Le garçon était épuisé nerveusement. Toute son énergie avait été pompée par ses efforts permanents pour s’adapter à ceux qui l’entouraient, et la chose avait beau se répéter jour après jour, la fatigue de Wise n’en demeurait pas moins présente. C’était donc avec soulagement qu’il avait entendu Rachel envoyer ses Diplomates au lit, et il n’avait pas fait d’histoire pour s’étendre dans son hamac, les tempes douloureuses. Enfin, le silence s’était peu à peu installé, et après avoir vainement attendu le sommeil plusieurs heures tandis que son implacable cerveau moulinait et moulinait sans pitié, Wise avait soudain sombré dans une douce torpeur ouatée.

Bruit. Terrible. Rires stridents, tambourinements désordonnés, cris hystériques et musique abrutissante.

L’Aiguille était à genoux sur une place envahie par une masse humaine bigarrée, les mains en appui sur des pavés gris et froids. L’intensité du volume sonore était telle qu’il resta ainsi quelques secondes, comme assommé, avant de reprendre tout-à-fait conscience et de se lever d’un pas mal-assuré. Il grimaça quand au choc auditif s’ajouta celui des couleurs chatoyantes qui virevoltaient de toutes parts, mais on le bouscula brusquement et il cessa de se préoccuper de ses sens agressés pour se stabiliser en catastrophe.

Comment… Où était-il ? Un peu hébété, Wise tenta de trouver un repère visuel permettant d’identifier le lieu où il se trouvait, mais il avait l’impression d’être ridiculement petit et sa taille l’empêchait de distinguer quoi que ce soit au milieu de ces silhouettes démesurées. La foule tournoyait si vite autour de lui qu’elle lui donnait le vertige.

Une sensation de malaise viscéral s’empara de l’Aiguille, et il ferma les yeux en se plaquant les mains sur les oreilles afin de reprendre ses esprits. Sons étouffés. Il y avait trop, beaucoup trop de monde, trop de mouvements, trop de choses à voir et à entendre, pas le temps d’observer, d’analyser, de se méfier, de contrôler. Au milieu de cet océan humain, Wise se sentait aussi vulnérable qu’un oisillon tombé du nid et ce constat d’insécurité lui noua douloureusement la gorge ; il se força à respirer calmement à plusieurs reprises avant d’ouvrir les yeux à nouveau.

Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il remarqua enfin de quoi était composée la foule : des couleurs éclatantes, des costumes étranges, somptueux ou terrifiants, et des masques en tous genres se pressaient et se heurtaient en affichant d’immenses sourires étrangement inquiétants.

Avec un mauvais pressentiment, Wise porta lentement la main à son propre visage… Et le trouva parfaitement lisse. Rien. Aucune aspérité distinctive, plus de nez, ni de bouche ; seules deux fines ouvertures lui permettaient encore de voir à travers le masque qui s’était greffé à son crâne.

Il n’avait plus d’identité.
Il voulut parler, mais sa langue se heurta à ses lèvres irrémédiablement closes par le masque de chair. Plus de communication.

Une violente nausée s’empara de lui en même temps qu’un sentiment d’horreur et de panique, et il se demanda machinalement comme se passeraient les choses s’il lui prenait envie de vomir dans son état – expérience probablement inédite –, tandis que la partie rationnelle de son esprit se mettait mécaniquement en quête d’un moyen de fuir cet enfer sensoriel au plus vite.

Il y avait forcément quelque chose à comprendre. Une logique à trouver... Il le fallait. La logique était rassurante. Les choses dépourvues de sens effrayaient l'Aiguille car il ne pouvait les prévoir, et donc les déjouer... L'angoisse croissante qu'il sentait enfler en lui poussa le garçon à jouer des coudes pour se frayer un passage tant bien que mal, jusqu'à parvenir à un petit groupe de personnes masquées de taille plus naturelle. Quelques géants leurs lancèrent un regard indéchiffrable et privé d'émotion.

Il devenait crucial de s'éclipser au plus vite, le garçon en avait la certitude ; toute cette mise en scène lui évoquait un jeu macabre dont il était une marionnette.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, une immense silhouette au masque de Spavento se tourna soudain vers Wise et lui adressa un hideux sourire qui dévoila des dents redoutablement acérées. Inhumaines.