Au plus profond des galeries jusqu’au plus hautes plateformes, il régnait une rumeur plus énergique qu’à l’ordinaire : aujourd’hui, il ne pleuvait pas. Les enfants semblaient plus vifs comme s’ils avaient retrouvé dans ce répit une énergie nouvelle qui rendait les tâches moins pesantes, et le quotidien plus supportable. Le ciel était sec mais conservait une vilaine teinte grisâtre, comme pour rappeler par sa simple image que ce semblant d’éclaircie serait bref.

Hairy déboula soudain d’une cabane. Il renversa quelques sentinelles sur son passage mais il poursuivit sa course en ignorant leurs plaintes. Il dévala les marches qui gémirent sous sa foulée. Il lui fallut se serrer contre la rambarde pour se faufiler derrière un groupe de récolteurs et esquiver les poutres que soulevaient des artisans à l’aide de poulies et de cordages. Il manqua de se heurter à un livreur bien trop chargés pour sa taille, mais oublia d’enjamber la lance qu’un armurier avait laissé traîner. Par chance, il se rattrapa de justesse et put poursuivre sa progression jusqu’au pied du Grand Arbre.
Là, il rejoignit la Stone en quelques foulées et se planta devant elle si brutalement qu’il faillit s’écrouler.

- Joy, ! s’écria-t-il, le souffle coupé.

L’intéressée le dévisageait vaguement, l’air presque étonné, et ne lui répondit que par un lent :  

- Désolée…

Hairy se courba, tentant de reprendre son souffle. Lorsqu’il se redressa, il parvint à articuler :

- Quoi ?

- Je suis occupée… Il va falloir que tu euh… que tu demandes à…

- … Mary ? hasarda le soigneur.

- Oui ! C’est ça… Mary...

Joy éprouvait de plus en plus de difficulté à retrouver ses mots. Mais à présent, même les noms lui échappaient parfois, ce qui rendait ses conversations presque éprouvantes.

- A tout à l’heeeeeure, Hairy !

- A tout à l’heure… hésita le soigneur.

Joy poursuivait alors son propre chemin, laissant derrière un Hairy tout dépité.
Elle avançait lentement, ses pieds traînaient au sol et soulevaient quelques nuages de poussières. Elle n’avait emporté qu’un drap bleu qu’elle portait drapé sur sa robe blanche, ce bout de tissus lui servant généralement de serviette.
Comme à son habitude, elle se traînait au bassin pour s’y laver en compagnie de sa compagne de bain attitrée : Bambi.

Lorsque la Stone arriva à destination, elle vit qu’il n’y avait personne et qu’elle était arrivée la première. Presque aussitôt, comme s’il s’agissait d’un réflexe tout naturel, elle s’allongea à même le sol et attendit.
Bambi ne devrait plus tarder.

« Elle est déjà partie ? »
« Ouais y a cinq minutes déjà. »
« Vers le bassin ? Oh nooooon. »

Le perdu haussa les épaules, répétant mollement oh noooooon en écho au gémissement contrarié de Bambi. Qui elle, rebroussa chemin en courant presque depuis la cabane des soigneurs.
Elle avait dit à Joy de l'attendre. Joy ne l'avait pas attendue ! Elle aurait du s'en douter, c'était évident, l'autre mère n'avait plus assez de présence mentale pour seulement se souvenir de ce détail. C'était sa faute à elle, elle aurait du insister, ou venir plus tôt, ou demander à un soigneur de la surveiller, ou ….
Elle sprintait maintenant.
C'était presque un art de zigzaguer entre tout le monde, l'Arbre en ébullition au premier vrai rayon de soleil qu'ils avaient depuis ce qui leur semblait une éternité.

Bambi était équipée, mettant autant de soin dans la préparation du bain que dans celle d'une mission pour ses enfants. Check-list mentale, considérations pratiques, rien n'était jamais laissé au hasard. Une serviette pour le corps, une pour les cheveux, une de rab au cas où Joy aurait oublié la sienne. Deux brosses, toujours au cas où. Du savon, des élastiques (plusieurs, au cas où). Les perdus affairés se retournaient parfois sur son passage, son allure presque irréelle dans tant d'agitation, de poupée Barbie frivole.
Ce n'était pas de la frivolité, c'était de l'hygiène. Ça se perdait.

En arrivant au Bassin, elle fut immensément soulagée de voir Joy allongée sur le sol boueux plutôt que gisant au fond de l'eau.
La barre était si basse.

« Joy », fit-elle doucement en se penchant vers elle. « Joy, tu ne m'as pas attendue, on avait dit ... »

Elle se tut, voyant le dramatique état mental de l'apprentie mère.
Qui lui inspirait autant de tendresse que de peine.

« Tu vas bien ? Ça te dérange pas si je t'aide à défaire ta robe, elle a l'air compliquée. »

Mensonge pour ne pas dégouliner de condescendance.

Joy n’attendit pas longtemps. Bambi arrivait quelques minutes plus tard, précédée par le bruit de ses pas sur le sol moite. Et tandis qu’elle se penchait sur elle, le rideau blond de ses cheveux envahissait son champ de vision.
Le sourire de la stone s’élargit, plus béant.

- Joy. Joy, tu ne m'as pas attendue, on avait dit...

L’intéressée cligna lentement des yeux, un peu déconcertée. Elles avaient dit… quelque chose ? Elle n’en avait pourtant pas souvenir… A moins que… La mère apprentie renonça à chercher plus avant dans ses souvenirs, se contentant d’un vague « Coucouuu… » aussi amorphe qu’amical.

- Tu vas bien ? Ça te dérange pas si je t'aide à défaire ta robe, elle a l'air compliquée.

Joy se releva doucement, prenant appui sur ses avant-bras, et n’émit qu’un Mmmm approbateur. Mais elle n’attendit pas plus longtemps avant de se déshabiller. Bras croisés, pinçant les pans de la robe, elle entreprit de la retirer par la tête mais se retrouva vite bloquée, les bras emmaillotés dans son vêtement. Elle sentit alors deux petites mains l’aider lui porter secours.
Lorsque la Stone fut enfin libre, ses cheveux se rebellèrent. Électriques, certains se dressèrent, d’autres lui collèrent la figure. D’un revers de poignet, Joy les remit en place.

Lorsque ce fut fait, elle réalisait qu’elle avait froid. Elle se mit debout, un bras couvrant sa poitrine nue (Cela faisait déjà longtemps qu’elle s’était débarrassée de son dernier soutien-gorge, trouvant la chose trop contraignante.), elle ne songea pas à retirer le gant qui dissimulait sa main incomplète. Peut-être avait-elle bien fait…

- Tu veux euh… de l’aide ou… ?

Joy hésita.
Bambi n’était pas comme elle : elle savait s’occuper d’elle.

Joy gigota docilement pour se défaire de sa robe, se coinça inévitablement dedans, et Bambi soupira avant de l'aider. Elle ne portait rien en dessous, ce qui lui fit lever un sourcil perplexe. Ça rendait la chose plus simple, au moins. L'autre apprentie eut le reflexe de se couvrir, par froid ou par pudeur. Ça ne la gênait pas, de toutes façons. Elle avait l'habitude de se changer dans des vestiaires de ses cours de danse, dans le monde ordinaire. Si le regard des autres l'horrifiait, elle se fichait de ce qu'elle pouvait voir.

- Tu veux euh… de l’aide ou… ?

Pendant une seconde Bambi considéra l'idée d'accepter, comme on laisserait un enfant casser les œufs d'un gâteau pour lui donner la sensation d'être utile. Mais Joy n'était pas un bébé, elle se rappela. Et ce serait beaucoup plus simple sans.

« Non, ça va, regarde. »

Et elle se débarrassa de sa propre robe avec la rapidité de l'habitude, avant de la plier nettement. Elle fit de même avec celle de Joy et posa la petite pile sur une surface à peu près sèche, avec leurs serviettes.
Et maintenant elle frissonnait un peu. L'eau du bassin était toujours chaude, c'était son avantage. Elle attrapa le bras de Joy avec l'air enjoué d'une meilleure copine.

« Allez, viens, on se gèle ! »

Tant de familiarités pour l'aider à rentrer dans l'eau sans qu'elle glisse et s'ouvre le crâne. Elle escorta Joy doucement vers un coin où le niveau de l'eau était idéal, et lui fit signe de s'asseoir là. Elle se débarrassa seulement alors de son soutien gorge pour le lancer sur la berge, avant de s'enfoncer rapidement dans l'eau jusqu'au cou. Même s'il n'y avait personne d'autre que la mère droguée, elle n'oubliait pas sa pudeur. Elle avait découvert l'autre jour qu'elle avait de nouveau grossi et avait pleuré pendant une bonne demi-heure sur la question.
Passons.

Pour l'instant elle se sentait bien. Elles étaient seules et c'était un répit bienvenu au milieu de l'agitation du Grand Arbre. L'eau était tiède et elle sentait déjà ses muscles se détendre.

« On est bien, non ? » fit-elle gaiement.

- Non, ça va, regarde.

Et Bambi se dévêtit.

Joy ne pouvait qu’admirer son efficacité : on aurait dit qu’elle avait fait ça toute sa vie. Vêtements pliés où rien ne dépassait. Un sourire, toujours. Et charmante en toute circonstance. C’était donc ça une mère apprentie…
La Stone ne correspondait pas au tableau. Ce constat lui tirait un rire, mais aussi comme une pointe d’amertume au coin des yeux.

Mais elle quittait vite cette pensée morose : tandis qu’un autre sentiment s’emparait d’elle : l’enthousiasme. Bambi la prenait par le bras et l’entraînait au bain dans un joyeux :

- Allez, viens, on se gèle !

- Ah euh voui c’est vrai… hihi.

Avec l’aide de la Cascade, Joy se glissa dans l’eau. Elle se laissait aidée, docilement. De toute manière, elle n’aurait su dire elle-même quand Bambi faisait preuve d’un excès de délicatesse. La chose ne l’agaçait pas. Au contraire, ça l’amusait de la voir s’agiter comme une poule couvant ses poussins.
Et puis, c’était gentil de sa part.

- On est bien, non ?

Bambi semblait d’humeur guillerette. Et Joy restait fidèle à elle-même.
L’ambiance était donc bonne.

- C’est vrai… c’est vrai… répondait Joy.

Ses yeux se posèrent à tout hasard sur les cheveux de la Cascade. Qu’ils étaient jolis… Elle en aurait presque été jalouse.

- Il nous faudrait…

Un silence. Elle avait laissé échapper ces trois mots sans même réfléchir, sans même avoir quelque chose à dire. Mais comme elle était lancée, elle décida tout de même de finir sa phrase et termina à tout hasard :

- Un genre de… de canard. Tu sais ? Un canard de… qui flotte sur l’eau et …

Cette fois si elle se tut.
Elle avait déjà changé d’idée.

La Stone laissa sa tête basculer en arrière, yeux clos. Elle humait l’odeur de terre humide, un parfum désormais omniprésent. Et la vase lui chatouillait les pieds.

- On est bien, non ?

Décidément, ça ne s’arrangeait pas.

- C’est vrai… c’est vrai…

Bambi ne savait pas si Joy était sincère ou si elle répondait automatiquement et sans savoir ce qu'elle disait. Mais en tout cas, elle, elle était bien. Elle forçait un peu sur sa bonne humeur pour que l'ambiance ne soit pas gênante, mais ça fonctionnait. L'heure du bain était de toutes façons un vrai moment de détente après une journée de maman.
Sous le regard de l'autre apprentie, Bambi commença à se mouiller les cheveux consciencieusement. Ses boucles blondes s'alourdissaient et collaient à ses joues et ses épaules.

- Il nous faudrait…

Elle leva un œil, l'air interrogateur.

- Un genre de… de canard. Tu sais ? Un canard de… qui flotte sur l’eau et …

Puis elle haussa les sourcils. Un canard en plastique ?
Ça ne paraissait pas une proposition surprenante de sa part, dans l'état où elle était. Au moins elle essayait d'avoir une discussion, et elle restait dans le thème du bain. L'apprentie des chasseurs pouffa et répondit doucement.

« On y pensera la prochaine fois peut-être. »

D'ici la prochaine fois, l'autre aurait oublié. Voire même plus tôt que ça, pensa-t-elle en la voyant déjà regarder ailleurs et penser à autre chose. Joy était tellement décalquée que c'était plus drôle. C'était juste triste.

- On est bien, non ?

Bambi assista silencieuse à l'extinction de la dernière parcelle de conscience dans les yeux de Joy et sentit les siens s'embuer.

« C'est vrai », répondit-elle, la voix un peu étouffée.

Bonne humeur, Bambi, bonne humeur.
Si elle gardait Joy occupée assez longtemps, peut-être qu'elle finirait par reprendre contact avec la terre.

« Tes cheveux sont vraiment jolis, Joy », fit-elle alors, le ton plein d'entrain. Le compliment, au moins, n'était pas feint. « Tu veux bien que je les coiffe ? »

Elle souriait, les yeux brillants et déjà un peigne à la main.
Se pouponner et se coiffer, c'était le genre de choses que faisaient les filles à leurs soirées pyjama, et Bambi mentirait si elle prétendait que ça ne lui avait jamais fait envie.

Elles étaient bien ?

Joy l’était en tout cas. Le bain exhalait un je ne sais quoi d’apaisant, presque… narcotique. Soûlée par les odeurs et les bruits qui les entourent, elle était bien loin d’imaginer la peine que pouvait ressentir Bambi en cet instant. Et plus encore lorsqu’elle l’entendait dire :

- C'est vrai.

La chose était donc officielle : elles étaient bien. Il serait bien malin, l’intrus qui viendrait gâcher ce moment de calme et d’intimité.

- Tes cheveux sont vraiment jolis, Joy. Tu veux bien que je les coiffe ?

Joy ouvrait les yeux sans mot dire. Ça l’avait troublée. Comme elle baissait la tête et dardait un regard vide sur Bambi, son sourire s’éclipsait. Puis après un temps, le rire la prenait, plus désordonné qu’à l’ordinaire.

La Stone ne pensait pas mériter le compliment mais il lui faisait tout de même plaisir. Il n’était pas question de complexes physiques, bien sûr. Mais s’il était une chose qu’elle pensait n’avoir jamais hallucinée, c’était bien sa propre image. Elle se voyait telle qu’elle était : avec le désordre de sa tignasse, ses cernes profondes et ses regards égarés.

Peut-être que Bambi voulait se montrer gentille, ou peut-être aimait-elle réellement – naïvement – les cheveux de Joy ? Dans les deux cas, elle la trouvait très mignonne.

- Je veux bieeen… C’est sympa.

Doucement, la Stone se tournait de manière à être assise sur le côté, puis elle pivotait le haut de son corps afin de mieux lui présenter son dos. Elle prenait ses aises au point de s’appuyer sur le rebord et s’y affaler, le menton rangé entre ses bras croisés. La boue qui lui restait collée aux avant-bras de ne la gênait pas.

Elle aimait bien ça, être peignée. Surtout par les autres, mais pas par n’importe qui, tout de même. Hairy avait tenté l’expérience, une fois, car il perdait patience à la voir se tortiller dans tous les sens afin d’atteindre les extrémités de ses mèches emmêlées. Mais il était trop énergique, trop rude : on aurait cru qu’il tentait de lui arracher le scalp à coups de peigne.

Mais Bambi n’était pas de ce genre-là, n’est-ce pas ? Comme un chat ronronnant sous les caresses, Joy fermait déjà les yeux pour mieux savourer l’occasion.

Mais comme le temps passait, elle finissait par dire :

- Je t’aime bien, Bambi... Tu es… gentille, tu sais. Hihi.

Elle l’avait lâché sans crier gare, sans même s’assurer que Bambi n’était pas déjà en train de lui parler. Ça venait de nulle part, c’était glissé là comme une banalité parmi ses délires et ses inepties habituelles.
Mais c’était sincère, c’était réel.

Joy s'était mise à rire, d'un rire aigu, un peu dérangeant et inapproprié que Bambi mit sur le compte de son état. Sa proposition n'était pourtant pas très drôle. Et elle était honnête ! Elle aimait vraiment bien les cheveux de l'apprentie, même s'ils avaient vu de meilleurs jours.
De toutes façons, elle était là pour y remédier.

- Je veux bieeen… C’est sympa.

A ça, Bambi s'illumina. La peigne en main, elle se déplaça dans l'eau pour se retrouver derrière Joy et son désordre capillaire. Il s'agissait d'agir mé-tho-di-que-ment. Elle connaissait tous en la matière, après tout, avec ses cheveux à elle. Épais, longs et frisés, ils lui faisaient perpétuellement frôler l'hystérie. Et tous les matins, elle pensait avec une pointe de regret à son fer à lisser, laissé chez elle bien trop loin d'ici.
Trop tard pour regretter.
Et nulle part où le brancher, de toutes façons.

Elle commença doucement, par les pointes, séparant la masse de cheveux de Joy en de plus petites mèches. Dichotomie capillaire. C'était répétitif et relaxant. Elle tentait d'être efficace sans pourtant lui arracher le crâne, ce qui était plus dur qu'elle ne le pensait. Elle était habituée à se coiffer toute seule, mais comment savoir si l'autre avait mal ?
De toute évidence Joy était bien trop ailleurs pour avoir mal. Bambi ouvrit la bouche sans réfléchir.

- Mes enfants ne me laissent jamais les coiff-
- Je t’aime bien, Bambi... Tu es… gentille, tu sais. Hihi.

L'autre apprentie l'avait coupée net, et elle ravala sa phrase. Qui de toute façon, était plutôt idiote. Elle aurait eu l'air de se plaindre.

« Merci. »

Elle brossait les cheveux avec un peu plus de force, malgré elle.

« Tu es gentille, toi aussi Joy. Je crois. Mais tout ce que tu prends, ça t'empêche de le montrer. »

Elle savait que c'était idiot de lui sortir les beaux discours, les reste toi même, peu de chance qu'elle les comprenne en réalité. Le but était plus égoïste : lâcher son opinion sans crainte de représailles.
Sans un mot elle posa le peigne, et tendit le bras pour saisir une bouteille sans étiquette, remplie de quelque chose de rose. Shampoing, on lui avait dit. Elle le déboucha, renifla le contenu et décida que c'était valide.
Les cheveux de Joy serviraient de cobaye, en tout cas.

- Merci.

- …De rien.

Joy laissa échapper un rire qu’elle-même aurait trouvé idiot si elle en avait eu quelque chose à faire. Puis, elle se tut, se concentra sur le contact rêche de la brosse contre ses tempes. Elle laissa échapper un soupir d’aise, renonça à changer de position pour s’installer plus confortablement car elle craignait de glisser.

- Tu es gentille, toi aussi Joy. Je crois. Mais tout ce que tu prends, ça t'empêche de le montrer. lui fit remarquer Bambi.

La Stone n’était pas sûre de saisir le raisonnement. Mais ça sonnait bien comme un compliment alors elle esquissa un sourire et répondit d’une voix hésitante :

- Merci… je crois ?

Comme elle ne sentait plus le peigne, elle leva le nez et vit que Bambi tenait dans ses mains un flacon. Du shampoing ? Après une éternité à se laver les cheveux au savon, elle n’osait pas y croire. Son sourire s’élargit bêtement.

- Ça sent comment ?

L’odeur, c’est important.

- Merci… je crois ?

Bambi ne leva pas les yeux au ciel.
Même si elle l'aurait voulu très fort. Même si elle le pensait très fort. Mais si elle devait le faire à chaque fois qu'elle avait envie, ses yeux auraient déjà roulé à l'arrière de son crâne depuis le début de leur bain.
Elle continua de brosser les cheveux de Joy, avec plus de douceur, comme si elle se sentait coupable. Évidement que l'autre ne pouvait pas la comprendre. Pas dans cet état. Jouer l'agressivité, dans ce contexte, c'était mal. Si elle voulait vraiment que Joy arrête de se droguer, elle n'avait qu'à lui en parler sérieusement, quand elle était sobre.
Mais est-ce que ça lui arrivait seulement ?

- Ça sent comment ?

Bambi renifla de nouveau le flacon, distraitement, comme si elle ne venait pas déjà de le faire. Ça sentait pas mauvais, en tout cas, mais elle n'était pas très douée pour reconnaitre les odeurs.

« Je ne sais pas, peut-être de la pomme », se hasarda-t-elle.

Comment ce flacon était arrivé à l'Arbre, de toutes façons ? Elle espérait qu'il n'avait pas été trouvé sur le rivage, sinon il risquait de contenir bien d'autres choses. Bambi ne comptait pas se parfumer les cheveux au poisson.
Comme Joy avait l'air bien contente, elle entreprit de lui vider une part de la bouteille sur le crâne. Puis elle massa délicatement ses cheveux pour bien étaler le shampoing, qui semblait remarquablement dénué de poisson. Un bon point pour lui.

« Non, attends, ça sent le caramel. Quelque chose de sucré. De la barbe à papa ? » fit-elle après avoir reniflé de nouveau.

Elle était carrément perturbée par ce shampoing qui semblait changer d'odeur. Est-ce que la pluie lui avait bouché le nez ? Elle passa sa main de l'autre côté de la tête de Joy pour la mettre à hauteur du nez de l'autre jeune fille.

« Tu sens quoi toi ? »

- Je ne sais pas, peut-être de la pomme. lui répondait Bambi.

Joy souriait rêveusement : la pomme, ça sentait tellement bon. Mais la tarte aux pommes sentait encore meilleur… Quelques souvenirs lui revinrent à cette évocation (ou plutôt quelques produits de son imagination). Elle pouvait presque sentir la pâte beurrée craquer sous sa langue tant la vision lui semblait tangible.
Son ventre gargouilla.

Puis, le froid pénétrant son cuir chevelu la ramena un peu vers la réalité. La Stone ferma les yeux tandis que les doigts de la Cascade se mouvaient langoureusement parmi ses mèches en batailles.
Pourtant, elle ne se détendait pas. Quelque chose n’allait, quelque chose la frappait : ça ne sentait pas du tout la pomme. Au contraire, c’était plutôt comme d-

- Non, attends, ça sent le caramel. Quelque chose de sucré. De la barbe à papa ?

… ce n’était pas ce que Joy en aurait dit mais elle voulait bien croire son amie sur parole. De toute manière, Bambi présentait bien plus de discernement qu’elle.

- Tu sens quoi toi ? lui demandait pourtant cette dernière.

A tout hasard, Joy humait les mains de sa camarade. Elle ne pensait pas que son opinion aurait grand intérêt puisqu’au moindre désaccord, son avis était mis sur le compte de son état de conscience.

- Moi je dirais que c’est euh… salé. Oui, en fait je crois que… je crois que ça me rappelle une odeur de Barbecue. Du poulet rôti…

Elle laissait échapper un rire, presque consternée par sa propre réponse.

- C’est bizarre comme odeur pour un shampoing, nah ?

Et comme une goutte juchée sur son crâne menaçait de faire le grand saut, elle sortit la langue pour la rattraper au vol. Après quelques bruits de mastications inutiles, elle laissa échapper :

- Même le goût est bizarre. C’est âpre... Ou c’est âcre ? C’est quoi le mot…

A cet instant, Joy ne le réalisait pas mais… Quelque chose avait changé. Quelque chose était en train de changer.

- Moi je dirais que c’est euh… salé. Oui, en fait je crois que… je crois que ça me rappelle une odeur de Barbecue. Du poulet rôti…

Bambi ouvrit de grands yeux, au même moment où Joy riait, hallucinée.

- C’est bizarre comme odeur pour un shampoing, nah ?
- C'est n'importe quoi !

Elle n'était pas si sûre de son sens de l'odorat, mais un shampoing au poulet rôti ? Fallait être complètement con. Ou complètement pété, pour sentir ça. Ce qui était le cas de Joy. Hésitante, elle porta ses mains à son propre nez et renifla.
…
Il fallait avouer que c'était bizarre. Comment elle avait-pu sentir de la pomme quelques secondes plus tôt ?

Sa réflexion fut interrompue par des bruits de bouche parfaitement inappropriés.

- Même le goût est bizarre. C’est âpre... Ou c’est âcre ? C’est quoi le mot…
- Joy ! Elle ouvrit de grands yeux catastrophés. Mange pas ça enfin ! C'est dangereux !

Elle n'avait plus grand chose d'autre à faire que de la regarder faire, impuissante. Si le shampoing était toxique, elles le sauraient bientôt, et pas de la plus agréable des manières.
Quelques secondes passèrent. Et Bambi se rendit compte soudainement que quelque chose n'allait pas. Elle crut que ses yeux déconnaient pendant une seconde, se les frotta, et finit par constater que les cheveux de Joy étaient bel et bien verts.
Et pas moyen de se tromper.
Ils sentaient très fort la pomme.

« Joy », commença-t-elle, prudemment. « Panique pas. Tes cheveux sont v- »

Elle fronça les sourcils.

« Bleus ? » hésita-t-elle. « Jaunes ? »

Joy clignotait comme une guirlande de Noël.
Quand elle tourna vers elle les paumes de ses mains, Bambi constata avec horreur qu'elle clignotaient en cœur.

« Il faut rincer ça ! Vite ! »

Et sans cesser de lâcher des mon dieu mon dieu entre ses dents, elle prit Joy par les épaules pour lui faire pencher la tête en arrière.

— Joy panique pas. intervint Bambi. Tes cheveux sont v- Bleus ? Jaunes ?

— Comment ça… ?

Joy entreprit sans conviction de lancer quelques regards dans son dos. Elle n’y voyait rien et n’était pas sûre d’avoir parfaitement compris de quoi Bambi lui parlait. Mais elle n’eut pas le temps de chercher d’avantage, son amie venait de la saisir par les épaules.

— Il faut rincer ça ! Vite !

— Bambi att- !

La Cascade la tira un peu en arrière, Joy perdit l’équilibre et deux mères tombèrent dans un gros plouf.

Au lieu de se laisser immerger doucement, Joy s'était carrément laissée tomber en arrière - sur elle. Elles s'éclatèrent toutes les deux dans l'eau dans une grande éclaboussure. De surprise, Bambi lâcha les épaules de l'autre apprentie.
Elle aurait dû s'y attendre.

Pendant quelques secondes, elle tenta de remonter à la surface, dans une grande confusion de gestes et de jets d'eau. Joy était étalée sur elle, lourde et peu réactive, et Bambi s'imagina mourir comme ça. Cette perspective lui donna un sursaut d'énergie : elle réussit à glisser sur le côté, émergea en crachant de l'eau savonneuse, puis entreprit de redresser Joy en l'attrapant par les bras.

« Joy ! Tu vas bien ? » demanda-t-elle une fois celle-ci hors de l'eau.

Elle tapota doucement le dos de l'apprentie, inquiète.
Ses cheveux mouillés collaient à sa peau. Et Bambi constata avec horreur qu'ils clignotaient toujours. Roses, verts, bleus, jaunes, oranges, en fondu enchaîné.

« Ça part pas, » couina-t-elle.

Elle sentit les larmes lui piquer les yeux, immanquablement. Parce qu'elle avait encore de l'eau coincée dans la gorge, et que les cheveux, les beaux cheveux de Joy, étaient ruinés par sa faute.

« Je suis tellement désolée ! »

Au moins, l'odeur s'était diluée au rinçage.

La Stone se laissa couler comme une pierre. Tout autour, l’écume s’épaississait — presque opaque — avant de s’élever vers la surface et quelques bulles venaient picoter sur la peau. Son dos frôlait le fond quand deux petits poings solides se refermèrent sur ses bras. Puis, en un instant, Joy fut remontée.

— Joy ! Tu vas bien ?

L’intéressait voulut répondre mais les mots tandis qu’elle toussait. Bambi se mit à lui tapoter le dos.

— Ça part pas. Je suis tellement désolée !

Joy mit quelques secondes à se rappeler de quoi est-ce qu’elle lui parlait. Mais, ça, ça n’était pas le plus important à ses yeux.

— Tu m’as sauvée la viiiie... fit elle observer en se jetant à son cou.

Elle n’avait pourtant pas eu peur mais le geste restait très touchant. Et tandis qu’elle serrait la Cascade contre elle, elle se mit à loucher. Sa langue était bleue.
Violette.
Rouge.

Le constat lui arracha un rire stupide.

- Eh, ‘eu’a’de…