Sharpy avait l'impression d'avoir dormi sous un campement Delaware qui aurait fait la fête toute la nuit. La vérité c'est qu'il n'avait pas beaucoup dormi. Il s'était levé avec une tête de déterré mais il avait quand même souri à la ronde et prétendu une longue nuit de travail à la Forge. Ce n'était pas complètement mensonger. Il avait bel et bien travaillé. Ses neurones, plutôt. Il ne savait pas trop ce qu'il allait dire à Stealth aussi était-il content qu'ils n'aient pas prévu une "discussion". Pas le genre de façon dont les deux chefs communiquaient.

Il rangea le couteau avec lequel il jouait et sourit de façon un peu crispée à la plaisanterie de l'Ardente.

"Prêt à me dérouiller, oui."

Parce que jusque là ça n'avait pas été très digne de lui – ou d'elle. Ça lui apprendrait à rester cloîtré dans sa forge au lieu de sortir se battre comme au bon vieux temps. Est-ce qu'on pouvait vraiment utiliser cette expression ici ?

Il suffisait pourtant de laisser l'Oubli faire. Avec le temps, il oublierait facilement l'humiliation.

Mais ils n'avaient pas cette patience.

"Je propose de commencer par quelques passes d'armes, histoire de s'échauffer ?"

Même l'Ardente avait besoin de s'échauffer, non ? Sharpy rit mentalement à sa blague douteuse, et offrit un sourire plus sincère à son amie. À elle au moins, il n'avait pas besoin de raconter des salades.

Sharpy ne se fit pas attendre pour commencer ; l'accord de Stealth à peine lancé, il était déjà en garde, l'épée dégainée. Son arme était plus courte que celle de Stealth, mais la lame forgée sur le même modèle. Voilà longtemps qu'il n'avait pas croisé le fer avec la propriétaire d'Elinor et il lui semblait juste de lui faire honneur en étant à armes égales.

Les deux épées forgées sur le même modèle, dans le même métal peut-être, s'entrechoquaient gaiement, les pas des combattants traçaient un cercle irrégulier dans le sable de l'arène. Les mouvements étaient un peu trop rapides, les coups trop vifs et les pas désordonnés pour un simple échauffement. Sharpy avait oublié à quel point Stealth cognait fort.

"Pardon, je pensais qu'on s'échauffait, là."

Il lâcha un rire un peu essoufflé mais ne s'arrêta pas pour autant. Ils n'étaient pas là pour discuter.

"C'est pas une épée que j'aurais dû te forger, Stealth, c'est une hache."

Il n'osait pas lui faire directement remarquer qu'elle manquait de patience pour une archère. Il la comprenait ; il était mauvais archer exactement pour cette raison. Viser, urgh. Mais en combat en face à face, il pouvait attendre les mouvements de l'adversaire pour répliquer intelligemment. Pouvait-il critiquer ouvertement Stealth quand ils étaient tous deux là pour la même raison, cependant ? Non.

Ce qui allait certainement poser problème si leur but était de s'améliorer.

Ou était-ce de se défouler ?

Sharpy se rendit compte qu'il avait lui aussi accéléré le rythme. Pour suivre celui qu'imposait Stealth, par peur de se laisser distancer ?

De toute façon les échauffements c'est pour les faibles. Et Stealth la bûcheronne qui s'ignorait n'était certainement pas une faible. Sharpy répondit à sa provocation par un grand sourire :

"Ouais, c'est bien ce que je dis !"

Il aurait éclaté de rire s'il en avait eu la force, mais préféra garder son souffle pour ne pas se manger un point sur le côté après cinq minutes d'échauffement. Pardon, d'entraînement.

"Tu tapes comme une fille Sharpy."
"Venant de toi ça me vexe."

Après tout ce n'était pas parce qu'elle frappait comme une brute qu'il ne reconnaissait pas son statut de fille. Ça ne voulait pas dire grand-chose dans son esprit la concernant, mais si Stealth voulait marquer la différence pour le provoquer, il n'y avait aucun problème. Il lui montrerait avec plaisir qu'il ne se battait pas comme une fille, même si c'était prouver que la provocation avait parfaitement fonctionné. Chacun ses points faibles. Si Stealth voulait passer aux choses sérieuses, il était son homme.

Un spectateur aurait pu croire à un règlement de compte tant le rythme du duel devint soutenu, presque violent... D'accord, carrément violent. Sharpy essayait de briser la garde de Stealth pour prendre le dessus, éventuellement la balancer au sol, parce que s'il avait bien un avantage à être un garçon, là, c'était d'avoir plus de force qu'elle. Le désavantage, c'était qu'il devait frapper plus fort, se fatiguait donc plus vite, et avait bien du mal à prévoir ses mouvements. Il s'adaptait sans y penser à son adversaire, mais cela ne lui convenait pas forcément et il sentait qu'il allait devoir y mettre fin bientôt, avant de perdre son énergie.
À la moindre erreur, la moindre ouverture...

Il met toute sa force dans chacun de ses coups et à chaque que fois que les lames étincellent, il revoit la silhouette immense de l'ours mécanique. Il revoit son sourire figé et inquiétant, ses yeux rouges qui luisent dans le noir et son bras qui s'abat avec force, sans que Sharpy puisse l'arrêter avec sa pauvre épée. Ça le met en colère d'être incapable de l'arrêter, même dans ce souvenir qui ressurgit alors que son adversaire est l'Ardente et pas lui. Il frappe fort et elle bondit. Elle est plus rapide, plus souple que lui et chacun de ses coups l'effleure sans la toucher. À chaque fois qu'il croit pouvoir l'atteindre, elle a déjà esquivé. Elle roule au sol, il saute en arrière pour éviter un coup dans les jambes. Elle est plus rapide que lui et il sait que s'il continue de frapper de toute sa force, il se fatiguera et ralentira assez pour qu'elle puisse le toucher.

La chevelure flamboyante disparaît soudain et son visage surgit à quelques centimètres du sien. Sharpy a tout juste le temps de comprendre qu'elle s'est glissée sous sa garde, mais il ne peut pas la contrer, pas si près. Il a juste le temps de cligner des yeux et elle sourit.

"Hmpf !"

C'est un coup de genou très bien placé. Juste pas assez bas pour le mettre directement hors jeu, mais qui le plie quand même en deux. Il lâche son arme dans le mouvement, et c'est ce qui l'inquiète vraiment. Malgré sa fierté, il peut accepter une défaite si elle vient de Stealth, en temps normal. Mais il est en colère, agacé et surtout inquiet. Il ne revoit pas seulement l'ours mécanique dans ses mouvements, il se rappelle la femme monstrueuse et la peur indicible qui l'a frappé, plus fort que ses coups. Il se rappelle sa frayeur, celle de Stealth aussi. Que feront-ils s'ils doivent affronter tel monstre à nouveau ? Il ne supporterait pas que la terreur le frappe à nouveau. La peur empêche de se défendre. Et l'impuissance, c'est la mort.

Au lieu de se relever complètement, il se jette sur Stealth pour la jeter au sol. Il y met toute sa force, toute sa colère et surtout toute sa peur. Jamais elle ne l'empêchera de se relever. Jamais.

Il ne savait pas trop ce qu'il comptait faire une fois au sol. Il n'allait pas la rouer de coups quand même ? La chute l'avait immobilisée quelques secondes, assez pour que Sharpy réalise qu'il n'avait qu'une seule façon de gagner : il allait devoir l'immobiliser, pour la forcer à abandonner. Et si possible à reconnaître qu'il était le meilleur, mais ça c'était très secondaire. L'important, c'était de gagner.

Gagner, oui. L'entraînement commun était devenu un vrai combat. Pour quoi ? Pas sa fierté, non. C'était juste une excuse pour cacher la peur. Sharpy essaya d'attraper le bras qui tenait Elinor mais Stealth la lâcha ; il chercha à la bloquer ailleurs mais elle se débattit. Très vite ils se retrouvèrent force contre force, à simplement se repousser et c'était presque plus facile dans sa position, mais Stealth était loin de se laisser faire. Elle gigotait dans tous les sens et c'était un miracle qu'il ne perde pas ses appuis ; alors réussir à la bloquer, franchement... La situation n'était pas idéale, il ne pouvait pas rester longtemps dans cette position. Elle commença à basculer sur le côté pour le déséquilibrer, ce à quoi Sharpy réagit en l'écrasant de tout son poids – c'était pas très malin mais un réflexe de survie : il était plus lourd, il fallait qu'il reste au sol, voilà. Sauf qu'elle le bloquait avec ses genoux alors concrètement, il était juste en train de se chopper un beau mal de ventre, étant donné qu'elle l'avait frappé au même endroit deux minutes plus tôt.

Ou dix ? Il avait l'impression qu'il se débattait depuis une heure, parce qu'il ne trouvait aucune ouverture. Et s'il se fatiguait elle allait finir par le renverser et, non, Sharpy n'avait pas l'intention de chavirer. Lui aussi il se mit à crier de frustration et sûrement que d'un point de vue extérieur c'était une scène tout à fait comique. Mais pas pour eux.

Et Sharpy, il refusait de perdre.

Alors au moment où il sentit que Stealth était en train de le faire rouler sur le côté, qu'il était en train de perdre, il attrapa son cou pour la clouer au sol, et serra. Il ne réalisa pas tout de suite la violence de son geste. Ce n'est qu'une fois remit sur ses appuis qu'il réalisa – avec horreur – ce qu'il venait de faire.

"Désolé !"

Il se redressa, à temps il l'espérait. Sharpy voulait gagner, oui. Mais ce n'était pas Stealth son ennemie.

Le coup dans la mâchoire est nettement mérité. Ça ne le rend pas agréable pour autant et Sharpy est projeté sur le côté, tant par la force de Stealth que par le choc de ce qu'il vient de faire : il a encore de la peine à réaliser la portée de son acte. Les yeux écarquillés devant l'air accusateur de son amie, qui tousse, se racle la gorge mais n'arrive pas à parler, il se demande à quel moment il a dérapé. Ils étaient censés s'entraîner, pas s'entre-tuer, merde ! Alors qu'il veut se relever et s'excuser, Stealth se jette sur lui et commence à le frapper, ne lui arrachant que de vagues parades et des excuses encore plus minables :

"Pardon, pardon ! Aïe !"

Elle cogne fort évidemment, mais Sharpy n'a pas à cœur de l'arrêter. Franchement à sa place il aurait fait pareil. Même si ça commence à faire sérieusement mal.

"Stealth ! Arrêtes !"

Ses protestations n'en sont pas vraiment. Mais il ne tient pas à se faire massacrer – déjà il a l'impression d'avoir un bon cocard et il a un goût très désagréable dans la bouche. Ah oui, du sang. Il se tortille pour attraper les poignets de Stealth et l'empêcher de le marteler de coups, tout en étant bien conscient qu'elle est capable de le frapper avec la tête si elle veut. Je suis désolé, vraiment, je ne sais pas ce qui m'a pris. Il ne sait pas comment le dire pour la calmer, et le fait qu'elle soit toujours en train de se débattre ne l'aide pas à réfléchir ; il essaye de se dégager en roulant sur le côté.

Sharpy atterrit lourdement quelques pas plus loin, vu les circonstances il n'a pas pensé à assurer sa chute et il tousse lorsque ses côtes touchent le sol. Il ne voit pas tout de suite que Stealth s'est relevée. Il lève le nez quand elle lui crie dessus. Il a l'air assez pitoyable, étalé à ses pieds comme ça. Lui qui voulait éviter l'humiliation d'une défaite... c'est raté, et il a peur d'avoir perdu plus que le combat, plus que sa dignité. Son amie le regarde avec colère, peut-être de l'incompréhension aussi, et le regard qu'elle lui lance lui rappelle ses yeux écarquillés par la surprise et la peur quand il l'a étranglée quelques minutes plus tôt. Il essuye sa lèvre ensanglantée et se relève, mais il garde ses distances. Il ne sait pas si Stealth a envie de fuir ou de se jeter sur lui pour lui matraquer la figure à coups de poing et il ne veut provoquer aucune de ces deux réactions chez elle. Stealth est son amie.

"Je sais, je... ne sais pas ce qui m'a pris."

Mais c'est un mensonge. Sharpy le sait, et il sait aussi qu'il doit à son amie la vérité. Il n'ose pas croiser son regard.

"Non, en fait j'ai... j'ai paniqué."

Cette fois il relève les yeux et il espère, sans qu'il ait à le dire, qu'elle comprendra d'où lui vient ce sentiment d'inquiétude. Leur horrible rencontre avec deux monstres du parc ne remonte qu'à la veille. Sharpy pensait pouvoir oublier plus vite, ou du moins laver son honneur de combattant, en reprenant si tôt les armes. Mais que vaut son honneur et son statut de combattant s'ils lui font perdre une amie ? Il passe son bras sur sa lèvre pour essuyer le sang qui coule encore légèrement sur son menton et avise les deux épées échouées au sol. Il se penche pour ramasser son arme puis Elinor et tend presque timidement cette dernière à sa propriétaire.

"Si... si tu veux qu'on s'arrête là, je comprendrai. Mais si tu veux me frapper encore un peu, je ne dirai rien."

Sourire d'excuse.