« Tu vas mourir, à force, tu l'sais ça ? »

Têtue comme la pire des mules, Reaper s'obstinait à quitter le Grand Arbre pour s'aventurer loin (trop loin). Il y avait toujours une bonne excuse, de toutes façons. « Y'a un truc » était la dernière en date. Pas comme si l'on pouvait l'arrêter, il y avait trop peu de gosses sur le territoire pour l'en empêcher (et puis, toute la pseudo démocratie (?) des Perdus était déconstruite depuis que le Givre a fait son apparition). C'était surtout ça : on avait plus de Chefs, plus de Grand Manitou, alors qui donne les ordres, ici ? Personne.
Reaper était donc libre d'aller risquer sa vie trop de fois comparée à d'autres.

Elle n'y pensait qu'aujourd'hui, mais c'est vrai, quand même : comment s'organisaient les fées ? C'était déjà le bordel durant la Pluie, alors ce Givre, ce Virus, toute cette merde nouvelle qui venait repeindre le Pays de Jamais de son bleu menaçant, quel effet sans doute atroce avait-il sur les plus petits êtres de ce monde ? Reaper appréciait les fées, et leur payer une petite visite pouvait s'avérer aussi bien bénéfique pour du repérage.

Jusqu'à ce que l'Armurière se rappelle que même sans le moindre problème, les sentiers pouvaient changer, se multiplier, se transformer. Même quand Peter n'était « pas là », l'île était capricieuse. Plus le temps « passait », plus la confiance qu'elle conservait avec force pour l'Enfant Roi s'évaporait. C'était déjà beaucoup de significations que de décider de ne pas le suivre, mais en voyant l'autre poignée (de demeurés) qui avait fait de même, Reaper pouvait crier sur les toits qu'elle n'était pas folle (même si elle avait un grain, en fait).
Et voilà que le chemin devenait dangereusement méconnaissable.

Emmitouflée dans sa veste, elle se plaignait des tremblements incessants et de son nez qui coulait. Le Givre l'avait effleuré, mais pas le Virus, il pouvait donc y avoir pire. Ça aurait été quelqu'un d'autre que la Mexicaine, on l'entendrait pas piper pour si peu – surtout quand d'autres enfants plus jeunes qu'elle se tapait carrément des gastros ou même des tuberculoses. Mais de nature mal léchée, elle pouvait gueuler trois heures sur la racine d'un arbre si cette dernière avait le malheur de rencontrer son orteil.
Quand son trajet vers l'Arbre aux Fées fut cruellement modifié par le froid, la glace et la neige, elle avait donc de quoi se plaindre. Elle ne le fit toutefois pas, ou du moins, pas à haut volume : le Givre, bien présent ici, l'empêchait de parler trop fort, tant sa gorge était prise d'un mal très désagréable. Le mieux serait de faire demi-tour, voire, de ne pas être venu du tout, en fait. Mais même en rebroussant chemin, rien ne disait que Reaper allait retrouver le sien.
Elle était perdue, et ne voulait juste pas l'admettre.

Des jurons espagnols s'échappèrent de ses lèvres déjà gercées. En plus, le sol devenait glissant. Ses pieds le constatèrent lorsqu'il lui suffit d'un faux pas pour faire une volée plus loin, avant de dévaler une pente jusqu'à un terrain plus plat. Elle voulait crier de frustration, mais ses lèvres et gorge endolories la firent grimacer à la place.

C'était drôle comme Wilhelm DogFish était devenu patient depuis que le Givre avait prit son cœur en même temps qu'il avait arraché la douleur de ses dents.
Plus calme.
Plus serein.
Plus intelligent, auraient pu croire certains.
Il ne fallait cependant pas trop se fier aux apparences, ne pas se laissé berner, le cabot du Jolly restait ce qu'il était.
Un pirate dégénéré assoiffé par sa folie...

Mais tranquillement.

Cela faisant un bon petit moment qu'il la suivait, la garçonne perdue.

Il avait d'abord repéré ses traces dans la neige.
Comme le Givre pouvait être généreux avec le traqueur. Il avait d'abord soigné ses plaies, puis ses dents, retirant cette douleur continuelle qui putréfiait la mâchoire du pauvre bougre. Et puis, le froid lui avait offert la sérénité de l’âme, l'immortalité, le pouvoir de souffler la mort sur ses ennemis, mais quels ennemis ? En avait-il encore ?
Et cerise sur le gâteau, l'épais manteau blanc qui recouvrait maintenant les terres de NeverLand lui offrait désormais des pistes par centaine, plus fraiches et lisibles que jamais, la, comme ça, juste pour lui, juste pour ses beaux yeux d'eaux glacées.
Tout était parfait.
Tout était simple, lisse.
Tout était comme gravé dans la glace.
Et Wilhelm avait suivit la piste offerte, paisiblement, un sourire soulevant le coin de ses lèvres abimées et bleuie par sa condition d'Orbleu.

Il ne fallut pas bien longtemps au Pied Beau pour repérer la mignonne gamine, mais il s'était amusé à la suivre sans se faire surprendre.
Cela n'avait pas été bien difficile, la proie semblant plus occupé à s’énerver, pester après le décors qu'a vraiment faire attention à ce qui l'entourait.
Dès les premières traces, le traqueur avait vite fait de comprendre que la petite s'était perdu. Il était aisé de lire ce genre de chose lorsque l'on avait quelques siècle d’expérience dans la pratique.
L'enfant en devenait une proie plus facile encore.
Ç’aurait pu ennuyer certains, mais DogFish ne faisait pas parti de ceux qui cherchait le challenge.
Celui la se fichait de la beauté du sport, il n'y avait que le résultat qui comptait. Et si sa cueillette bien singulière se transformait en une agréable ballade champêtre neigeuse, cela lui allait très bien.

Alors, comme pour s'amuser un brin tout de même, le chien du Jolly avait devancé la jeunette, la contournant à grandes enjambées sans se faire voir, comme un loup taquin qui s’apprêtait à faire "BOUH" à un petit chaperon rouge paumé dans les bois, et lorsque celle ci dérapa, glissant sur le verglas, DogFish se planta la pour l’accueillir de sa hauteur, la laissant percuter ses jambes sans mal, tout heureux, et entre ses dents noires comme la suie, sourire grinçant et vecteur de malaise à l'appui, il souffla d'une voix tranquille et un chouilla chantante :

"Voila qu'il semblerait que j'ai retrouvé un enfant perdu qui s'était perdu !"

Reaper aurait eu encore plus la rage si elle s'était cogné contre un tronc, à la fin de cette descente glissante. Mais quelque chose d'un peu plus mou et mince que ça l'arrêta à la place.

C'était des jambes. Des jambes glacées.

Et en levant ses yeux mauves, elle comprit tout de suite à qui elles appartenaient. Ce type, elle le connaissait pas. Elle connaissait ni son nom, ni son âge, ni même d'où il venait. Il y avait qu'un truc dont elle était sûre, à son sujet : c'est qu'il allait la buter.

Merde.
Merde merde merde merde merde merde merde mierda mierda mierda mierda mierda...
Ça craignait tellement. Tellement de devoir se lever si vite alors qu'elle avait un peu mal aux fesses et aux jointures des mains, à cause du froid. Car elle avait froid, aussi. Et là, dans l'immédiat, avoir un corps aussi maltraité par le temps, c'était pas bon du tout. C'était même la grosse mierda.

« Voila qu'il semblerait que j'ai retrouvé un enfant perdu qui s'était perdu ! »

Putain de putain.
Elle se leva trop vite pour le sol tout dur, tout froid, tout glissant. Ses talons dérapèrent immédiatement et elle ne put que tomber à nouveau sur les fesses, juste cinq centimètres en arrière. Son regard était piégé par la peur en voyant ce pirate la regarder de haut, avec ses dents pourries mais sorties comme s'il allait la dévorer sur le champ, comme un gros corbeau qui bouffe le cadavre encore chaud (chaud, ah). En fait, c'était pas tant de la « peur ». C'était l'appel à la survie. Et cet appel, il lui disait de se carapater le plus vite possible, avant que le blond ne soit en mesure de lui faire plus de mal qu'un simple sourire tout moche.

La précipitation la fit glisser encore, et elle ne put, qu'une fois de plus, s'éloigner en se décalant vers l'arrière. En même temps, elle chercha d'une main son poignard caché dans la poche. Une petite double-victoire l'encouragea à ouvrir la bouche lorsqu'elle le sortit sans le lâcher en se levant enfin :

- M'approche pas, hijo de puta !

Elle avait envie de sortir plein d'autres trucs, encore, et rien que pour faire taire cette pression énorme que c'était que d'avoir un Orbleu sous les yeux : « j'vais te tuer », « j'te bouffe », et autres joyeusetés trop vulgaires pour les « Enfants », mais tout juste amicales chez les Pirates. Mais ça, c'était pas juste un pirate ordinaire : c'était un Orbleu. Ça se voyait, ça se sentait, mais ça se voyait surtout.
Et celui-là, il avait l'air bien pété comme il faut. Quitte à se paumer, tomber sur un Orbleu, et avoir plus froid que d'habitude, il a fallu que le candidat soit aussi fêlé... qu'elle-même.

Il faisait vraiment peur, avec cette tronche horrible. Mais Reaper se garda toutefois de lui tourner le dos, même si c'était pour ne plus voir son visage. Au contraire, elle le menaça de son poignard pour montrer qu'il devrait reculer. Car elle, même si elle le voulait, elle aurait un peu de mal.

Car, ça glisse.

Elle avait éprouvé bien des difficultés à se relever, la jeune demoiselle, et cela avait arraché un sourire tranquille à Wilhelm qui s'était contenté de l'observer, lui laissant finalement le temps de se redresser sur ses guibolles et même de sortir une arme.

- M'approche pas, hijo de puta !

Impressionné l'Orbleu ? Pas le moins du monde. Il s'était contenté encore une fois de simplement pencher la tête sur le coté, comme il le faisait si souvent, fixant la gamine avec un genre d'insistance calculatrice.
Il l'observait.
La jaugeait avec une mine calme, visiblement très intéressé.

C'était qu'elle avait un physique bien particulier, cette jeune fille, avec cette balafre qui lui traversait le crane et ce violet qui tranchait le noir de ses cheveux.
De jolis yeux, avec ça, qui ressortaient admirablement, bordés de ces cils noirs et cette peau sombre dorée.
Comme elle était charmante... Se disait le pirate dont les pensées devaient facilement se lire sur sa mine attendrie bien qu'anciennement massacrée, couverte de cicatrices.

Comme s'il obéissait à l'ordre, ce qui n'était bien sur malheureusement pas le cas, DogFish resta planté la, ne faisant pas un seul pas vers l'enfant perdue. Mais il n'en resta pas moins immobile, sa main gauche se dirigeant tranquillement vers sa propre hanche, en saisissant la garde de l'une de ses deux menaçantes machettes pour mieux la tirer de son attache toute simple, la dégainant avec une certaine lenteur, un calme étrange et effrayant qui accompagna le chant ferailleux de sa lame rouillée.

"La mienne est beaucoup plus grosse." Qu'il fit remarquer avec un sourire bizarrement tendre. Et puis, de sa main droite, la libre, il se tapota la joue du bout de l'index, la, juste sous l’œil.

"C'est joli, ça."

De quoi est ce qu'il parlait ?

Du grain de beauté qu'avait Reaper à l'endroit précis qu'il avait désigné sur lui même.

Il était comme ça, Wilhelm. toujours à remarquer les détails.

Reaper ouvrit un peu plus les yeux en constatant la différence de taille entre leurs armes. Elle était vraiment mal tombée (sans mauvais jeu de mots). Fallait courir.

Courir sur la glace, faire la course contre un Orbleu. En territoire presque inconnu puisque la neige semblait avoir changé le chemin derrière ses pas alors qu'elle était persuadée de le connaître.

« Tu vas mourir, à force, tu l'sais ça ? »

Elle va pas mourir.
Elle va pas mourir.
Tout indique qu'elle est foutue, mais elle va pas mourir. Dégainer son petit poignard face à cette grande machette, c'était pas le geste qui allait la sauver, mais elle avait réussi à se mettre debout malgré l'équilibre bancal.

« C'est joli, ça. »

La Fêlée ne comprit pas de quoi il parlait. Sous l'oeil ? Elle a quoi, sous l'oeil ? Il parlait de son iris mauve ? Reaper réfléchissait bien trop (et trop vite) pour réaliser qu'il désignait l'endroit précis où elle avait un unique grain de beauté. Et bon Dieu (qui n'est point), ce sourire ! Avec un léger rictus en coin, Reaper hocha brièvement la tête comme si elle répondait à une bête sensible au moindre mouvement qui la ferait bondir sur elle.

- Merci, alors qu'elle ignorait totalement de quoi il parlait. Classe, les chicos.

Cette bouche pleine de pourriture n'avait rien de classe, mais si elle pouvait retarder l'échéance, elle n'allait pas se priver. Toutefois, les yeux bleus et égarés du pirate ne lui inspiraient ni l'attente, ni le calme (malgré ce manque de réaction à ses insultes). Faire la conversation à un Orbleu, c'était prendre le risque de « lui plaire » et de devenir sa cible, quel que soit le plan qu'il avait en tête.

Peut-être qu'il était plus curieux qu'agressif, et que sortir sa machette n'était que pour la persuader d'abandonner son poignard ? Ça serait bien. Si c'était un pirate ordinaire, la question aurait le mérite d'être posée. Mais un Orbleu ?

- On est pas obligés de s'mettre sur la gueule, amigo. On peut faire demi-tour chacun, ça posera problème à personne.

La jeune fille le remercia et cela fit s'agrandir un peu plus le sourire abimé du pirate qu'elle ne manqua pas de complimenter.

"Classe, les chicos." Qu'elle avait dit.
C'était vrai ça ? Elle les trouvait classe ?
Bien sur que non. Évidemment que non. Mais Wilhelm avait beau donner cette impression, ce calme apparent ne l'avait pas rendu plus intelligent qu'avant. Et il continuait de la fixer sans aucune discrétion, ne dissimulant pas une seule seconde son intérêt pour cette garçonne perdue qui lui été tombé dessus, mais qui rappelons le il avait suivi jusqu'ici.
Aaah le hasard des choses... Tu parles.

"On est pas obligés de s'mettre sur la gueule, amigo." Le pirate eut un petit mouvement de sourcils. Bien qu'il était des plus stupide, il n'avait pas manqué le changement d'attitude de la plus jeune, passant d'un Hijo de puta a un amigo en un dégainement de machette.
Est ce que DogFish savait ce que tout ces mots signifiait ?
Visiblement, oui.
C'était qu'un pirate ca voyageait. Sans doute avait-il déjà croisé quelques personnes venant des mêmes contrées que celle ci.
"On peut faire demi-tour chacun, ça posera problème à personne."
- Tu t'es perdu ? Le Pied beau avait demandé, ignorant parfaitement la proposition de Reaper, faisant comme si de rien était.
Il voyait bien qu'elle avait peur.
Elle avait raison d'avoir peur.
Et ses yeux pâles étranges avait balayé le corps tout entier de la gamine, s'attardant un peu trop longtemps sur ses pieds.

"Tu as froid ?"

Et toujours ce sourire déconcertant.
Cette attente d'un quelque chose.
Du moment ou elle partirait en courant ?
Ou autre chose.

La question avait suivi si vite sa proposition que Reaper comprit tout de suite qu'en fait, il ne l'écoutait même pas. C'était vraiment comme si ce type était sourd, peu importe ce qu'elle disait.

Si elle avait peur ?
De lui, non. Pour sa vie, oui.
Mais alors, par extension, elle avait peur de lui ? Ça semblait logique, quelque part. Ça aurait été un autre Orbleu, ou même un quelconque danger mortel, elle aurait quand même craint pour sa vie. Tout dépendait des conditions, après, puisque Reaper avait tendance à s'amuser du danger.
Or, là, elle était vraiment dans une sale posture.

« Tu as froid ? »

- Non, répondit-elle du tac au tac.

Mais si, elle avait froid. Elle n'en pouvait plus, de trembler tout le temps et de renifler cent fois du nez tout les jours. Le seul réconfort dont elle disposait était le feu de la Forge, mais il suffisait qu'elle quitte la pièce pour se sentir comme plongée dans un bain d'eau glacée. Alors, perdue dans les Bois et loin du Grand Arbre, elle était comme paumée au milieu de l'Antarctique.
Elle n'aurait pas dû venir.
Elle aurait pas dû partir comme ça.

Elle se l'avoue, voilà : rencontrer les fées malgré le danger était finalement une idée de merde. La Fêlée amorça un premier pas glissant sur le sol gelé.

- J'vais m'en aller, hein. J'ai rien à faire ici.

Mais elle ne lui tournait toujours pas le dos, surtout pas. Elle ne lâchait pas son poignard non plus. Il restait hors de la poche, serré par des doigts engourdis et pâlis à cause du froid. Les jointures faisaient mal comme si elles craquelaient même sans bouger et étaient toutes blanches comme sa peau mate ne devrait même pas le permettre.

Elle devait courir ?

Fallait courir ou merde ?

Les pieds de Reaper commencèrent à glisser un peu plus vers l'arrière, genoux fléchis.

- Me suis pas.

Elle n'avait pas froid, qu'elle avait dit sans l'ombre d'une hésitation, et le pirate avait doucement incliné la tête, continuant de la fixer avec un grand sourire malaisant.
Comme elle était mignonne cette petite menteuse grelotante. Et cela attendri un peu plus le regard gelé de l'orbleu.
A croquer !
La gamine esquissa un début de mouvement en arrière, visiblement très motivée à l'idée de décamper.

"J'vais m'en aller, hein. J'ai rien à faire ici." Qu'elle lui lança même, sans pour autant lui tourner le dos.
Elle avait froid.
Elle avait peur.
Et DogFish, lui, continuait de la regarder fixement.
Lorsqu'elle fit un pas en arrière, pour de bon, accompagné d'un "Me suis pas." aux airs autoritaires, le chien du Jolly se montra d'office désobéissant, avançant d'un pas à son tour pour maintenir la même distance entre eux.

"Attend !" Ses yeux pales étranges brillaient et son sourire abimé persistait. "Comment est ce que tu t'appelles ?"

Celui la n'avait clairement pas l'intention de la laissé partir aussi facilement.
Est ce qu'elle allait tenter de lui faire faux bond ?

Il lui demande son nom.
Elle lui plaît un peu trop, c'est ça ?
Surtout qu'en plus, l'Orbleu au regard fixe s'assure de maintenir cette dangereuse distance. Plus de doute permis : il fallait déguerpir, et maintenant, de préférence.

Mais il avait l'air tellement plus vif qu'elle, dans ce paysage fait de neige et de glace ! Reaper lorgna sur son poignard. Devait-elle prendre le risque de s'en séparer en l'envoyant entre les deux yeux ? Soit elle ratait son coup et devait prendre la fuite en abandonnant sa seule arme, soit elle faisait mouche et pouvait le récupérer après avoir écarté le danger. S'ajoutait aussi l'option suivante : s'abstenir d'attaquer la première et courir en prenant le risque d'avoir un pirate en forme à ses trousses.

Comme elle était tentée ! Mais comme les conditions étaient défavorables !

Par précaution, Reaper serra un peu plus le manche de son poignard et fit aussitôt demi-tour sur elle-même sans répondre à sa question.
Elle parvint à faire les premiers pas, mais tout de suite après, la glace la menaça de lui faire perdre cette course d'avance. Le plus simple, encore, c'était d'agiter les jambes comme elle le pouvait afin de lui échapper, et ce en oubliant complètement qu'elle risquait de tomber des dizaines de fois et de se prendre des arbres, des buissons, et des tas d'autres trucs... Mais elle n'avait vraiment pas le temps de dompter la glace.

Ainsi, Reaper prit la fuite. En tout cas, s'engagea sur ce sol glissant une chasse pour une proie désespérée.

Il y eut un silence aussi froid et blanc que le paysage.
Elle réfléchissait, la proie, cela ne faisait aucun doute. Ca se voyait dans ses yeux.
Fuira ? Fuira pas ?
Attaquera ? Attaquera pas ?
Le pirate, lui, restait parfaitement immobile, même pas spécialement sur le qui vive, pas tendu pour un sous.
C'était comme si cette petite n'avait aucune possibilité de le blesser d'une quelconque façon que ce soit.
Est ce que c'était vrai ?
Sans doute un peu oui, sans doute un peu non.
Allez savoir.

La garçonne perdue fini par tourner les talons, partant en courant dans la direction opposée, se carapatant comme un petit animal effrayé.
Wilhelm ne réagit pas sur le coup, se payant le luxe de la regarder détaler avec un sourire toujours un peu attendri, même si un chouilla déçu.
Il voulait vraiment connaitre son nom avant...
Avant de s'en occuper un peu plus.
Il ne la lâcherait pas de sitôt.

Le chien bleu du Jolly se mit alors à son tour à courir, suivant la gamine sans mal malgré la légère avance qu'il lui avait laissé.
Il fallait dire que ses jambes à elle ne semblaient pas dans l'assurance. Ca glissait, ca s'enfonçait parfois, des buttes et des trous cachés par la neige poudreuse qui les recouvraient.
Le terrain était propice à un cassage de gueule monumental.

DogFish, lui, se mouvait sans aucun mal.
Par ce que lui, il était complètement chez lui dans cet environnement.
Un orbleu.
Il ne connaissait plus que ça, le froid.
Ses faiblesses se trouvaient maintenant ailleurs. Dans le feu, dans la chaleur, dans tout ce qui pouvait bruler ou faire fondre la glace.

Alors il la rattrapa relativement rapidement, prenant même un peu son temps. Il n'avait même pas eu besoin de tant forcer pour faire disparaitre la distance entre eux deux.

Il était la, juste derrière elle. Une pression plus forte sur ses jambes aurait suffit à ce qu'il la percute, la choppe pour de bon. Il aurait même pu la faucher d'un coup de machette de la ou il se trouvait maintenant. Et pourtant, il ne fit rien de tout cela, se contentant de la suivre sans la toucher.

"Fais attention à toi, tu risques de te tordre la cheville et te faire mal !"

C'était un vrai conseil ? Il semblait bien.
Est ce que le pirate s'inquiétait pour elle ? Pour elle on ne savait pas. Pour eux, c'était une évidence.

Le Pied Beau se fondit d'une brutale accélération, sautant même avec souplesse et dépassant l'enfant perdue, atterrissant juste devant elle pour lui barrer le passage.

"Tu vas ou comme ça ?"

Elle était tellement pressée qu'elle ignorait même si elle parvenait à le distancer. Ça sentait grave le fail, surtout.

« Fais attention à toi, tu risques de te tordre la cheville et te faire mal ! »

Elle grimaça en entendant telle hypocrisie dans son oreille. Il était juste là. Juste derrière, comme si elle n'avait même pas couru. Et elle avait beau s'épuiser, ça n'y faisait rien. Elle glissait trop, et lui, il était à l'aise dans ses baskets glacées. Merde.
Merde.
Mierda.

Ce type va l'avoir. En fait, il pourrait l'avoir maintenant, mais il ne fait rien. Il s'amuse. C'était trop la honte, de devenir le jouet d'un pirate comme ça. Surtout qu'il avait pas l'air très fut-fut, pourtant. Ou alors, c'est le Givre qui l'a rendu comme ça ?

Ses jambes cessèrent tout mouvement lorsque le Pied-Beau passa subitement devant elle.

« Tu vas où comme ça ? »

Il ne glissait pas, lui. Il mesurait parfaitement sa force et son agilité sur ce terrain injuste avec la Garçonne. C'était foutu d'avance.
Mais elle voulait tellement survivre qu'elle refusa de l'admettre. Les faits étaient là, elle allait mourir, d'accord, mais... Non, elle veut pas. Elle veut juste pas ?
Sans plus réfléchir, Reaper leva son poignard et prit autant d'élan qu'elle put avec son bras avant de crier :

- Dégage !

Elle voulut le lui planter quelque part dans le torse, mais la perte d'équilibre provoquée par la précipitation ne lui permit que de trancher une ligne droite dans l'air, touchant alors en diagonale la peau du pirate qui était si près d'elle. Parallèlement, elle pencha ridiculement en arrière et tomba sur les fesses.
C'était tellement mal parti que même les gestes désespérés semblaient les plus logiques à tenter sur le coup.

La lame avait tranché en diagonal, découpant le pull en mailles pas si épaisse du pirate et sa peau au passage dans une fine estafilade, et puis, juste après son forfait, la jeune fille était tombée en arrière, sur les fesses.
Wilhelm baissa les yeux sur sa plaie dans un premier temps, tirant sur son vêtement avec sa main pour mettre la blessure plus en évidence. Ca saignait rouge. Ca saignait fort. Et pourtant, en quelques secondes, il sembla que l'entaille s'était comme refermée, se gelant, le sang palissant et se figeant.
Le Givre avait fait son œuvre avec une vitesse record.
Alors, puisqu'il n'était déjà plus blessé, les yeux pâles et étranges de DogFish se posèrent finalement sur Reaper, le Pied Beau toisant la garçonne perdue de toute sa hauteur avec un sourire de travers.
En colère le flibustier ?
Pas le moins du monde.

"Je suis pas fâché." Il précisa même, s'accroupissant pour mieux faire face à la petite guerrière.
"Dis moi ton nom, que je te chante une chanson !"
Et son sourire infernal se fit plus grand, fixant toujours l'armurière avec un intérêt non dissimulé.

"Diis moi ton nom, que je te chante une chanson" Il répéta, un ton plus bas, presque en chuchotant, mais cette fois en chantonnant.

"Toi la patineuse, gracieuse mais maladroite" Il continua de la même façon.

"Dis moi ton nom avant de rentrer à la maison
Sois courageuse pas menteuse, délicate"

Pour Reaper, c'était enfin une petite victoire que d'avoir pu le blesser. Hélas, ses yeux se figèrent d'une horreur retrouvée lorsqu'elle constata que la dite blessure disparut quasiment. Et un nouvel espoir qui s'envole.

Lorsque le forban se mit à sa hauteur, la Fêlée tenta de lui faire un peu plus distance, les pieds et mains glissant sur la glace.

« Dis moi ton nom, que je te chante une chanson ! » chantonna-t-il à répétition.

S'il était déjà flippant au départ, l'Orbleu était devenu vraiment glauque. Avec ses dents pourries, ses grands yeux qui brillaient autant qu'ils ne la lâchaient plus et cette voix déformée par une étrange jovialité, il avait de quoi donner des cauchemars. Elle était comme forcée de subir toute cette mascarade que le pirate cousait au fur et à mesure. Il y avait pire, il pourrait carrément la torturer...

… Il va pas la torturer, hein ? Voilà qu'il la faisait encore douter alors qu'elle était quasiment incapable de s'enfuir. Le pire, c'est que la peur se mêlait doucement à l'agacement, qui lui donnait envie de crier des injures et même plus encore. Au moins pour qu'il la ferme. Alors que d'un autre côté, c'est toujours mieux que de se faire trancher la gorge ou poignarder le cœur. Et elle ne voulait plus se demander s'il était dangereux. Bien qu'il la collait et poursuivait sans jamais lui faire le moindre mal.

Il était comme un chaton qui s'amusait avec sa proie sans pour autant sortir les griffes ou la boulotter. Peut-être qu'il la testait ? Peut-être qu'elle réfléchissait trop, sinon.
Impatiente de se sortir de ce pétrin, Reaper craqua et cria, énervée dans sa minable position.

- T'es complètement con, ou quoi ?! Tu veux que j't'envoie ce truc dans l'oeil ?

Elle joignit à ses mots le geste, le menaçant de son petit poignard donc la fine goutte de sang s'était figé et fragilisé en un résidu glacé sur le bout de la lame.

La jolie jeune fille s'était mise à hurler, l'insultant et le menaçant de sa petite lame dont la pointe avait gardé figé en souvenir une goutte de sang du pirate.
Celui la ne s'en formalisa pas une seule seconde, son sourire s'agrandissant même, se faisant plus tordu et plus malaisant sans aucun doute.
Le sourire de Wilhelm avait cette particularité de sembler se substituer à un genre de porte donnant droit vers les Enfers.
Entre ses lèvres fines, craquelées et grises, fendues de gèle, les dents noires et manquantes se découvraient, faisant grincer ce sourire angoissant et brisé.
Doucement, DogFish s'était avancé, encore et encore, à tel point qu'il avait surplombé plus encore la garçonne perdue, se plaçant au dessus d'elle, tout près. Trop près. Se maintenant de ses bras et de ses jambes qui encadraient l'enfant, presque à l'horizontale au dessus d'elle.
Elle devait avoir peur.
Elle devait avoir froid.
Et dans le regard vide et avide de l'orbleu, il n'y avait sans doute que son propre reflet qu'elle pouvait apprécier.

"Diiiiiiiis moiiiiiii..... " Le traqueur avait presque sifflé, répétant une fois de plus, restant focalisé sur son idée fixe. Cette question qu'il avait répété déjà mainte fois. ".. Tooon noooooom...." Et le souffle glacial du pirate mort gelé avait balayé le visage de Reaper.
Elle ne pouvait pas s'enfuir.
Elle était prise au piège.
Face au Givre.

En fait, c'était foutu. Mais genre, vraiment foutu d'avance...

Ce type était dingue. Et pas que parce que c'était un Pirate. Il était dingue parce qu'il était contaminé. Il en devenait barjo, et là, il voulait juste le rester. Pour lui, ni la rage de Reaper, ni son poignard n'existaient. Il ne le regardait même pas. Elle commençait même à croire que si elle le lui enfonçait dans le globe oculaire jusqu'au cerveau, il ne réagirait pas et continuerait de la fixer aussi intensément comme maintenant.

Flippant.
Tellement flippant qu'elle flippait.

Elle avait la trouille.

« Diiiiiiiis moiiiiiii..... » qu'il commençait après avoir réduit la distance à un point critique. Il était près, putain, qu'est ce qu'il était près ! Elle pouvait sentir son souffle, plus glacé que le vent du Givre. Elle ne voyait plus que ses yeux, au bleu si vif, si hypnotisant, qu'elle en oubliait qu'il existait encore le reste de son visage. C'était fait exprès ?
C'était fait exprès, chez les Orbleus, d'avoir des yeux aussi magnif- captivants ?
Reaper avait très froid, et maintenant qu'il faisait presque office de couverture glacée sur elle, elle avait froid au point d'en oublier si elle était encore avachie ou bien debout.
Ou bien juste assise, libre.
Ou alors coincée, piégée par le fou.

« .. Tooon noooooom.... » conclut-il comme s'il venait d'achever une séance d'hypnose.
Reaper voulait se barrer. Ou le faire se barrer lui. Mais c'était foutu d'avance, hein. Elle ne pouvait pas partir, et lui, il n'en avait tout simplement pas envie. Ce bleu l'appelait à répondre à sa requête. Ce bleu qui était superb- merveill- …

Cet Orbleu.
Qui était juste.
Taré.

- Demande à ta mère... osa-t-elle souffler alors que ses yeux lui piquaient.

Impossible de cligner à nouveau des paupières. C'était la faute de ses yeux bleus. Elle avait l'impression que le blanc des siens allait geler, lui aussi. Cette envie de pleurer quand on les garde ouverts, elle se transformait en glace, sûrement.
Ces putains de yeux bleus.

- Mon nom... c'est Reaper... Reaper qui va t'défoncer...

Elle devait garder encore un peu de courage. Une raison de se sortir de là. La force de répondre et de le repousser. Elle devait garder la tête froide. Enfin, le devait-elle vraiment... ?