Deux gamins se fraient un chemin dans un paysage blanc et désertique. Ils traînent un peu la patte, les vêtements et la chair déchirés par endroits. Du sang sèche sur leurs armes : ils viennent d’accomplir leur mission et tentent désormais de rebrousser chemin.
Leurs pas les conduisent à l’orée des bois. L’un d’entre eux hésite avant de s’y engager : le garçon relève le bord de son couvre-chef pour se dégager la vue. Il vient de prendre conscience qu’ils entraient dans un terrain difficile où la prudence est de mise. Avec tous ces arbres, les orbleus pourraient très bien leur tendre une embuscade.

Ils s’enfoncent dans les bois depuis plus de deux heures mais ils ne semblent pas prêts d’en sortir. Le paysage est recouvert d’une épaisse couche de neige : tous les arbres se ressemblent. Just n’aime pas ça.
Ils n’ont pas croisé la moindre bestiole, même les oiseaux ne chantent plus. Il règne un silence de mort que les bavardages des compagnons de route ne parvient pas à faire oublier.

Il décide de marquer une pause. Il laisse tomber son sac à dos et tire de sa poche un bout de papier racorni. Ce gribouillis sur lequel il se penche est la seule carte qu’ils ont pu se procurer. Les temps sont durs.

— C’est écrit tout petit, soupire le sentinelle. T’arrives à lire quelque chose, toi ?

Il tend le bout de papelard à Timber. Elle a peut-être de meilleurs yeux. Il en profite pour tirer la gourde de son sac pour boire un coup. Il laisse la vapeur chaude s’en échapper pour se réchauffer le bout du nez avant d’en prendre une gorgée généreuse.

— Je pensais qu’on était dans la bonne direction mais là j’ai un sérieux doute, s’explique-t-il. Je crois qu’on a tourné en rond.

C’est vrai qu’il a du mal à se repérer mais il à peu près certain que c’est la troisième fois qu’ils passent devant ce rocher qui a la forme d’un gros steak.

Merde alors, ils ne sont quand même pas perdus, si ?

Comme il voit Timber plisser les yeux, il comprend : de toute évidence, ce n’est pas lui le problème. C’est bel et bien un plan pourri. La chasseuse lève les yeux du plan, balaye les alentours du regard comme si la solution se cachait dans le décor. Il l’observe, pas certain de comprendre son manège.

— Ah en voilà !

C’est de la mousse. Il met un temps avant de deviner où elle veut en venir. Quand il y parvient, son regard s’éclaire.

— Ok alors si la mousse pousse de ce côté de l'arbre c'est que c'est le Nord, fait Timer. L'Ossuaire est au Nord, alors on continue dans cette direction et au pire on débouche vers la Lande ou la Croisée des Mythes mais ce sont pas des endroits touchés par le Givre donc on aura qu'à ajuster notre trajectoire vers l'Est.

Justice prend un instant pour reprendre toutes les étapes de ce raisonnement dans un rythme plus posé – son rythme. Elle a raison.

— C’est logique !

Apaisé, il reprend une lampée de sa boisson.

— J'peux avoir un peu de ta boisson ? J'ai perdu la mienne pendant le combat.

— C’est chaud, l’avertit Justice en lui faisant passer sa gourde.

Pendant qu’elle boit, Justice remue les épaules pour se réchauffer. Il n’aime pas le froid, ni même l’humidité. Il est fait pour les climats chauds et secs. Pourtant, il commence à s’habituer à leurs nouvelles conditions.

— Il faudra remettre ça, qu’il fait observer. Franchement, ça m’a défoulé.

Il veut bien sûr parler de leur mission. C’était un vrai massacre et il est à peu près sûr qu’ils ont failli y passer plusieurs fois. Le truc, c’est qu’il n’a pas compté. Le danger lui a paru gérable et il s’est oublié dans l’exercice. C’est pas dans ses habitudes mais il réalise que ça lui a fait du bien. Ça l’a même amusé.

Il a besoin de se défouler.

Apparemment, la chasseuse aussi y a trouvé son compte. Sous ses airs désinvoltes, il perçoit sa bonne humeur. Ce n’est pas très difficile à deviner : il reconnaît en ses réactions quelques-unes des siennes et il se doute parfois de ce qu’elles peuvent cacher.

— Quand tu veux dude, j'suis toujours dispo pour défoncer des gueules, lui répond Timber en lui appliquant une claque vigoureuse dans le dos. On fait un sacré duo : on va devenir redoutablement célèbres, hinhin.

Il acquiesce en pouffant puis tend le bras vers son sac qu’il charge sur son épaule libre. Cet échange court a ravivé sa bonne humeur et il ne s’inquiète plus pour cette histoire de chemin. Ils seront juste un peu en retard, c’est tout.

— Allez, rentrons : les petiots vont adorer notre histoire ! lance Timber en s’appuyant discrètement sur lui.

— Tu plaisantes ?

Comme il sent qu’elle s’appuie l’air de rien sur lui, il déplie un bras qu’il passe autour de ses épaules pour la soutenir. Même si elle fatigue, il n’est pas question de ralentir le rythme.

— Ils vont attendre ! Dès qu’on rentre, j’irai chercher un coin chaud pour hiberner.

Sans doute près du feu.

Timber, ça la fait marrer mais lui, il est très sérieux. Il entend déjà leurs petits cris surexcités, il sent déjà leurs petites mains tirer sur ses manches. Rien que d’y penser, il sent une douleur s’éveiller aux creux de ses tempes. Est-ce qu’ils doivent ça à leur sous-nombre ou au danger auquel ils s’exposent ? Dans tous les cas, quand quelqu’un part en mission, ça ne passe plus aussi inaperçu.  

— Fais pas ton fragile ! lui lance Timber. Ou alors je devrais raconter à tout le monde comment tu t'es pissé dessus et que j'ai dû venir à ta rescousse.

Elle lui place un coup de poing bien placé qui lui arrache un léger tressaillement. Elle a visé un de ses bleus. Il est presque sûr qu’elle l’a fait exprès.

— Princesse Justice. qu’elle lui assène.

L’affront fait mouche, il la dévisage complètement abasourdi.

— Princesse J-

Personne ne lui parle comme ça. Plus personne n’ose lui parler comme ça. De sa main libre, il pince la joue de la rouquine comme pour la sermonner.

— Bizarre, c’est pas DU TOUT comme ça que je m’en souviens.

Il sourit, piqué mais pas froissé.

— En fait, je me rappelle qu’on avait un plan et que t’as tiré à côté et que J’AI dû sauver tes miches.

Bon. Ça, c’était avant de se retrouver au pied du mur, complètement débordé par leurs adversaires et que Timber ne lui sauve la mise. Mais c’était à cause d’elle à la base !

Timber lui sourit et Just se dit qu’ils pourraient continuer encore longtemps comme ça : des échanges jouissifs et stériles comme une partie de pingpong. Ça ne le dérangerait pas, il s’amuse bien. En plus, elle lui donne du fil à retordre :

— J'ai raté exprès, sinon t'aurais eu l'impression de servir à rien et j'voulais pas froisser ton ego.

Revers.

Il ouvre la bouche pour répliquer quand Timber lui glisse un coup de hanche. Il cille. Il y a quelque chose qui est en train de lui échapper et il n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Comme si quelque part il n’avait pas éteint le gaz.

Il baisse les yeux sur la piste. Au final, ils sont revenus sur leur pas : comme quoi, ils avaient vraiment marché dans toutes les directions. Pourtant, quelque chose cloche.

D’un coup, il saisit.  

— On est suivis, chuchote le sentinelle à l’oreille de sa camarade.

Il s’efforce de garder un pas régulier et un air détendu mais sa mâchoire se resserre imperceptiblement.

Comme il l’espérait, Timber retrouve immédiatement son sérieux mais ne laisse rien paraître.

Les deux adolescents poursuivent leur balade bras dessus, bras dessous. Ils parviennent à garder un pas régulier et un air détendu alors qu’ils s’empressent d’analyser la situation. L’air de rien, Just étire les doigts pour se préparer à un éventuel affrontement. Du coin de l’œil, il voit Timber glisser des regards furtifs autour d’eux, à la recherche de leur poursuivant.

— Repéré, à 2h. Menace non identifiée. T'y vois quelque chose ?

— Non, j’ai juste vu ses traces.

Comme ils sont déjà passés par là quand ils étaient perdus, il ne s’était pas étonné de retrouver leurs deux pistes dans la neige. Seulement, il vient d’en repérer une troisième un peu en retrait. Et pourtant, ils n’ont croisé personne.

En tout logique, quelqu’un les traque depuis déjà un moment.

L’air de rien, la main du sentinelle relâche l’épaule de Timber et se glisse dans la poche intérieure de sa veste. Le bout de ses doigts frôle le manche glacé de son coutelas. Just se tient prêt.

D’un coup, ça arrive. Le temps lui semble comme ralenti quand il tourne la tête et que du coin de l’œil, il croise un regard acéré.

— Merde !

Sans réfléchir, Just recule et pousse Timber derrière lui. Ils échappent de peu à un coup de griffe qui manque de les faucher.

La créature qui se tient devant eux ressemble à un orbleu. Sa peau est couverte de givre, ses yeux sont d’un bleu perçant surnaturel. Quelques mèches de cheveux dégoulinantes pendouillent lamentablement de son crâne dégarni. Ses lèvres violacées s’étirent dans un sourire cruel, dévoilent des dents acérées. Justice baisse les yeux sur ses mains et découvre des griffes taillées dans la glace, des stalactites acérées.

Machinalement, il porte la main à son épaule. Interloqué, il découvre une coupure très nette dans son vêtement mais pas assez profonde pour atteindre sa chaire.
Just déglutit avant de reporter son attention sur la créature. Celle-ci retrousse les lèvres et secoue les épaules dans un rire silencieux. Il se fout de leur gueule.

Il ne faut pas longtemps à Just pour se faire une idée du personnage : sournois. S’ils n’étaient pas déjà épuisés et blessés, ils l’auraient maîtrisé sans trop problème. La créature est rapide et agile mais pas très imposante et surtout, seule. Elle le sait et c’est pour ça qu’elle a attendu le moment propice pour les attaquer.

Et comme un chat, elle est du genre à jouer avec ses proies.

Après avoir jaugé son ennemi, Just est à peu près certain que leur seule option est la fuite. Ils ne sont ni équipés ni en état pour affronter ce genre d’adversaire. Seul problème : s’ils se contentent de courir droit devant eux, l’orbleu n’aura aucune peine à les rattraper.
Il se dit qu’il pourrait peut-être tenter une diversion en laisser Timber accaparer son attention. Seulement, leurrer un orbleu, c’est pas comme amadouer un ours à qui ont laisserait son goûter. Ils ont affaire à une créature intelligente et foncièrement mauvaise qui ne se ferait pas avoir par ce genre de stratégies. Elle n’en laissera aucun en réchapper.
Il faudrait donc qu’ils fuient tous les deux. Ils se sépareraient au bout de quelques mètres. La surprise et l’hésitation de l’orbleu leur ferait gagner des minutes précieuses. Le traqué chercherait une cachette tandis que l’autre aurait le champ libre pour prendre la créature en tenaille. Trop accaparé par une seule proie, peut-être que l’orbleu pourrait être piégé plus facilement. Bien sûr, on ne peut pas espérer le tuer, mais l’immobiliser devrait suffire. Peut-être en déclenchant un genre d’ava-

— YAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!!!

Timber se jette à la gueule du danger comme une folle furieuse. Just la laisse le dépasser sans comprendre ce qu’il est en train de voir. La Chapka se rue vers l’orbleu, la hache levée. Emportée par son élan, elle la plante dans la neige sans toucher son adversaire qui l’esquive avec une facilité déconcertante.

Just est dépité.

L’orbleu lui envoie un coup de griffe auquel elle échappe de justesse. Finalement, le combat se change en véritable cours de roulade où Timber ne cesse de se jeter au sol pour esquiver les attaques de l’orbleu. Et plus le temps passe et plus la chasseuse se fatigue, réagit moins vite. La créature a l’air de jubiler.

A force de tourner dans tous les sens, chasseuse et orbleu finissent par passer dans le dos de Just qui se retourne pour continuer à mater ce spectacle d’acrobatie. Il songe à se casser discrètement mais à peine fait-il un pas en arrière que l’orbleu tourne la tête dans sa direction et lâche un grognement du genre : « bouge pas, toi. »

— Just', arrête de flipper et ramène ton cul ! lui lance Timber.

— Non mais je rêve.

L’orbleu se trouve à une distance raisonnable de lui mais lui tourne le dos. Timber en revanche, elle est en face de lui et le fixe avec insistance. Elle croit quoi ? Qu’il va essayer de le maitriser à main nue ? Lui balancer son sac à dos ? Elle délire !

Finalement, le sentinelle pousse un soupir. Pose son sac à dos à terre sous le regard intrigué de l’orbleu qui s’est retourné. Il pousse un soupir. Puis avec une détermination surprenante, il se rue vers l’orbleu. Ce dernier saute sur le côté sans trop de peine pour esquiver la charge du sentinelle. Ce dernier ne s’arrête pas car ce n’est pas son ennemi qu’il visait. Il poursuit sa course vers Timber. Arrivé à son niveau, sans marquer le moindre arrêt, il se baisse, la ceinture pour la charger sur son épaule et continue sa course droit devant lui.

L’orbleu reste interdit une minute avant de comprendre. Ils sont en train de s’enfuir !

Contre toute attente, Timber est assez légère. Le sentinelle sent qu’en temps normal, il n’aurait pas eu trop de mal à la transporter. Seulement la fatigue et le terrain jouent contre lui.

— Seriously dude ?! Tu sais qu'il va nous rattraper dans deux secondes ? Pourquoi tu fuis ?

Il sait. Alors il ne répond pas, préférant garder son souffle. Le sentinelle zigzague entre les arbres, il espère quitter le champ de vision de l’Orbleu. Quelques précieuses secondes pourraient faire toute la différence.

—On y arrivera jamais, ajoute Timber, autant l'affronter !

Pas question. L’insistance de la chasseuse l’agace mais au moins, elle ne se débat pas. A croire qu’elle s’est enfin calmée. Just envisage de la reposer quand il s’immobilise brusquement. Devant eux s’étend une pente dangereusement raide et glissante.

— Pose moi, vite !! Il faut arracher un morceau d'écorce assez gros pour en faire une luge, vite putain !

Bonne idée. Il dépose Timber. L’arbre le plus proche a un tronc large, une écorce épaisse que le froid semble peu à peu détacher par gros fragments. Ils parviennent à en arracher un gros, suffisamment pour qu’ils puissent s’y asseoir s’ils se serrent un peu. En revanche, Just n’est pas convaincu par son épaisseur. Est-ce que ça supportera leur poids ? Un regard en arrière lui commande de mettre de côté son scepticisme. C’est leur seule option de toute façon.

Le sentinelle s’installe à l’arrière, range ses jambes et ses bras comme il peut – c’est-à-dire autour de sa camarade. Ce n’est pas commode mais ce n’est pas le moment de se plaindre.

— Prête ?

La réponse lui importe peu, en fait. En s’appuyant sur ses bras, il parvient à donner à leur luge de fortune une petite impulsion. Ils commencent à dévaler la pente.

— Penche à droite.

Il fait de même. La luge dévie de sa trajectoire, esquivant de justesse un rocher.

Il aimerait penser que le pire est derrière eux mais quelque chose siffle à son oreille. Quelque chose vient de passer tout près, à une vitesse surnaturelle. Quoique ce soit, c’est déjà loin. Alors le sentinelle se tord un peu le coup pour jeter un œil en arrière, pour voir d’où ça vient.

L’orbleu est planté tout en haut de la colline, il n’a pas cherché à les poursuivre. Pourtant, il ne semble pas s’être désintéressé d’eux. Just le voit se pencher pour ramasser quelque chose et se mettre dans une position qui lui est familière. C’est celle d’un lanceur au baseball. Il soulève jambe et d’un geste ample, il lance. Mais qu’est-ce qu’il lance ?

Un second projectile se fiche dans la neige quelques mètres devant eux. Just se penche sur la gauche pour l’esquiver, invite Timber du bras à faire de même. Ce n’est qu’une fois l’avoir dépassé qu’il identifie le projectile. Une lance ? Non c’est une stalactite, acérée comme un couteau.

C’est quoi ce bordel ?

En face, la brume s’éclaircit, dévoile une rangée de rochers qu’ils vont devoir contourner. La manœuvre promet d’être difficile mais pas impossible. Justice ouvre la bouche pour avertir Timber.

Soudain, une nouvelle stalactite se plante devant eux mais cette fois beaucoup trop près pour être esquivée. La luge s’y heurte brusquement qu’elle s’y plante dans un grand craquement. Just se serait attendu à ce que la luge se fende en deux. Le choc n’en est pas moins violent. Projeté en avant, Just se sent voler. Il n’a pas le temps de crier ou même de se protéger la tête, son corps se heurte rudement contre les rochers avant de tomber mollement dans la neige.

A plat ventre, le nez dans la poudreuse, il faut appel à ses dernières forces pour lever la tête. Tout tangue autour de lui et il sent un liquide chaud lui couler sur la tempe. Just devine qu’il s’est cogné la tête un peu fort. Il se mord la lèvre pour ne pas se laisser partir mais son corps est tout engourdi.

Au loin, il voit la silhouette de l’orbleu, descendre tranquillement de la colline pour les cueillir.

Ça y est.
C’est terminé.