Moriko l'avait écouté, vraiment, il le voyait à son attitude et en éprouva le même plaisir qu'un bambino parvenant à capter l'attention des adultes plus de quelques secondes. Le sicilien avouait qu'il ne méritait pas toujours qu'on fasse grand cas de ses discours, parlait beaucoup pour ne rien dire et baratinait souvent. Mais cette fois-ci il s'était montré plus intimo et sérieux, une réponse évasive de son interlocutrice l'aurait probablement contrarié, il était content qu'elle sache si bien faire le tri. Perspicace, bella Moriko.

"Moi qui croyais être la seule à avoir été déçue par la vie ici."

Bien qu'il eut pour toute réaction un vague haussement d'épaule en lieu de "Mah, que veux-tu", Dino agrippa mentalement le brin d'information afin de le garder au chaud pour plus tard.

"Je ne te juge pas. Chacun s'aide à sa manière, moi-même je ne suis pas un modèle de constance."

Il lui demandrait de lui expliquer sa déception et puis lui dirait qu'il était d'accord de la consoler si elle en avait besoin, à apporter un peu de saine calore dans son entourage reptilien, parce qu'il fallait bien rester fidèle à soi-même. Il était prêt à le faire, bien sûr, mais derrière il était sincèrement intéressé par le récit de sa Velenosa, après tout il avait une vraie affection pour la femme squelette.

"Puisque tu as été éduqué dans l'idée que le monde change et qu'il faut s'y adapter..."

L'italien leva ses yeux gris, attentif.

"... pourquoi avoir accepté de suivre Pan jusqu'ici ?"

Il s'esclaffa doucement.

"J'avais treize ans et crois-le ou non, amore, j'ai tout de même gagné en sagesse depuis. Même par rapport à ma propre éducation."

Quand elles n'illustraient pas ses mots, ses mains jouaient avec ses boutons de manchettes. Le mafioso souffrait de ne rien avoir pour s'occuper les doigts alors qu'ils commençaient à évoquer les sujets sérieux. Tendant le bras, il récupéra la cuillère qui avait servie à mélanger son caffè et se mit à jouer avec.

" Ma storia n'a rien de palpitant, tu vas me trouver idiot. " il lui adressa un large sourire, tapotant la cuillère sur le dos de ses ongles. " Ma famiglia se faisait tuer, on se cachait dans les hotels depuis quelques jours quand Pan est arrivé. Il m'a parlé de toutes les merveilles de son Île et j'ai pensé que je pourrais le doubler. Y aller quelques temps, revenir chez moi avec plein de trésors pour rendre fier mon papà. Mais Peter a gagné, j'ai vite remarqué que ce ne serait pas possible de revenir, ou s'il y a un moyen je ne le connais pas. De toute façon il n'y a plus niente pour moi là-bas alors je fais du mieux ici."

Dino haussa une nouvelle fois des épaules, comme si tout cela n'avait plus vraiment d'importance.

" Parle-moi de toi maintenant, Moriko, ce n'est pas équitable si tu sais tant et moi si peu."

Dino ne s'était pas réellement attendu à ce que sa Velenosa réponde si facilement à sa demande, elle qui était si avare de détails personnels. Il tenta de masquer sa surprise mais un bref éclat passa néanmoins dans ses yeux pâles alors qu'un sentiment de triomphe grandissait dans sa poitrine.

« Je ne m'entendais pas avec les autres enfants, ainsi j'ai fini par partir. J'aurais pu le faire discrètement mais une collègue a surpris mes préparatifs. Je lui ai donc crevé les yeux et - comme elle criait trop - je me suis fait bannir. »

L'italien prit une rapide inspiration, assimilant l'information sans perdre son flegme travaillé. Il avait toujours trouvé une aura de femme dangereuse à Moriko - pas seulement à cause de son maquillage morbide - mais il ne l'aurait pas imaginée si...estrema. La confidence apportait à Dino une toute nouvelle vision sur le pragmatisme et la froideur de la jeune femme et ravivait encore plus fort son intérêt pour elle.

À son excitation qui s'était toujours mêlée de respect, s'ajoutait à présent une pointe de crainte, une peur délicieuse qui l'attirait plutôt que de le faire fuir. Le Mafieux se demandait par quels moyens il pourrait utiliser cette nouvelle facette pour servir ses propres intérêts, si toutefois une telle chose était possible.

« Puis j'ai vécu dans la jungle avant de m'installer au Port. Tu connais la suite, mafioso. »

Il était certain de ne pas connaître toute la suite mais décida qu'il avait suffisamment usé de sa chance pour le moment. Trop de questions et elle risquerait de lui claquer la porte nez, de se refermer comme une huître et ne plus rien lui dire du tout.

« Comme tu peux le voir, mon passé est d'un intérêt limité. »

Dino n'était pas d'accord mais il se contenta de hausser les épaules avec nonchalance.

« Je suppose que même ici tout le monde n'a pas la chance de vivre de grandes aventures. »

Affalé dans son fauteuil, le sicilien se rendit compte de la vérité dans sa taquinerie. Ils étaient les deux assis là, à prendre le thé comme des vieilles personnes, désabusés du mensonge de cette Île mais pas de leur propre prétention de posséder une vie satisfaisante.

Une soudaine colère envahit le mafioso, un profond dégoût de lui-même pour oser se satisfaire de ce qu'il possédait. Un petit coin de rue et une collection d'objets qu'il amassait comme un dragon sans jamais espérer pouvoir en faire profit. Il n'avait jamais su formuler exactement ce à quoi il aspirait et savait pourtant être bien loin du compte.

S'apercevant de son silence, Dino mima une violente quinte de toux le temps de se ressaisir et de lisser ses traits de toute contrariété.

En se redressant, il demanda d'une voix rauque comme si sa gorge était encore encombrée « Peut-être que je fume trop, que je respire trop de poudre à l'atelier. Tu crois qu'il est possible de mourir du cancer sur l'Île, amore ? Ce serait drôle. Échapper à tous les monstres pour finir par cracher ses poumons comme un vieux mineur. »

Pour la peine, Dino alluma une nouvelle cigarette et la fumée âcre du tabac se mélangea en lente caresse à celle plus lourde et sucrée de l'opium. Les paroles de sa Velenosa le rendaient méditatif et il se retrouvait presque déçu de savoir qu'il n'y avait même pas de hasard à la maladie, qu'ici ils étaient leur propre Dieu même pour ça.

Évidemment qu'il ne voulait pas mourir, mais il pensait aussi aucun homme ne devrait avoir le pouvoir de soumettre à ce point la nature et le corps. Non, il n'avait pas encore décidé du fond de sa pensée sur ce sujet.

« Je fume par habitude, pour m'occuper les doigts, pour me détendre en me concentrant dessus mais je n'ai pas de vraie raison. » il contempla un instant la cendre rougeoyante et la méprisa « Au moins toi tu t'échappes avec ton caramello, des fois je t'envie presque.  »

Lui qui avait aimé, bu, battu, tué, volé, n'avait jamais altéré son esprit par la drogue. Il ne savait pas pourquoi, ce n'était juste pas dans ses mœurs, pas comme le reste. Ou peut-être qu'il avait aussi peur de trop aimer ça, d'en être changé et de devenir infidèle à lui-même.

Une dépression vicieuse et soudaine lui vola dans les plumes, serrant sa gorge et l'emplissant d'un sentiment d'impuissance et d'inutilité. Son sourire s'élargit.

D'un bref hochement de tête, poli comme un enfant de chœur, Dino remercia la belle de son honnête proposition, sachant pourtant qu'il n'y donnerait aucune suite. Ce n'était pas de cette façon-là qu'il se perdrait, il ne s'abandonnerait pas ainsi.

« Dire que tu as grimpé jusqu'à mes appartements sous cette pluie. »

Le fantôme d'un rire franchit les lèvres du sicilien qui était trop bien rôdé à son rôle.

« Je ne veux pas avoir à demander une entrevue, amore, j'aime me sentir spécial quand tu viens ouvrir et m'accueille. »

Un brin de vérité sous le badinage mais la taquinerie sonnait fatiguée, même à ses propres oreilles. Ainsi le silence reprit sa place due et le mafioso se haïssait d'avoir laissé échapper son excitation, sa fébrile bonne humeur de toute-à-l'heure.

« Minchia, cette pluie m'épuise... » lâcha-t-il avec un soupir avant de se lever, de s'étirer en faisant craquer les os tassés de sa colonne.

Il fit un pas, deux et trois sans but pour finalement se retrouver une nouvelle fois près du fauteuil de Moriko. Délogeant délicatement du pied un serpent au corps brillant, il s'agenouilla devant elle, muet comme un sphinx. Elle le rembarrerait peut-être, bien que l'italien ne cherchât qu'un peu de confort. Il avait l'impression que cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas vécu une simple étreinte.

Alors il l'étreignit doucement, sans rien dire et sans rien penser.

Il se rendit compte, là, le front contre son ventre, qu'il ne la voulait pas, pas vraiment. Elle était une Sainte, sa sœur, pythie peinturlurée perdue dans ses fumées et entourée de mystère. Sans le repousser, l'idée d'eux ensemble ne lui paraissait pas essentielle, son affection plus sacrée qu'intéressée.

Inspirant, les narines dilatées comme les chevaux lorsqu'ils soufflaient dans la chevelure de leur maître, Dino respira l'odeur de reptile froid de sa Velenosa. Ses serpents, le sucre et le sel de l'opium, et dessous, le parfum subtil des femmes, unique pour chacune, dont il pensait que seuls les hommes y étaient sensibles. Fleur tropicale aux pétales suintants, poudrée avec douceur d'un talc à la saveur maternelle qui lui réchauffa l'âme mieux que toutes les prières.

Peut-être était-ce là, en cet instant, que Dino comprit réellement toute l'étendue de son chagrin. Alors que le moment n'aurait du être que tendresse, il se sentit sombrer encore plus profondément, atteignant les abysses de la mélancolie.

Le sicilien se révoltait face à cet homme qui agissait comme un enfant, se complaisant dans une étreinte maternelle factice qu'il ne parvenait pourtant pas à quitter. Il ne pleurait pas mais respirait par lentes et lourdes respirations, tentant de conserver un peu de dignité dans la maîtrise de ses émotions.

Pourtant, malgré sa stature de marbre, il lui était complètement livré. Elle aurait pu l'ouvrir et le feuilleter à sa guise et il aurait répondu à n'importe quelle demande avec la volonté d'un mendiant transi face à un peu de chaleur.

Cela faisait si longtemps, lui semblait-il, qu'il n'avait pas connu de contact aussi familier. Il ne pensait pas le terme en plaisir mais plutôt en douceur, même si peut-être qu'elle ne l'aurait pas arrêté, s'il avait laissé glisser les mains qui entouraient pour l'instant la taille de sa Velenosa, s'il avait voulu le faire.

« Cette Île... n'est pas faite pour les adultes. »

Les quelques paroles de Moriko ramenèrent le mafieux à la dure réalité et il sentit sa gorge se froisser à mesure que sa honte augmentait. Comme si celle-ci avait attendu l'instant fatidique où il sortirait de sa sinistre béatitude pour lui jeter tout son fiel.

« Ce n'est pas juste. »

S'écartant, Dino garda les yeux baissé, encore incapable d'affronter le regard de la femme face à lui. Il n'ajouta rien, la laissant interpréter sa remarque comme une plainte ou un démenti.
Une part de lui voulait fuir, l'autre se jeter encore une fois dans les bras froids de sa Velenosa et sangloter tel un bambino. L'indécision le garda cloué au sol et il tenta un rire forcé, se drapant maladroitement de ce costume usé.

« Amore, Amore, j'aurais préféré que tu ne voies pas ça. Que vas-tu bien pouvoir penser de moi maintenant ? Je perds toute mon élégance comme ça. »

La question derrière la plaisanterie et la peur à l'idée de la réponse étaient à peine dissimulées.

Sa Velenosa essayait-elle de le consoler ? Le sicilien n'y croyait pas vraiment. Sans doute se contentait-elle de dire les choses telles qu'elles étaient pour le laisser ensuite faire ce qu'il voulait de ces informations. Mais qu'elle ait pris le temps de répondre sérieusement à sa fausse plaisanterie le toucha néanmoins.

« Je comprends cet homme même si m'imaginer à sa place me terrifie, Moriko. Peut-être même qu'il a raison, comme toi, et que j'ai tort de refuser ta fumée. »

Dino avait de la peine à formuler sa pensée, espérant que la femme squelette comprendrait néanmoins. Bien sûr que l'évasion qu'apportait la drogue l'attirait, mais il avait trop peur de s'y perdre, de ne plus être lui-même ensuite. Il était venu ici de son propre chef, avait avancé selon ses envies et ambitions. De refuser la souffrance de son erreur et de ses échecs était indigne de l'homme qu'il se pensait être.

Un mince sourire, guère joyeux, étira ses lèvres et le mafioso se releva, le geste lui demandant plus d'effort qu'il ne l'aurait cru. La sensation de ses jambes légèrement ankylosées et le bref tournis de celui qui se redresse trop rapidement furent toutefois bienvenue, l'ancrant dans la réalité.

« Dire que je venais simplement t'offrir la petite vipera »

Il dévisagea rapidement sa Velenosa, se demanda ce qu'elle représentait vraiment pour lui. Dans son abandon il l'avait considérée presque divinement, maternellement, cherchant un confort enfantin dans ses bras et son odeur. Mais qu'en était-il du reste ? Son mystère et sa froide féminité continuaient à la rendre attirante même s'il était venu plus ou moins en paix avec l'idée qu'il ne voulait pas forcément la connaître plus intimement.

Malgré tout, le sicilien tendit la main vers la jeune - ou non, qu'en savait-il - femme et suivit, d'un doigt, le tracé de peinture noire qui soulignait le tracé de sa mâchoire sous la peau. Cette fois-ci, aucune séduction badine ou jeu de pouvoir dans son geste mais une curiosité et affection sincères.

« Je pense déjà connaître ta réponse, amore, mais est-ce que tu me laisserais te voir pour de vrai un jour ? »

Le sicilien s'était attendu à ne récolter qu'un poli refus à sa requête et pourtant il se sentait tout de même un peu déçu. Lui, avait mis ses émotions à nu devant sa Velenosa, s'était montré sous son jour le plus sincère et n'avait même pas le droit à ça en retour.

« Il va falloir que je redescende bientôt. Aucun de mes clients n'a créée d'accidents, c'est plutôt inquiétant. »

Revenu en grand partie à lui-même, bien que moins enthousiaste qu'à son arrivée, Dino alluma une cigarette et redressa ses vêtements. Ainsi il était congédié, convié à retourner à ses propres quartiers.

« Préfères-tu descendre par la porte ou la fenêtre ? »

Il aurait pu s'en offusquer mais quelque chose semblait l'en empêcher. Comme un petit éclat à son égard chez Moriko, un filet d'affection qui accompagnait son renvoi et adoucissait sa frustration. Si elle l'avait voulu, cette signora aurait pu le tenir au creux de sa paume et lui faire jouer les marionnettes jusqu'à épuisement. Le Mafieux en était conscient, peinait encore à accepter qu'il puisse être si faible au pouvoir de la femme squelette mais sans refuser ce lien pour autant.

Jetant un regard vers la fenêtre, il répondit finalement « Je pense que ça aura moins de saveur dans l'autre sens. »

Et puis Dino se sentait épuisé mentalement par leur discussion, il ne voulait prendre le risque de se rompre le cou par inattention.

Il s'approcha de sa Velenosa, prit son visage entre ses mains et embrassa son front dans un geste faussement paternel, moquant gentiment le tableau inverse qu'ils avaient formé tout-à-l'heure.

« Je te laisse retourner à tes affaires, amore. Rêve de moi au milieu de tes fumées. »