dans la montagne, et on peut dire que c'est pas le Jardin d'Eden, ici.

Il hésite. Une question importante vient tout juste de lui venir.

- Du coup, comment on se débrouille ? Poncho monte sur mon dos, et je monte sur le vôtre ?

- El Yéti d'accord por ton idée. Toi grimper y yo grimper après.

Le contact est hésitant, appréhensif. Le yéti est tellement grand, même pour Scorch, qu'il lui faut oser, et grimper avec de sacrées impulsions sur le dos de l'homme des neiges pour enfin s'y accrocher. Les mains géantes du borgne s'agrippent aux touffes de poils blancs de l'animal avec une vigueur tremblante, comme s'il craignait de lui faire mal, tout en mobilisant toutes ses forces malgré tout.
Une fois installé, il dérape un peu ; la position demande quelques recalibrages, auxquels le yéti propose son aide. Après quelques secondes, le géant est solidement installé sur le second géant.

Poncho s'agrippe bien plus facilement ; bien qu'il y ait moins de prises sur Scorch, le simple fait qu'il soit plus léger facilite la manœuvre. Et sur cette curieuse installation de numéro de cirque, le trio commence à descendre la montagne. Le yéti, dans sa fourrure ; Scorch, profondément enfoncé dans les poils, et le corps usé par l'effort ; Poncho, emmitouflé dans son vêtement ; aucun d'eux n'a froid, même si la position n'est pas franchement confortable. La position n'est pas glorieuse, mais c'est ainsi qu'ils viennent à la rencontre des Garçons Perdus, au pied de la montagne : un groupe d'Éclaireurs étaient en route vers eux.

Et ainsi, Poncho fut sauvé. Fausse alerte, mais aventure quand même !