Cheveux attachés en queue de cheval stricte. Dix minutes d'acharnement pour arriver à un résultat, faire rentrer toute la masse de boucles dans le chouchou détendu, aplatir les mèches folles trop courtes pour rentrer, la coiffure est si serrée qu'elle lui fait presque mal. Mais c'est de circonstances. Aujourd'hui Bambi part à la guerre.

C'est l'heure du bain.

Les chasseurs se lavent pas tous. C'est normal. Ça fait partie du charme, cette bande de gosses un peu hirsute qui se pavane avec des bottes pleines de terre et du sang de sanglier sous les ongles. Mais parfois c'est trop. Et quand c'est trop, on appelle Bambi. Cette fois, le problème c'est Dusty.
L'attribution de la tâche sonne comme une menace de mort. Bambi a respiré longuement par le nez pour avoir l'air très calme, ne pas trembler, et a dit en levant la tête :

« Dites lui de me rejoindre dès qu'il rentre. »

Puis elle a rempli un panier avec un gant, du savon, du shampoing, une brosse, des ciseaux à ongles, une lime, des cotons tige, et un peigne très fin, de ceux qu'on utilise pour épouiller les enfants, et elle a marché jusqu'au Bassin.

Quand Dusty arrive, son cœur descend jusqu'au fond de son ventre, elle a l'impression qu'il pèse une tonne. Elle tient la brosse dans sa main – une grande brosse à poils rigides qui décrasserait le plus sale des gosses – comme s'il s'agissait d'une arme, dernier rempart entre elle et un œil au beurre noir.

« On va faire ça vite, d'accord ? » dit-elle.

Elle veut paraître assurée et autoritaire, un mélange parfait de Max et de Lacerate, mais sa voix part dans les aigus et se brise. Elle se convainc pas elle-même.

On dirait que la voir lui fait comme l'effet d'une décharge. Il recule de quelques pas, les yeux exorbités. Il est devant la brosse comme un tigre devant une torche enflammée. Bambi ne répond pas à sa première question. Elle sait qu'elle pourrait balancer un nom, et se liberer d'une partie de responsabilités, mais Dusty passe déjà à autre chose. C'est trop tard.

- ... J'ai déjà passé la tête sous l'eau hier.
- Si c'est le cas, ça n'a pas suffi. »

Et c'est assez évident que ce n'est pas le cas.
C'est rare à vrai dire de voir garçon plus sale que Dusty. Son nom ne laisse pas de place au doute quand aux couches de crasse encastrées sur sa peau. C'est presque intriguant d'imaginer le chasseur sous toutes les couches de sale ; peut-être qu'elle y découvrira de nouvelles couleurs. Mais pour l'instant elle est tout simplement terrifiée à l'idée de ce qui l'attend. Elle continue de brandir sa brosse.

« Pas la peine de compliquer les choses. Juste … Déshabille toi et ne fais pas d'histoires et je te promets que ce sera rapide et je te laisserais tranquille. »

Il n'y a pas d'assurance dans sa voix, pas plus que l'autorité détachée qu'elle voudrait. Dusty n'est pas un des petits et l'ordre fait apparaître des rougeurs sur les joues de Bambi. Elle s'en distrait en fouillant son immense panier pour en sortir les choses dont elle a besoin -soit, tout son contenu – et les disposer en une petite rangée nette sur le bord du bassin.

« Tu te sentiras mieux après », elle tente même.

Une fois, plus jamais. Jamais !

« Juste une fois, promis ! Promis, promis juré ! »

Jamais Bambi n'est aussi rapide à mentir. Elle étouffe la culpabilité qui lui tord l'estomac, parce qu'il y aura forcément une prochaine fois ; elle espère juste que Dusty, comme tous les autres, aura oublié. Alors le cycle recommencera, et elle promettra une autre fois, que ça n'arrivera plus jamais.

Et Dusty se déshabille.
Bambi détourne les yeux un peu, elle regarde la cime des arbres dans un mouvement qu'elle veut nonchalant, croise ses mains derrière son dos, se balance un peu sur ses pieds en attendant qu'il aie fini. Une petite file de fées s'éloigne lentement de là où ils sont et disparaît dans la verdure. Et Bambi daigne enfin reposer son regard sur Dusty. Sous ses vêtements, il reste crasseux et osseux, il a le corps des chasseurs. Et il attend, les yeux brulants. Il refuse de se mouiller. Alors Bambi soupire. Elle enlève juste ses chaussures, et ses chaussettes, et attrape les replis de sa robe, pour plonger ses jambes dans l'eau tiède du bassin, là où c'est pas très profond.
Alors seulement il accepte de plonger aussi.

- C'est bon.

Oui, c'est bon.
Bambi prend une grande respiration, par le nez, comme si elle s'apprêtait à faire quelque chose de terrible. Pourtant, jusqu'ici, ça se passe mieux qu'elle l'aurait espéré.

« C'est bon », elle répète.

Puis elle tend le bras vers le panier sur le bord et attrape la grande brosse et un gant de crin, le genre qui agit sur la peau comme du papier de verre, et elle le tend à Dusty. Puis elle attrape un petit savon rond qu'elle frotte contre la brosse jusqu'à ce que ça mousse. L'eau autour de Dusty commence à changer de couleur, ça fait une petite auréole brune, de crasse et de sang séché et de poussière et c'est dégueulasse.

« Frotte toi avec ça. Je vais faire le dos. C'est pas très agréable, mais tu es courageux, oui ? »

Et elle prend la brosse et commence à frotter énergiquement la peau du garçon, dans le dos, dans le cou, arrachant déjà des plaques de peaux mortes. Elle tente de lui donner un rôle aussi dans cet espèce de décrassage géant qui s'annonce, pour ne pas être la seule à s'agiter, et peut-être aussi pour le distraire.
Elle aurait aussi pu lui filer un canard de bain, à la réflexion.

- Voilà j'ai fini.
- Non, tu n'as pas fini.

Bambi ne parle jamais comme ça à ses enfants. Elle parle jamais comme ça à Dusty, non plus. Elle a peur de se faire frapper – à raison. Mais là c'est sec, un peu brutal aussi, c'est un réflexe, parce qu'elle fait beaucoup d'efforts, et que Dusty n'en fait aucun, et c'est pas juste.
Je ressemble à ma mère, pense Bambi.

« Je vais faire tes cheveux », dit-elle plus doucement.

Elle recueille de l'eau dans ses mains pour mouiller le sommet de son crâne – ses cheveux secs comme la paille. Elle a choisi exprès le shampoing le plus simple, sans odeur ; les chasseurs ne veulent pas sentir. Ils se plaignent, ils disent que ça les empêche d'être discrets, que ça fait fuir les animaux. C'est le seul truc, pour qu'ils acceptent de se laver. Pas d'odeur. Elle commence à lui frotter les cheveux, pas trop fort.

« Pourquoi tu n'aimes pas être propre ? »

Il est pas le seul. Mais Bambi aimerait comprendre.

Quelque chose cloche.
Bambi ne s'en rend pas compte tout de suite, elle est occupée à passer ses mains dans les cheveux – sales, rêches – de Dusty, à continuer de parler pour elle-même, peut-être qu'elle pose des questions auxquelles il ne répond pas, peut-être qu'elle lui dit de se tenir tranquille, des litanies de mamans auxquelles elle ne fait plus attention. Et quelque chose cloche. Elle s'en rend compte quand Dusty se tend. Quand il se tourne vers elle avec des yeux dingues. Et c'est trop tard.

- PAS ÇA. NON !!!

Bambi lâche tout. Bambi imite en miroir la terreur qu'elle lit chez Dusty, ce sentiment glacial qui pénètre jusqu'au cœur : qu'est-ce que j'ai fait ?
Une gerbe d'eau finit dans ses yeux et des mains agrippent son visage, puis sa tête, puis elle combat vainement la pression d'un garçon plus fort que lui : qu'est-ce qu'il fait ?

Bambi est sous l'eau.
Centimètre par centimètre. Dusty n'est pas en train de lâcher. Et quand elle comprend elle panique ; qu'est-ce qu'elle pourrait faire d'autre ? Elle a ses mains sur celles du chasseur et elle tire, elle griffe, elle tente de tordre les doigts pour qu'il lâche, pour qu'il arrête.
Sous l'eau c'est pas possible, mais c'est sûr que sinon elle pleurerait.

Bambi se noie.
Elle a lu quelque part à quel point c'était rapide de se noyer, quelques minutes suffisent pour plus avoir d'air et respirer de l'eau et mourir. L'humain est mal fait.
Bambi se noie et Bambi panique parce que Dusty ne fait pas mine de la lâcher. Elle a pas le temps de réfléchir au fait qu'il essaie de la tuer – ou pourquoi (pourquoi?) - parce qu'elle est occupée à essayer de pas mourir.
Elle va mourir.
Que dirait Max si elle mourrait ?
Que dirait Lacerate.
Peter ? Peut-être que Peter s'en foutrait.

Elle lâche par la bouche un immense chapelet de bulles, et la pression se retire de sa tête.

Quand sa tête sort de l'eau elle tousse, elle crache, et elle pleure mais ses larmes sont confondues entièrement avec toute l'eau qui lui ruisselle du sommet du crâne. Et elle a besoin d'encore vingt secondes à tousser et respirer par hoquets sanglotants, à entendre son cœur qui tambourine dans ses tempes, et attendre que sa vision revienne et voir Dusty a une dizaine de mètres, remuant dans la terre comme une bête sauvage.

Elle repense à quand elle est arrivée au Grand Arbre, des années ou des siècles plus tôt, et quand certains chasseurs menaçaient de la tuer. Aucun a vraiment essayé. S'ils avaient essayé ils auraient réussi.
Elle attend encore dix secondes et elle se lève et sort de l'eau.
Sa robe est trempée et elle pèse dix-huit tonnes. Elle ne fait pas de geste pour ramasser ses chaussures. Elle ne fait pas de geste pour calmer Dusty et ouvre pas la bouche pour lui parler. Elle dirait quoi ?

J'aurais dû rentrer chez moi.

Bambi se lève et sort de l'eau, et sans un mot, part en direction de l'Arbre. A reculons, d'abord, les yeux fixés sur Dusty dans la boue ; et puis elle se retourne et laisse derrière elle une traînée d'eau sale.

hrp: