« Shaaaark. »

Il était doué, son camarade d'infortune. Pour geindre, geindre continuellement. Du moment où ils avaient quitté l'arbre, jusqu'à maintenant, il n'avait pas arrêté de couiner comme un petit animal, de commenter chacune de leurs misères. Apparemment, se faire capturer par une bande de pirates, ça comptait comme une sacrée misère, parce qu'il la fermait plus. Shark savait bien que geindre, ça ne sauvait la vie de personne. Que c'était juste extrêmement chiant.

« Shark, fais quelque chose. »

Et si TOI tu faisais quelque chose, hein ? Hein ?
D'accord, elle n'avait pas fait grand chose, passés les premiers moments de combat. Elle s'était laissée ramener au port, finement ficelée, et n'avait pas bougé d'un pouce pendant qu'un pirate zélé la fouillait. Poches extérieures, poches intérieures, poches du jean, chaussures et autres, le type avait bien vidé une bonne dizaines de couteaux de son attirail. Et aussi embarqué son carnet. Elle n'avait réalisé la chose qu'après, et c'est ce qui la chiffonnait le plus.
Ça, et les gémissements de l'autre Jean-Bernard, attaché dans son dos et s'étant probablement pissé dessus deux fois.

« Shark, si ils nous ramènent à leur bateau, on est morts. »
« Mais ferme ta gueule ! »

La vérité, c'est que plus il geignait, plus elle paniquait. Parce que mourir, ça lui faisait pas spécialement envie, ni maintenant ni jamais. Et tout du long, elle attendait un miracle. Elle avait survécu à des carcasses vivantes, des esprits en colères, la machine (deux fois), à Peter et aux monologues de Stagy alors merde ! Elle avait attendu, donc. Avait sincèrement espéré qu'on vienne les sauver, Scar, une autre sentinelle, n'importe quel con avec une lance ou des pouvoirs magiques. Et puis, si possible, qu'on la ramène à la maison, parce qu'elle était fatiguée et qu'elle avait mal et qu'elle en avait vraiment trop marre.
Le miracle tardait vachement, quand même.
Et les pirates, qui les avaient posés dans un petit coin en attendant de savoir quoi faire d'eux, allaient bien finir par revenir.

Personne ne savait qu'ils étaient ici, pas vrai ?
Personne n'allait venir les sauver.
Très bien.

Réalisation faite, elle avait entrepris de se défaire elle même de ses liens, faisant fi des chouinades qui bourdonnaient dans ses oreilles. Elle avait serré les poings pendant qu'on l'attachait, pour que ses poignets prennent plus de place, et pouvoir glisser plus facilement ensuite. Vieux trick de sentinelle. Ou vieux trick de survie, tout court. Elle eut pourtant l'impression de se tortiller pendant des heures et de se trancher à moitié les poignets avant de se libérer, non sans un soupir de soulagement.
Elle défit complètement tous ses liens avant de se tourner vers son couinant compagnon qui paniquait toujours. Parce qu'ils étaient toujours au beau milieu d'un port grouillant de pirates. Rappelons le. Elle regarda rapidement à la ronde, se tourna vers le perdu, et ordonna :

« Là tu cours. »

Le gamin dont le nom ne sera pas retenu, ni par Shark, ni par l'intrigue, se cassa promptement.
Shark, du fait des gnons qu'elle s'était prise dans la gueule et dans les genoux, prit sa suite moins promptement.
Elle mit quelques secondes avant de perdre de vue le garçon. Tourna au hasard des rues, se stoppant et bifurquant dès qu'elle entendait une voix trop forte. Elle n'avait foutrement aucune idée de comment se tirer de là. Et à en croire le brouhaha qui se faisait de plus en plus fort, leur fuite avait été remarquée.

« Là ! »

Et elle, aussi.
Elle piqua donc un dernier petit sprint un peu bancal au hasard des rues, se faufila dans une ruelle étroite avant de pousser la première porte venue. Réflexe con. Mais personne en vue, à l'intérieur de cette grande pièce trop décorée, trop colorée, et où flottait une odeur gerbante.
Shark boitilla vers une grande armoire ornementée et l'ouvrit pour se planquer entre deux robes de soie. En se disant, un peu trop tard, que pour la retrouver, il suffirait de suivre les taches de sang sur le beau tapis oriental.

La fine fente de lumière s'ouvrit d'un coup sur le visage de la mort.
Des arabesques de gris peintes sur une peau de porcelaine. Le regard égal ouvert au milieu des orbites vides du crane. Un rideau de noir plus lisse que la soie des robes. Et le tout auréolé d'une lumière trop vive, pour ses yeux accoutumés à l'obscurité du placard. Shark eut une pensée bien étrange. Tiens. La mort est asiate.

- Il va te falloir sortir de mon armoire si tu ne veux pas repayer mes robes.

Elle cligna des yeux devant le sourire de la femme. Qui devait sûrement la croire attardée, à cet instant. Elle était restée quelques secondes à la dévisager, la bouche entrouverte. Elle finit par conclure, que non, elle n'était pas morte. On lui avait vendu l'au delà comme quelque chose de beaucoup moins douloureux.
Elle se déplia précautionneusement en sortant de l'armoire. Les mains lentement levées, paumes face à l'adulte. Pas armée, pas dangereuse. Pas agressive.

« Me tuez pas, s'il vous plaît. »

C'était difficile de fixer très longtemps ce regard de serpent. Elle vacilla un peu sur sa cheville tordue, se perdit dans la contemplation des taches rouges sur le tapis. Et ça continuait de dégouliner, ploc ploc, à quelques secondes d'intervalles. Elle peinait à savoir de quelles blessures venaient ces gouttes là. La tête ? Le bras ? Le ventre ? Tant de possibilités !

« Je suis désolée. » L'excuse franchit ses lèvres comme un réflexe. Désolée d'être blessée, désolée de m'être cachée, désolée, c'est tout de ma faute. « Pour le tapis. C'est pas séché encore. Si vous avez du savon ... »

Ou peut-être qu'elle était morte, finalement.
Il fallait au moins ça, pour qu'elle se retrouve à parler chiffons avec une pirate.

Elle se demandait vraiment pourquoi la femme ne la tuait pas.
Elle était à sa merci. En terrain ennemi, chez elle même, à dégouliner sans défense sur ses tapis ornementés, qui coûtaient sûrement plus chers que sa vie. Et elle était pirate. Pour peu qu'elle n'aie pas envie de se salir les mains, il lui serait facile de tout simplement la rendre à ceux qui l'avaient capturée.
Elle allait la dénoncer.
Shark l'aurait fait à sa place.

- Une souillure est une souillure, voyons. Mais nous en parlerons après.

Shark ne savait pas ce qu'était une souillure. Elle se força de soutenir le regard de la femme serpent, et se sentit désagréablement visée par le mot.
Faute de pouvoir répondre, elle hocha la tête, la gorge serrée.

Puis elle s'éloigna pour aller héler quelqu'un. Un adulte la dévisagea avec effroi par l'encadrement de la porte, et elle, elle restait stupidement plantée là. Elle la dénonçait. Là, maintenant. En révélant sa présence, elle la condamnait. Il allait appeler, les prévenir qu'elle était là. Ou s'en chargerait lui-même. Il n'y avait aucune issue à la pièce. Elle était foutue. Elle était morte. Morte. Morte. Morte.

- Va me chercher Earl dans son cabinet tout de suite. Dis-lui que c'est très urgent. Qu'il me retrouve dans le Salon Blanc, avec son matériel. Et qu'il garde sa bouche aussi close que la tienne.

Il ne disait rien. Il n'allait pas la dénoncer. Il obéissait en toute hâte, comme elle l'avait fait en sortant de l'armoire, comme pétrifié par cette autorité glacée.

- On s'expliquera après. Tu peux avancer ?
- Oui.
- Mieux vaut que je te soutienne.
- D'accord.

Elle aurait voulu refuser, tant le contact de la femme la glaçait. Elle n'avait pas menti. Elle pouvait avancer. Elle avait vécu pire et l'avait vécu seule. Elle aurait voulu lui dire ça, aussi. Qu'elle avait vécu pire. Comme pour crâner. Elle détestait cette impression de n'être qu'un objet fragile (elle l'était peut-être).

Elle se laissa soutenir pendant qu'elle avançait le long des longs couloirs. Elle essayait de ne pas trop se concentrer sur la douleur en pensant à autre chose. Comme par exemple, à la longueur interminable des couloirs, aux parures riches et aux vases ornés. Au sang qu'elle devait verser derrière elle comme un chemin de cailloux, et qui souillait la robe de la grande femme. Elle n'avait encore jamais vu de femme pirate. Elle savait que les femmes, au port, étaient pour la plupart des prostituées. Elle ne se voyait pas demander si celle là en était une.

Le salon blanc était une torture en soi pour ses yeux accoutumés à la pénombre. Son éclat lui parut violent, artificiel. Loin de la chaleur de la soie, la pièce était d'un minimalisme qui lui faisait presque penser à une salle d'attente. Ou une morgue.
Mais si, vous savez. Là où on met les cadavres.
….

Elle finit par se dégager de la grande femme. Fit quelques pas en arrière sans la quitter du regard. Consterné, méfiant, curieux, tout ça en même temps, le regard. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait. Elle ne savait pas où elle était. Et elle ne pouvait pas se détacher de cette impression inédite qu'elle avait ressenti lorsque le visage peint s'approchait du sien avec un semblant de … préoccupation ?

« Vous ne me tuez pas. »

C'était une constatation plus qu'une question. Une façon d'amorcer ce que la femme avait promis.
Qu'on s'explique.

- Je n'en vois pas l'intérêt.
- Oh, répondit simplement Shark.

La femme ne la regardait pas, toute à son inspection de la pièce blanche. C'était comme si effectivement, elle ne voyait pas grand intérêt à la gamine qui saignait sur ses tapis. Pas grave. Pas grave, se répétait Shark.

- Au vu de ton état, tu étais censée mourir et pourtant tu t'es débattue. Cela veut donc dire que ce n'était pas ton heure. Il serait arrogant de ma part de me prendre pour la Mort.

Shark haussa une épaule, mal assurée. C'était une façon de voir les choses. C'était vrai qu'elle voulait vivre, qu'elle s'était battue pour ça et se battait perpétuellement, de fait. Mais elle ne croyait pas en la chance, ni au destin. Toutes ces fois à glisser à deux pas de la mort, c'était à elle-même qu'elle devait sa survie. Elle toute seule.
Mais maintenant la femme squelette lui assurait qu'elle ne la tuerait pas car ce n'était pas son heure, et elle ne tenait pas à la contredire.

- Tu ferais mieux de t'allonger. Mon médecin devrait arriver sous peu, je ne voudrais pas que tu t'évanouisses entre temps.
- Un médecin ?

Ses yeux s'arrondirent comme sous l'effet de la panique. Elle s'assit tout de même sur la banquette, encore un peu trop flippée pour tenir tête à son hôte. Et puis c'est vrai que la tête lui tournait. Elle se sentait légèrement nauséeuse et voyait des étoiles.
Elle se força à lever la tête pour regarder son interlocutrice. Bien sûr, si elle avait pu, elle aurait voulu expliquer à quel point elle détestait l'idée de voir un médecin, qu'on s'occupe d'elle, l'examine, la soigne. A quel point elle détestait ça à l'arbre, et à quel point l'idée aurait été ridicule dans le monde ordinaire.
Mais elle ne pouvait pas, parce qu'elle ne voulait toujours pas crever. Alors elle se contenta de grimacer.

« Vous avez dit qu'on s'expliquerait. Tout à l'heure. Je ne sais pas où on est et qui vous êtes. Et ce que je dois faire ... pour euh. Pour repayer. » Ce n'était pas exactement le mot qu'elle cherchait. Elle avait conscience, quelque part, qu'elle aurait une dette à payer. Elle détestait ça. Elle ajouta, comme pour elle-même : « Si j'étais à votre place je ne ferais pas tout ça pour moi. »

Et sans même s'en rendre compte, elle termina affalée sur le dos sur la banquette.

Ca ne lui plaisait pas, de se laisser manipuler, mais elle savait ne pas avoir le choix. Les gestes de la femme étaient étonnement doux, ne laissaient pas de place au hasard et aux mouvements inutiles. Shark était maintenant allongée sur le dos, les yeux grands ouverts sur la blancheur aveuglante du plafond. La femme pirate était assise au niveau de sa tête : elle préféra tourner ses yeux dans cette direction.

- Mon nom est Moriko Yamanaka. Je suis tenancière de l'Amanite Viride, une fumerie d'opium dans laquelle tu te trouves en ce moment. Quant à ce que tu vas devoir faire... j'imagine que tu n'as pas d'argent, non ?

La première chose que Shark réussit à penser de façon construite, c'était qu'elle ne retiendrait jamais tout ça. Ni ce nom compliqué aux accents asiatiques, ni celui encore de la fumerie d'opium. Amanite et Viride n'avaient pour elle pas plus de sens que Moriko Yamanaka (elle se le répétait de peur que les syllabes se mélangent dans sa tête). Elle ne savait pas où finissait le prénom et où commençait le nom de famille, et résolut de n'utiliser ni l'un ni l'autre.
La seconde chose s'accompagna d'un immense soulagement. Une fumerie d'opium, ça n'avait rien de charmant, mais ce n'était pas la fameuse Maison Close. Elle n'aurait pas supporté d'avoir une dette dans un endroit pareil.
Puis la deuxième partie de la question percuta enfin et elle secoua la tête lentement. Non. Elle n'avait pas d'argent. Ni elle, ni personne à l'Arbre, d'ailleurs. Peut-être que certains avaient des objets de valeur, mais la plupart des garçons n'avaient à vendre que la force de leurs bras (et encore).
Le regard de Shark se durcit un peu.

- J'y réfléchirai, de toute façon.

Elle hocha la tête de nouveau, à la positive cette fois.

- Et toi, qui es-tu et que viens-tu faire dans mon établissement ?
« Je m'appelle Shark », répondit-elle instinctivement, avant d'avoir une seconde d'hésitation. « Enfin, c'est comme ça que … euh … qu'on m'appelle. »

Intimidée, soudain presque complexée par ce nom qu'on lui avait attribué et qu'elle n'avait par ailleurs jamais discuté. Mais maintenant elle y pensait. Les pirates avaient des noms si différents. Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien penser du concours de ridicule des leurs ?

« Et ce que je viens faire là ... »

La question était autrement plus embarrassante. Shark grimaça et se tortilla un peu sur la banquette.

« C'est la première porte ouverte que j'ai trouvé. Je me suis cachée parce que sinon j'allais mourir. »

Factuel.
Elle se redressa sur le coude avec précautions pour se donner plus d'assurance. Et continua, d'un ton presque défiant.

« Je peux aider ici, s'il faut. Je sais faire des choses. Je peux apprendre. Personne ne me verra. Je travaillerai. »

Elle se rallongea. Obéissante comme une poupée de chiffon.

- Mes employés sont bien traités. Tu auras le gîte et le couvert, tu travailleras... en coulisse. Ou auprès des clients trop intoxiqués pour se souvenir de toi. Nous verrons.

Shark respira par le nez pour se forcer au calme.
Elle technique qu'on lui avait appris longtemps auparavant. Respirer doucement, dix fois. Huit ? Elle avait bien oublié.
Elle n'avait pas de quoi paniquer. Elle aurait du se réjouir, d'ailleurs, que sa stratégie marche. Elle se retrouvait dans la meilleure situation possible pour un aussi mauvais départ. Soignée, nourrie et logée, sous la protection de la femme squelette. Moriko Yamanaka. Elle décida de l'appeler Madame. Elle était sûre de se tromper, sinon, pas moyen.
C'était travailler en coulisse, qui l'inquiétait.
Son regard se durcit, elle fronça les sourcils, et hocha la tête fermement. Pour faire comprendre à la femme qu'elle acceptait toutes ses conditions, quoi qu'il arrive.

La porte s'ouvrit.

- Moriko-san ! Viens faire un bisou à ton doc préféré !

Plus fort qu'elle, elle se redressa.
Elle ne savait pas très bien à quoi elle s'attendait. A un docteur. Un homme en blouse blanche, à l'aura plus sérieux ou ténébreux encore que la maîtresse des lieux. Un adulte et tout ce qui allait avec. Shark s'attendait à en être malade. Elle s'attendait à autre chose, que ça. L'homme qui se tenait dans la pièce, avec ses vêtements débraillés et son air espiègle, était aux deux tiers garçon perdu, elle en était persuadée. Un garçon perdu dans un corps de vieux.
Moriko-san.
Bien malgré elle Shark étouffa un petit rire aigu.

Earl et la maîtresse des lieux échangèrent quelques plaisanteries pendant qu'elle les observait avec des yeux ronds.
Quelque chose de chaud tirait au creux de son ventre, à cette familiarité.
Quand le docteur arriva à son niveau avec un regard inquiet, elle se recroquevilla sur elle-même, par réflexe défensif.

- Il t'est arrivé quoi, gamine ?
- Donne-lui les détails, il en aura besoin pour savoir quoi faire.

Et après une seconde d'hésitation, se déplia lentement.
Elle tremblait un peu. Comme si tout son corps était soudain fait de gelée. Ça faisait longtemps que l'adrénaline s'était dissipée, mais ce sentiment là était nouveau. Elle avait l'impression … d'être entre de bonnes mains. Elle avait chaud. Elle avait confiance. Cet état de fait la rendit tout à fait stupéfaite. Elle réussit à croiser le regard du médecin, non sans un coup d’œil furtif vers la femme qui leur tournait le dos.

« J'ai ... »

Elle fronça les sourcils en faisant l'inventaire de toutes ses blessures. Earl ne se souciait sûrement pas du comment ni du pourquoi.

« On m'a... »

Ces mots là bloquaient tout à fait. Changement d'approche.

« La tête. Je crois que c'est ouvert. Un peu. Le ventre aussi. Un couteau. C'est pas profond, je crois, mais ça saigne. Les poignets, à cause de la corde. Ça brûle. Ça a l'air pas très grave. Y a des bleus, mais c'est … c'est plus impressionnant que ça devrait. »

Elle choisit de montrer. Chacune des coupures, des hématomes, en découvrant à chaque fois le peu de peau qui suffisait. En minimisant la chose, d'accord, mais c'est vrai qu'elle marquait vite, et elle ne voulait pas avoir l'air encore plus pathétique qu'elle ne l'était déjà.
Elle termina son compte-rendu et se mordit la lèvre. Respira huit fois (en comptant), serra les dents et haussa les épaules.

« Vous pouvez faire votre truc. »

La scène était une de celles qu'on pouvait raconter à l'Arbre pour faire peur. Les pirates et la salle blanche, des histoires chuchotées qui parlent de torture. La mallette ouverte était pleine de ce genre de promesses, avec ses outils de métal et petits flacons douteux. Et le docteur qui sifflotait, comme si tout ça était sa routine. Shark avait listé platement ses blessures et elle pensait n'avoir plus grand chose à faire d'autre qu'attendre. Se détacher du présent le temps que ce soit fini, peut-être. Fixer un coin de mur blanc.

- Je vais appliquer un baume sur tes bleus et tes poignets. Je vais aussi désinfecter tes coupures et les bander, quand ce sera possible.

Shark cligna des yeux doucement. Elle regardait Earl comme on regarde quelque chose de curieux, parfaitement étranger, mais sans pourtant arriver à se sentir menacée. Il lui montrait les produits, expliquait, en clair, tout ce qu'il comptait faire. C'était étrange, qu'il prenne la peine. Elle comprit à demi que ce n'était que pour elle. Pour qu'elle se sente à l'aise, qu'elle aie moins peur, plus confiance, peut-être. Et elle n'avait jamais vraiment rencontré quelqu'un comme ça. Qui prenne la peine. Pourquoi ? Elle jeta un regard en biais à Moriko, qui se faisait silencieuse et affairée plus loin. Puis elle revint sur le docteur, qui continuait.

- Ça va piquer mais c'est normal, ça veut dire que le désinfectant tue les microbes qui essaient d'attaquer ta plaie. Si tu veux que je fasse une pause, tu me dis.

Elle secoua la tête.

« Vous n'avez pas besoin de me dire tout ça. »

Elle savait que le désinfectant piquait. A la maison, c'est elle qui s'en occupait, et cette douleur était un passage nécessaire, presque anodin, si on voulait guérir. C'était drôle que quelqu'un d'autre le fasse pour elle, ici. L'odeur du désinfectant lui rappelait la maison.
Elle se rendit compte qu'elle avait été sèche.

« Ça va, j'ai pas besoin d'une pause. Je suis pas fragile. »

Elle sourit à demi pour faire bonne mesure. Tellement rouillée à cet exercice qu'elle ne savait pas bien comment faire. Et il commença.

Ça piquait, ça brûlait même, mais ce n'était pas aussi terrible que ça aurait pu. Shark regardait obstinément ailleurs, elle regardait la femme ou son coin de mur blanc, puis le plafond parfois, et elle pensait à autre chose et arrivait à oublier tout à fait les mains qui la soignaient. Elle pensait à autre chose comme aux autres, à l'Arbre. Qui devaient s'inquiéter ou la penser morte. Elle ne voulait plus que Scar et les autres partent à sa recherche. Il leur arriverait du mal. Par sa faute. Peut-être que c'était mieux, qu'ils la pensent morte. Même si ça la rendait un peu triste.
Mais elle reviendrait, pas vrai ?
Une fois sa dette payée et ses blessures soignées. Elle trouverait un moyen de revenir.
Son esprit divagua encore un peu, quelques longues minutes alors qu'Earl fredonnait en enroulant des bandes de tissus autour de ses poignets. Puis elle sembla réaliser quelque chose. Se tourna vers Moriko.

« Je peux vous demander une faveur ? »

Encore une, semblaient plaider ses yeux.

Moriko hocha si doucement la tête qu'elle n'était pas bien sûre de l'avoir vu. Répondait-elle à sa question, ou le geste était-il destiné à Earl ? Dans le doute, Shark se serait tue. Elle aurait pris son mal en patience et tenté une autre fois – ou jamais. Mais ici l'enjeu était trop important. Elle avait besoin de récupérer sa veste, son carnet, et le plus important : le polaroid. Et elle ne pourrait jamais le faire toute seule.
Le médecin la sortit de ses pensées avec un J'ai fini! absurdement réjoui. Il lui fit penser une seconde à un gosse de trois ans qui sortait des toilettes et tenait à ce que tout le monde le sache. Puis il lui fit part de son verdict, visiblement satisfait. A coups de cette expression entendue tant de fois ; plus de peur que de mal. Une expression d'adultes, à n'en pas douter. Bien sûr, que les adultes, quand leurs enfants se blessaient, avaient plus de peur que de mal. Mais les enfants en question ?

- Tu as eu beaucoup de chance.

- Je ne trouve pas.

Shark n'était pas stupide, peut-être ridiculement têtue. Elle ne rata pas le regard que s'échangèrent les deux adultes. Elle savait de quoi Earl parlait. Mais elle faisait semblant de ne pas comprendre ou alors voulait juste montrer que chance ou pas, elle était quand même coincée dans un port rempli de ses ennemis pour un temps indéterminée. Elle se refusait obstinément de sauter de joie.

Elle examina vaguement ses poignets bandés, et se tourna de nouveau vers la femme. Se mordit les lèvres. Bon ! La faveur.

« Quand ils m'ont capturé ils ont volé …. confisqué ? Mes affaires. J'avais des armes, je comprends que vous vouliez pas que je les récupère. Mais j'ai besoin du reste. »

Elle tenta d'avoir l'air ferme pour que cette nécessité ne soit pas discutable. Peut-être que les deux adultes se fichaient bien qu'elle récupère ses trucs. Peut-être qu'ils n'y verraient rien de spécial. Ils n'étaient importants que pour elle.

« Ça pourra faire partie de ma dette. » elle respira un grand coup par le nez. « Vous voulez bien m'aider ? »