Cette nuit, j'ai fait un rêve.
Engluée dans les brumes de la Lande des Songes Morts, je l'ai regardé s'empaler et mourir. Son âme s’est noyée dans la pulpe du brouillard, se reflétant sur toutes ces particules en suspension. C'était un jeune homme au visage un peu flou et au sourire un peu triste. Sa peau d'ébène, aussi sombre que mon pelage, soupirait d'air nocturne. Lorsqu'il m'a regardé une dernière fois avant de disparaître, une partie de moi s'en est allée sur ses pas.
Et n’est jamais revenue depuis.
A mon réveil, la pluie ricochait sur la pierre froide.
Et depuis, elle n'a cessé.
Jamais je n'ai autant pleuré que cette nuit là.
Et mon cœur, endeuillé de cet inconnu si familier, a soudain éprouvé le besoin de confronter ses sens.

A la réalité.

Je marche avec lenteur sur le marbre effrité et vermoulu. Je tâche de ne pas déraper. Mon ouïe est à l'affût de la musique de mon souffle. Je respire à peine, retenant l'émotion qui refuse de me quitter.
Était-ce un signe, Ô Grande Mère ?
Ai-je failli à ton souvenir ?
Qui donc ai-je oublié ?
Ne demeure que la chanson de la pluie, comptine régulière et paisible d'une vie qui reprend ses droits.

Ma paume se pause entre mes deux seins, là où celle de Siempre a infusé sa présence. Une écaille couve sous ma peau. Une pensée de chaman. La chaleur de son être, conjuguée même en son absence, me revigore pour quelque pas encore.

Je me fige soudain.
Le duvet de l'aube n'éclaire pas encore ce reliquat de peau-de-nuit. Et n'en demeure pas moins ces agréable lueurs qui scintillent et m'appellent. Des fées, peut-être ? Ou bien est-ce le fantôme de mon présage ? Mon poil se hérisse, se courrouce. L’atmosphère est en colère, elle crépite et je regrette soudain ma naïve curiosité. De sinueuses tentacules m'enlacent et m'emprisonnent. Leurs embouts sont comme de petites bulles lumineuses, des grappes de fruits dangereux qui cherchent le contact avec mon front.
Je feule, râle, grogne et me débat. Je suis une panthère aux abois, furieuse, toutes griffes dehors.

Et l'univers n’est plus que violentes secousses.

Ma carcasse chavire comme mes deux mois. Je suis foudroyée et exsangue. Ma respiration est difficile. Alors, soudain, entre deux gémissements plaintifs de chat échaudé, j'entend une petite voix fluette résonner dans ma tête.

" Bonjour. Est-ce que tu m'entends ?"
- O.. Oui, suis-je en train de balbutier, encore sonnée.

Mon regard glisse sur les tentacules, tombe sur l'herbe et la masse chlorophylle qui y grouille.

- Qui.. Qu'es-tu ? Une plante ?

Je n'ai jamais rien vu de tel.
Mais ne suis-je pas une enfant unique de notre Île ? Quoi que soit cette étrange créature, elle me fait souffrir.

- Vas-tu me tuer ? Est-ce là le destin qui m'est promis ?

"Bonjour, je m'appelle Étincelle. Non, non. Je ne veux pas te tuer. Je veux simplement te parler."

A nouveau les impulsions électriques ondoient, mais avec moins de violence. D'avantage comme un frisson. Une grêle. Ma tête résonne d'une voix parasite. La Grande Mère prend bien des truchements pour parler à ses enfants. Je ne dois pas ignorer la parole de cet "autre". Il est "être" avant tout.

- Aowh, Étincelle, Fille de l'Ile, notre Grande Mère à tous.

Je sens une de ses tentacules caresser mon pelage. Mon poil s'ébouriffe, raidit par le rejet. Pourtant, je dompte mon instinct premier, je maîtrise le réflexe, je me contrains au plus grand calme. Je suis Nadie. Je suis le témoin. L'impartialité est le gage de mon équité face à l’Histoire. Je laisse cette tentative innocente faire son chemin et se retirer de mon corps hybride malgré mes feulements sourds, presque ronronnant.

- Je suis Nadie, la Mémoire. Parle, je t'écoute, car tel est mon rôle.

Je m'affale avec une grâce toute féline dans l'herbe humide, sur le flanc, pattes de panthère étalées au repos, mains d'humaine, paumes tendue vers l'avant. Signe de paix.

"Je ne sais pas trop ce qu'est ton destin. Mais il est sur que si tu restes trop longtemps immobile à même le sol, la nature t'accueillera à branches grandes ouvertes en elle. C'est une entité très vieille et très chaleureuse, tu sais."
- Notre Mère m'a déjà accueillie, puis elle m'a rendue au monde.
"Tu es étrange. Je n'ai jamais connu quelqu'un comme toi. Est-ce que tu es tout seul ou est-ce que vous êtes deux ?"
- Je suis seule et je suis deux. Je fus autre fois sur deux jambes en quête de quatre pattes. Depuis lors, je suis à la fois la chasseresse et la chassée. Car, en définitive, nous somme toujours la proie d'une leçon.

Ma poitrine se gonfle et s'évide d'un souffle serein. Il n'y a plus aucune ride sur la surface de mon eau. Avec doigté, pudeur peut-être, je formule l'image des souvenirs de cette vie qui n'a pas été écrite.

Ma battue.
Mon combat.
Mon échec.
Mon abandon.
Ma Mort.
Ma Naissance.

Ma Quête.

- Et toi, quel est ton histoire ?

Malgré mon calme-boa de nuits paisibles, je ne parviens pas à tranquilliser les émois de ma compagne. Elle s'effarouche et ses langues piquetées d'éclairs, gagnent en orage. Étincelle me blesse et je tire sur ses tentacules en feulant, poils hérissés, peau sous la grêle. Mes babines se retroussent sur une dentition sauvage. Mes pupille se rétractent en fentes échaudées. Ma queue fouette l'air. Mes pattes piétinent l'herbe.
Je suis panthère et le félin en moi s’arque-boute devant l’agression illégitime.

- GGggRrrrRRrrrrrrRRrrrrrr......
*Je suis désolé. Je suis- Tu m'as- Je suis désolé. C'est une expérience nouvelle. Tu m'as fait peur et tu m'as fait mal. Je suis désolé. *

L'air afflue dans mes poumons. Je l'expire lentement, goutte à goutte. Et mon souffle nettoyé de sa colère contraint mon cœur à se tenir en respect.
Tambour réguliers.
Cérémonie de Paix.

-... Tu ne sembles pas savoir te maîtriser, papoose. Le vocable m'est venu, naturel. J'étais comme toi, au début.

Et c'est ce qui fredonne à l'oreille de ma clémence.

- Nous devons tous apprendre à devenir qui nous sommes.
*Tu peins l'Histoire Oubliée. J'ai vu des images. *
J'hoche la tête.

Des émotions diffusent me parviennent à l'instar de sa précédente tempête. Mais désormais c'est la bise d'une angoisse aigre que je perçois.

*Est-ce que tu m'as déjà peint ? Je crois savoir que je suis une vieille plante malgré mon apparence. Je n'ai plus de mémoire. Du moins, je ne sais pas comment y accéder. L'esprit de la Grande Mère était si vaste. *
Silencieuse, j'attends sa véritable question.
*Est-ce que tu as déjà peint des plantes électriques comme moi ? *

Je plisse les yeux. Son interrogation m'est familière. Moi aussi j'ai cherché à savoir s'il y en avait eu d'autres comme moi. Mais mon destin est unique, comme la forme que lui a donné la Grande Mère.

- Dans ma vie et dans l'autre je n'ai vu de créatures semblables. Je laisse le vent prendre son envol. Sache, toutefois, que toute créature de cette île est un enfant de la Grande Mère : adopté ou conçu de ses chairs. Nous formons un tout étroitement liés par cette filiation.

Je tends ma main vers elle.

- Ainsi, te vois-je en sœur, Etincelle.

HRP:

J'écoute.
J'écoute car tel est mon devoir et le poids de ma destinée.
J'écoute pour consigner.

Étincelle est à la fois jeune et vieille, tout et rien. Cycle perpétuel. Eternité qui se mord la queue. Une enfant de Mère-l'Île dans sa forme la plus brute. La plus primitive. Son esprit est simple, pur : une ligne. Un courant. Le lit de sa rivière n'a aucun embranchement et l'embouchure est unique.
Ses sentiments sont puériles, comme un babillement de nouveau-né. Ils l'habitent tour à tour, comme une fée n'embrasse qu'une émotion à la fois.

J'écoute.
J'écoute sa petite voix qui égraine les perles de sa psyché. Étincelle est en quête d'identité, comme je le fus autrefois.

*Peut-être pourrait-on voyager tous les deux ? Beaucoup de choses ont du changer depuis que tu es venue t'isoler dans ces ruines. Ne devrais-tu pas être là-bas, spectatrice des évènements à venir pour continuer d'écrire l'Histoire Oubliée ? *

- Je suis. Et je ne suis pas. Je vois, même sans mes yeux. La vérité se murmure jusqu'à parvenir à mes oreilles et à mes doigts. Ainsi est-il, dis-je sans m’offusquer du reproche.

Mon buste ploie jusqu'à la créature qui m’explore de ses avides tentacules. Je ronronne sous leurs fluctuations.

- Mais toi ? Peux-tu seulement voyager  ? Peux-tu seulement être extraite du ventre de la Grande Mère sans être tuée ? Toutes plantes fanent, privées de son terreau. Je ne souhaite pas être l'instrument de ta fatalité.