La mercerie se dressa devant elle, tout en tentures chatoyantes et en rubans accrochés aux branches. Il y avait même des rideaux en dentelle pour border les fenêtres de l'atelier. Plum se dandina dans ses bottes de pluie à fleurs. Elle était terrifiée, bien davantage que lorsqu'elle avait du rire à gorge déployée pour vaincre la noirceur des ténèbres et sauver le prince des fées, Ciel, tout abimé de cauchemars.

Elle prit une inspiration.

Suivant les préceptes du Miel, elle avait décidé d'avancer dans la bonne direction. Un pas après l'autre. L'inconnu comme l'exposition de son coeur-guimauve était une prise de risque absolue et parfois, encore, elle hésitait à rebrousser chemin pour courir les bras en l'air loin de cette Plum nouvelle et déconcertante. De cette échelle, pourtant, elle ne pouvait plus redescendre. Les barreaux de chaque degré avaient été sciés pour qu'elle ne s'y risque pas. Fang était mort. Honey accusait gravement le coup. Maxence essuyait le grain avec une formidable constance qui la bouffait de l'intérieur. Peter pleurait à gros bouillons sans s'arrêter. Plum observait, impuissante, le délitement de sa famille chérie.
Descendre, c'était perdre.
Perdre c'était mourir.

"T'es qu'une grosse conne."

FAUX !
Ils allaient voir. Tous.
"Frecks" en ravalerait ses tâches de rousseurs impies. Elle savait crier et faire mal, elle aussi. Elle savait aimer de tout son coeur, comme tout le monde. Promesse ! Elle allait mettre ses bottes cirées où elle voulait, et dans sa gueule s'il fallait.

Elle tritura les grosses mailles de son pull. Son courage ne s'y trouvait pas. Triste constat. Néanmoins le contact de la laine usée la rassura. Aussi sauvage avait été l'usage de cette armure, la fibre n'avait jamais rompu. Plum non plus. Elle chassa le sourire angoissant de Monsieur Pit qui lui trottait dans le ciboulot. A la place elle s'imagina le visage bienveillant de la petite Rainette.

"Allez, Plum !"

Elle poussa la porte de la mercerie et en franchit le seuil.

- Bonjour ! J'veux changer ! Lança-t-elle très vite et très haut perché.

Elle se rendit compte que si il faisait aussi sombre dans l'atelier de couture, c'est parce qu'elle avait les yeux fermés.

La mercerie avait toujours été une porte vers d'obscures dimensions. Il charriait de l'atelier, toutes sortes de créatures farfelues, excentriques et bigarrées, à l'image de leur chef et de leur mère adorés. Monsieur Pit et Dame Aphrodite festoyaient dans la couleur, les étoffes chamarrées, à poids, à rayures ou à fleurs. Ils recrutaient comme petites mains, des personnalités aussi uniques que des pièces de grands créateurs. Plum ne se risquait jamais à fouler cette antre de perdition. C'était trop peu tranquille pour son petit coeur.
La couturière qui lui faisait face interpella son regard. Plantureuse et charnue, elle évoluait pieds nus dans une exubérance de cheveux roses et de tissus. Le Pudding ne sut où arrêter son regard. La cacophonie visuelle lui criait aux yeux jusqu’à ce qu'une voix douce s'échappe d'un fendillement d'émail entre deux lèvres peintes et luisantes.

- A mais ça, trésor, je peux t'aider.

Elle loucha sur les énormes melons qui ballottaient sous son nez. Une certitude s'encra alors dans son esprit : Cette demoiselle ne pouvait être qu'une sirène égarée, une sirène de terre !

- Ma chérie. T'es arrivée au bon endroit. Tu as un potentiel incroyable.
- V.. V... Vraiment ?

La voilà qui ondulait, tournait et contournait sa position. Cette ronde d'inspection mit le Pudding aussi mal à l'aise que les fois où Pit lui retroussait les manches de son pull pour palper sa peau et lui proposer de la masser avec de la crème. Ces raccommodeurs, vraiment, ils avaient tous en commun une absence de conscience des distances de sécurité. Comme si vous habiller équivalait au droit naturel de disposer de vous. Le tissus avait beau caresser l'épiderme, leurs doigts n'étaient pas obligés de faire de même. Plum se demanda si la malédiction des raccommodeurs-tripoteurs ne venaient pas des dés à coudre. C'était un outil de couturier et également un bisous. Quelque part leur sort était scellé depuis que Peter Pan avait décidé du double sens de ce mot.

- Tu veux devenir quoi, ma puce ?
- Chais pas, bredouilla-t-elle gênée. Elle réfléchit et ajouta : Pas quelque chose de jaune, j'aime pas le jaune.
-Je t'aiderai. Je te ferais les habits qui t'iront. Tu verras, tu seras incroyable. Tu peux l'être, crois moi.
- A.. Ah bon ? Fit-elle étonnée.

On ne le lui avait jamais dit ce genre de chose. "Incroyable". Elle était "grosse, moche, grasse, conne, empotée..." dans le pire des cas, "insignifiante" dans le meilleur. Plum osa à nouveau lever le regard vers la donzelle. Elle aussi aurait pu être qualifiée de "grasse", pourtant elle dégageait une assurance tellement cinglante, qu'aucun gosse ne devait moufeter lorsqu'elle déambulait sous leur pif. Elle imaginait sans peine, cette bouche vernis claquer les joues des vilains comme Freckles jusqu'à mouiller leurs culottes comme des Blot ou des Lovely.
Elle aimerait bien qu'il ravale son venin d'hypocrite, lui.

Elle fronça les sourcils, déterminée.

- Chais pas en quoi je peux être transformée, Mademoiselle. Mais je veux qu'on se rappelle que moi je sais rire fort pour chasser les méchants. Et que j'ai une voix, moi aussi.

Elle rajouta en tortillant ses doigts potelée sur les plis de sa robe.

- Mais pas jaune, c'est moche, murmura-t-elle très vite dans sa barbe, en regardant par terre.

Et sur cette breloque qui tambourinait à la cheville de la raccommodeuse.

Plum écarquilla les yeux.
La raccommodeuse avait raison. On ne pouvait pas dire qu'elle rentrait dans les normes, ni dans les formes. Tout débordait goulûment chez cette couturière au tempérament trop tactile pour le Pudding qui rougit façon ketchup au contact repété. Elle n'avait guère l'habitude qu'on la palpe, qu'on la caresse, qu'on flatte son incroyable "potentiel". Elle ne doutait aucunement de l'impossibilité de plier une telle débauche de volume : on s'y perdrait. On s'y étoufferait même.
Il y avait dans cette silhouette d'opulence fière, un aplomb qui ne tenait pas de la fanfaronnade. Une détermination quasi guerrière. Mademoiselle était une amazone dans son domaine.
Presque adulte.
Presque.

Qui que fut cette demoiselle, elle se servait de son corps comme d'une arme.
Plum n'était pas certaine de savoir faire de même.

- Pas de jaune, c'est entendu. Ça n'irait pas avec ton teint de toute façon.

Elle eut un soupir de soulagement. C'était la première fois qu'on tenait compte de ses choix et qu'on les confirmait. Son ego racorni, se déplia quelque peu.

- J'préfère le vert, osa-t-elle. Puis elle revint mentalement sur ses pas pour ajouter, si vous trouvez ça pertinent.
- Bon déjà. T'es dans quel groupe ma belle ? Il te faut des vêtements cool et dignes de toi, mais que tu puisses mettre. Ça ne sert à rien si ce n'est pas pratique.
- Chasseuse. Et j'm'appelle Plum. Enfin, euh.. chais pas si ça vous sert d'le savoir.

Elle réalisa alors qu'elle ne connaissait pas celui de son interlocutrice.

- Et vous, c'est quoi ?

"Pucette" se sentit rougir jusqu'aux oreilles. Personne ne l'avait jamais surnommée d'une manière aussi délicate, aussi chantante. Aussi "Princesse". Plum fut ravie de constater que son argumentation sur la couleur verte était validée par une éminence de la Mercerie. Tout le monde savait que seul les Raccomodeurs savaient manier cette magie mystérieuse qu'était le " Style ".

- Chasseuse, hein ? Wow, une petite guerrière alors.
- Non.. je.. Rien d' aussi glorieux... balbutia-t-elle subjuguée par les pieds nus aux ongles peints de sa voluptueuse interlocutrice.
-En quelque sorte. Donc pas de jupe et pas trop de froufrous. Ça ne serait pas pratique. Et c'est un joli nom, Plum. Ça sonne bien. Moi c'est Curve. On m'appelle aussi la Caliente.

Curve avait un timbre qui donnait chaud à chaque mot. Plum se sentit bientôt rissoler dans son pull à grosses mailles.

- Caliente ?

Le Pudding ne comprenait pas ce mot, mais elle s'imagina une pâtisserie crémeuse et colorée, sortant du four et fondant dans la bouche. Elle poussa inconsciemment un soupir d'aise.

- On va commencer tout doux, pour ton relooking. Pour voir ce que tu aimes bien ou pas, dans quoi tu es à l'aise ou pas. Est-ce qu'il y a des trucs que tu veux garder dans ton look actuel ma biche ? Tu aimes les shorts ?

Et le tourbillon bubblegum de reprendre sa course en orbite autours d'elle. Plum, décontenancée, suivit la cadence. Les seins énormes de Curve dansaient sous ses yeux un ballet ondoyant de sirène. Son trouble tout neuf ne manqua pas de monter en neige et elle détourna le regard, pourtant aimanté à cette vision.

- Mes.. mes bottes, je crois. Un short ?... Euh....Comme pour faire du sport ?

Elle se visualisa dans un short de footballeur ou bien de basketteur et éprouva un profond sentiment d'incompréhension.

- C'est vous l'experte.... conclut-elle prudemment.

La gamine resta fascinée par le mouvement de balancier du séant de son interlocutrice, qui ondulait avec l'onctueux des crèmes riches et goutteuses. Vague après vague -de la légèreté que diable !- Curve évoluait dans l’atmosphère comme une nageuse dans l'eau : gracieuse et e maillot quadruplement garni.
Plum devint tomate. Une petite tomate avec des cheveux.

- Ne te dévalorise pas ma chérie. Bien sûr que si, tu es une guerrière.
- Vo.. vous croyez ?
- Parce que tu es fille, et chasseuse en prime. Les hommes ont la part belle, mais au fond, on se bat bien plus qu'eux !

La petite médita ces paroles, les sourcils froncés. L'image de Freckles -ce bon à rien, ce pisseux- et elle décida que Curve avait bien raison. Le Lionceau avait fuit leur confrontation comme une grosse larve et c'était un chef. Un chef tout pourri.

Curve se mut à nouveau et Plum ne put s'empêcher de se dandiner sur son rythme en écho inconscient. Là où la Caliente ondoyait, le Pudding bloblotait sottement. Et pourtant, sans y prêter vraiment attention, ses muscles se détendaient, nettoyés de son angoisse à pénétrer l'antre des Raccommodeurs. Un début de sourire pointait presque, bombant ses joues rebondies.

- Pas un short de sport, non. Quelques chose de joli. Tu vaux bien mieux que ces machins tout moche ! Mais d'abord, on va choisir ton vert.
- D'accord ! fit-elle, gagnée par l’enthousiasme de son aînée.
- Personnellement, je pense que des verts un peu plus marqués et sombres ou vifs t'iraient bien, comme le vert émeraude ou le vert bouteille. Mais c'est important qu'ils te plaisent aussi. Y en a là-dedans que tu aimes bien ?

Plum s'approcha des coupons de tissus. Il y avait là tant de verts qu'elle en tomba des nues. Elle ne soupçonnait pas tant de subtilités et de foisonnement. Hésitante, tout d'abord, effleurant à peine les fibres, elle finit pas pleinement plonger les doigts dans ce feuillage insoupçonné. Derrières ses carreaux épais, ses prunelles luisirent d'émerveillement. Finalement, elle jeta son dévolu sur un morceau de vert pin intense dans un tissus légèrement iridescent et très doux. Elle en ignorait le nom.

- Celui-là, caressa-t-elle avec la conviction de l'amour véritable. Il est trop beau.

- Vert pin ? D'accord ma puce ! Ça t'ira bien, j'en suis sûre !
- "Vert pin"... Répéta-t-elle avec une certaine solennité. Elle se souvint que les chevalier baptisait leurs armes. Dude n'appelait-il pas la sienne "Ececalibur".

Le tissus lui fut retiré des doigts pour être exposer, à plat, au centre d'une table déblayée.

- Bon, la suite maintenant. Avec les short, surtout un aussi marqué, je suggère des tons neutres comme le noir, le gris, le blanc. Sinon, ça fait trop et ça pique les yeux. Tu en penses quoi ma puce ? Pour les chaussures, tu veux garder tes bottes ou pas, d'ailleurs ?

Soudain, le rythme fut trop soutenu pour le Pudding. Trop de couleurs, trop de suggestion, trop de sollicitations. Elle avait pour coutume d'obéir et de ne jamais remettre les ordres en question. Fang lui montrait une direction, elle courrait. Max lui imposait de dormir, elle fermait les yeux. Peter voudrait d'elle qu'elle meurt, elle se jetterait dans un trou.

- Ah.. hum... je... Ses doigts boudinés tiraient sur son pull, illustrant toute la panique de la pauvre Plum. Je ne sais pas... avoua-t-elle au bout d'un moment.

Trop de décisions à prendre...

Plum tendit les doigts vers le coupon de tissus qui lui sembla plus fin qu'une toile d'araignée et plus dansant qu'une matière aqueuse. C'était beau et presque magique. Elle se ravisa soudain, de peur de gâcher la matière avec ses ongles crottés. Elle se sentait si moche, si sale, si parfaitement insignifiante...

- Est-ce que tu aimes la texture ?
- Oui... couina-t-elle avec un pépiement d'oisillon tombé du nid.
- Et puis les bottes, on va dire que tu les gardes. Si tu en as marre, on pourra toujours changer après. D'accord ?
- D'accord... Elle ne savait que penser de toutes ces informations. Soudain, un morceau de la phrase l'interpella. Changer ? Comme... avoir plusieurs paires de chaussures ?

Indubitablement aussi fou que les repas imaginaires, l'idée même d'une seconde paire de souliers l'esbaudit. Elle ouvrit grand la bouche, les yeux pétillants d'envie.

- Je vais t'aider à réapprendre à décider ce que tu veux et que tu aimes. On va y aller progressivement, trésor.
- Vous êtes... magique. En vrai ! Vous êtes une marraine bonne fée ? Vous exaucez des vœux !

La chose lui apparut évidente. Miss Curve se dédiait à transformer les citrouilles en carrosse et les souillons en princesse. Le regard de Plum se fit humide de reconnaissance.

- Aidez-moi... Je veux. Je veux vraiment ! Mais je ne sais pas encore quoi. Je ne sais pas comment qu'on fait. Je...

Elle essuya une joue mouillée d'un revers de main.

- Je sais plus.

Elle renifla, la boule dans sa gorge l'étouffant un peu.

- J'ai perdu contre la Pluie... E... E...Elle a tout pris. Fau...aut que je recommence depuis le début. J'ai.. Peur. J'ai..... j'ai peur qu'on me renvoie... Dans l'ordinaire... Que.. Que .. plus personne... Que Peter...

Sa phrase mourut dans les sanglots d'un trop plein de chagrins et d'angoisses copieusement enfouis, loin, sous une couche de silence. D'impuissance. Plum aurait voulu s'éplucher vive pour prouver qu'en dedans, elle valait mieux que la somme de ses échecs et que l'empilement de ses graisses.

Un coup de pouce, simplement.

- Allons allons. C'est pas grave, ça, tu vas apprendre. Tu vas réapprendre. Peter ne te renverras pas dans le Monde Ordinaire, il n'y rend pas le moindre gamin. Si d'autres te disent ce genre de bêtise, tu t'en fiches. C'est juste un plaisir malin qu'ils ont à vouloir te faire peur, te contrôler. Et ces gens la, ils ne valent rien, ok ?

Curve répandait sa bonne parole et sa chair au nez morveux du Pudding. Celle-ci, qui n'avait jamais osé encore pleurer devant autrui, se liquéfia littéralement sous les mamelles rassurantes de la raccommodeuse. Elle lui attrapa le tissus de jupe de ses petits poings tourmentés et renifla bruyamment dans ses jupons, y laissant de belles auréoles d'humidité et un je-ne-sais-quoi de nasal.
Le visage de l'enfant était un champ de bataille dévasté, avec tranchées de larmes et ruines de buée sur lunette de guingois.

- V... V... Vous.. Tu as raison. Hoqueta-t-elle en passant soudainement au tutoiement. Chuis comme tout le monde. Au même niveau. Pas plus, pas moins.

Elle retira ses lunettes et s'essuya furieusement la bouille avec la laine de son pull. Elle ne dégoulinait plus mais le frottement avait rougi son nez. Son regard se fit ferme.

- Je vais faire entendre ma voix.

En prononçant ces paroles, je me fais narratrice de ma propre histoire. Je veux assumer ce corps qui est le mien. J'veux le rendre utile. Et peut-être même, qu'un jour, il sera beau.
Chuis qui je suis.
Chuis simplement moi.
D'autres plus qualifiés, plus jolis, plus courageux sont partis.
Chuis toujours là.
Chuis grosse, et moche. Et maladroite avec ça.
Mais, chuis toujours là !

Chuis endurante.
Chuis une survivante.
La chouineuse qui donne du « vous », c’est fini !

- Vo... Tu veux bien m'apprendre ? J'vais pas te décevoir. J'ouvre les bras en mimant un mannequin. Chuis prête pour ta magie.

Ma voix est encore hésitante mais ma décision est solide. Curve  va faire de moi un nouveau Pudding. Mue par une impulsion subite, j'lui dis :

- Coupe-moi les cheveux. J'veux une nouvelle tête à moi. Une tête qui me ressemble. Et, me rendant compte que je manque terriblement de politesse, j'ajoute un : S'te plait, Marraine-fée.