C'était quand même un peu bête qu'avec toute cette pluie on doive quand même aller chercher de l'eau à la rivière. Il avait bien raison Blot, pourquoi les autres ne pouvaient-ils pas se contenter de pencher la tête en arrière et avaler toute l'eau dont ils avaient envie? Être grand, ça voulait avant tout dire: être fainéant. Et donner plus de travail aux autres. Les Livreurs, c'est-à-dire les meilleurs de l'île et de la terre, devaient donc encore et toujours partir aux quatre coins de la planète pour remplir leurs seaux et ça, pfff! Enfin il fallait TOUJOURS faire bien le travail, hein!

Du coup, un seau vide -pour l'instant- à la main, Blot gambadait vers le point d'eau le plus proche. Par gambader j'entends trottiner gaiement, sans toutefois semer le grand perdu qui  l'accompagnait, petites jambes obligent. C'était Pretty, le blond Pretty, celui qui était à la fois une fille ET un garçon, trop fort! Enfin c'est ce qui se disait mais pour le petit perdu, Pretty était bel et bien une fille. Ben oui! Il avait une robe! Si ça c'était pas un signe, hein. Blot au moins il avait tout compris.

Toute sa bonne volonté avait fini par disparaître miraculeusement, comme à chaque fois: évaporée. La Trace s'amusait actuellement à faire un bruit de bulles avec sa bouche et ne songeait pas vraiment à sa mission, partant sur les côtés du sentier à chaque instant, pour cueillir une fleur! ou regarder un papillon! Enfin bref, le seau qui ballottait à son bras ne faisait même plus partie de son univers. De temps en temps il jetait un coup d' oeil à la Fausseté et faisait une petite moue. Il ramassa une grosse pâquerette et trottina jusqu'à la blonde qu'il attrapa par un bras.

―Eh, eh, eh ?

Ni une ni deux il fit un petit saut pour glisser la fleur dans les cheveux de son aîné, et lui adressa un gros sourire de toutes ses dents de lait toutes blanches. Quand il souriait comme ça on pouvait apercevoir le petit trou à l'emplacement de la quenotte qu'il avait perdue pour toujours.

―Prettyyyy pourquoi tu fais la têêêêêêête?

Il retenait toujours son collègue par le bras, même s'il n'était probablement pas assez fort pour l'arrêter tout à fait, et décida ainsi de l'assaillir de questions, comme il en avait l'habitude.

―T'es fâché? T'es triste? T'as pas eu assez de câlin? Tu t'es fait gronder? T'as perdu ton doudou? Tu m'aimes plus? Est ce que tu m'aimes pluuuuus?

L'enfant secouait à présent énergiquement son camarade, le plus fort que ses petits bras le pouvaient. Il ne souriait plus vraiment, car il avait fini par assimiler sa dernière question comme une vérité. Classique.

Ramener de l'eau depuis la Rivière Mystérieuse alors qu'il pleuvait à flot et à torrent. Ma foi, pourquoi pas. Pretty avait de quoi se plaindre qu'on leur demande encore de sortir alors qu'il suffisait de poser un sceau quelque part et d'attendre qu'il se remplisse grâce à la pluie ; cependant il devait bien admettre que, l'eau salé, ça n'avait pas un goût terrible. Aussi avait-il plus ou moins compris et plus ou moins acquiescé au fait que les Livreurs devaient continuer de bosser comme d'ordinaire -ou presque. Au moins les risques d'incendie avaient disparu et ils n'auraient plus à aller à l'autre bout de l'Île pour trouver un peu d'eau potable.
La Canicule, c'était fini. La joie de Peter aussi.

Mais les morts demeuraient nombreux. Beaucoup avaient péri durant le périple au Volcan Embrasé. Dont Bergamote. Et malgré tous ses efforts Pretty ne pouvait pas empêcher les visages, les noms et les souvenirs de s'effacer lentement mais sûrement de sa mémoire. Cela le frustrait. L'attristait. Il avait perdu des amis et bientôt il n'aurait même plus la capacité de s'apitoyer sur leur perte. C'était cruel de les oublier si vite.

Le jeune Perdu poussa un soupir à s'en fendre l'âme, puis s'arma de courage. Allez. Lui il était vivant, au moins, et en bonne santé.
Blot aussi, apparemment.
L'intéressé s'amusait actuellement à faire des bruits de bulle insupportables avec sa bouche, trottinait ici et là avec énergie, le sceau vide qu'il portait à son bras menaçant de le cogner par accident à tout instant. De temps à autre son regard se portait sur son aîné et il paraissait prendre garde à ne pas le semer tandis que La Fausseté se contentait de marcher d'un pas tranquille, pas si pressé que cela d'arriver à la rivière pour remplir le sceau à ras bord et le porter tout du long sur le chemin de retour.

Le seul problème, avec Blot, c'était qu'aussi mignon soit-il il avait la fâcheuse tendance à mettre à rude épreuve les nerfs de Pretty. Et à lui pomper son énergie. Allez savoir comment il parvenait à un tel exploit, mais le voir gambader aussi joyeusement de tous les côtés rendait le blond tout mou et tout découragé. Pourquoi Frecky-chou l'avait mis en équipe avec La Trace, hein... ? Il savait que ce duo ne fonctionnait correctement qu'une fois sur deux, quand Pretty était d'humeur suffisamment tolérante pour ne pas excessivement vexer le petit qui finissait dans le cas contraire par piquer une crise.
Mais Frecky-chou aussi allait mal, ces temps-ci. Pretty ne l'avait jamais vu dans un tel état. Son sourire ensoleillé avait comme disparu.

Nouveau soupir. Il était décidément d'humeur à se terrer dans un coin et à larver jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Ou plus probablement jusqu'à ce qu'il ait un regain d'énergie soudain et inexpliqué.

Son bras fut tout à coup attrapé par un Blot qui mijotait visiblement quelque chose.

―Eh, eh, eh ?

L'enfant bondit comme un lapin ; trop soudainement pour que Pretty ait le temps de réagir et surtout de paniquer à l'idée qu'il lui glisse des vers de terre dans les cheveux sous prétexte qu'il n'avait pas fait suffisamment attention à lui durant ces dernières minutes.
Au lieu de quoi, ce fut finalement une pâquerette qui orna sa chevelure lorsque La Trace atterrissait de nouveau sur le sol.
Pretty ferma les yeux. Pâquerette... La tendresse infinie et l'amour maternel notamment, en langage des fleurs. C'était mignon.

―Prettyyyy pourquoi tu fais la têêêêêêête?

La Fausseté rouvrit les yeux, lança un sourire taquin à Blot en lui ébouriffant les cheveux.

▬ C'est pas tes oignooooooooons, répondit-il en imitant le ton du petit garçon.

Mais Blot avait probablement à peine écouté la réponse car il enchaînait déjà, geignard, tirant sur le bras de son grand frère Livreur de toutes ses forces d'enfant. Si la scène pouvait paraître adorable d'un point de vue extérieur, elle ne faisait en revanche que réveiller une migraine familière au jeune Perdu qui subit ensuite un véritable interrogatoire.

―T'es fâché? T'es triste? T'as pas eu assez de câlin? Tu t'es fait gronder? T'as perdu ton doudou? Tu m'aimes plus? Est ce que tu m'aimes pluuuuus?

Pretty se faisait désormais secouer dans tous les sens. Typique. Il avait l'habitude mais cela ne l'agaçait pas moins pour autant. Un sourire étira néanmoins ses lèvres tandis qu'il répondait malicieusement.

▬ Non. Un peu. Oui. Non. Non plus. Si.

C'était ce qu'on appelait se venger du petit Perdu pour l'avoir assailli de question.
L'expression attristée de Blot provoqua malgré tout un petit pincement au cœur de La Fausseté qui s'agenouilla de fait à sa hauteur et lui ébouriffa une fois encore les cheveux.

Pas touche au visage ceci dit. Blot, comme tous les Perdus, portait trop bien son nom. Il avait de la bave partout. Heureusement il n'avait pas l'air de saigner -pas encore.

▬ Je t'aime, Blot. D'accord ?

Il lui adressa un regard affectueux avant de se relever avant qu'il ne lui saute à la figure et se remit en chemin, jetant un petit coup d'oeil en arrière.

▬ Allez, dépêche-toi. Sinon je t'abandonne ici.

Au moins Blot était drôle à embêter.

Pretty avait fait ce que faisaient toujours les grands quand ils n'étaient pas gentils. Il avait répondu à TOUTES les questions, dans l'ordre. Du coup, Blot était complètement embrouillé parce que ses questions il les avait oubliées, et alors il n'aurait de réponse à aucune d'entre elles. Sincèrement? Il détestait ça. C'était très très frustrant, et en plus c'était juste pour se moquer de lui, oui, il le savait bien! C'était vraiment pas gentil, et il renifla avec tristesse. Heureusement la Fausseté décida de le rassurer, alors qu'il allait probablement se fâcher de façon imminente.

― Je t'aime, Blot. D'accord ?

Et le petit de dodeliner doucement, tout doucement. Il ravala de justesse les sanglots qui se pointaient, accompagnés d'une conséquente dose de salive. Tellement conséquente qu'il dut en essuyer la moitié qui se trouvait déjà sur son menton. Ça coulait vite! Il abandonna l'essuyage rapidement et laissa les flots de bave se déverser sur sa petite cape de pluie qu'on lui avait forcé à enfiler bien que pour une fois la pluie n'avait pas encore commencé à tomber. Le Livreur tenta un courageux sourire comme il put. Il aurait aimé un bisou ou un câlin mais c'était toujours ça de gagné, et la Trace se remit en route clopin-clopant. Il n'avait pas fait trois pas, qu'il se figeait à nouveau. Écarquillant ses grands yeux noirs, bouche-bée, son petit faciès se mua bien vite dans une sale grimace de désespoir.

― Maiiiiiiiiis heuuu !!, protesta-t-il avec énergie.

Pretty n'était qu'un vilain et un menteur! Un vrai méchant pas beau, avec des crocs et même des griffes! Blot leva un doigt accusateur et le pointa droit vers son aîné. Il devait lever la tête pour pouvoir bien fixer son interlocuteur, mais ça ne diminuait pas sa colère et son aplomb.

― T'as même pas le droit, Pretty! Je vas le dire si tu fais!

Ses minuscules et vraiment peu fournis sourcils étaient très froncés, et il avait crié très fort! Rageusement, de toutes ses forces, le garçon jeta son seau aux pieds de sa collègue et croisa les bras. Il tapa ensuite du pied pour manifester un grand mécontentement. Sa lèvre inférieure tremblait, il allait sans doute se mettre à pleurer bientôt, ou alors peut être juste à hurler à en arracher les tympans de la blonde. D'ailleurs ce qu'il cria ensuite était déjà un peu une marque de la crise qui s'annonçait.

― Espèce de grosse nounouille !

Du coup il ramassa son seau, donna un petit coup de pied dans le tibia gauche de Pretty, puis reprit son chemin d'un air qu'il voulait digne mais qui était du coup un peu ridicule. La tête haute, le nez pointé vers le ciel, une moue boudeuse qui lui déformait la bouche. Il faisait semblant d'ignorer sa camarade, alors qu'en vérité il ne pensait qu'à elle. Il était quand même un peu triste.

Au moins Blot était drôle à embêter.
Ah, oui, sauf que. Pretty oubliait trop souvent qu'avec celui-là il devait prendre garde à ne pas trop le titiller : s'il avait le malheur de dépasser les bornes, cela se retournait irrémédiablement contre lui. Irrémédiablement.
La taquinerie parut cependant bien passer, au début : Blot faisait les gros et le désespoir se lisait de façon presque comique sur son visage, mais il n'avait pas l'air décidé à se rouler par terre -au grand soulagement de son aîné.

― Maiiiiiiiiis heuuu !!

Les cris par contre, c'était effectivement sa grande spécialité. Pretty se faisait d'ailleurs pointer rageusement du doigt, et le geste venant d'un enfant d'environ cinq ans tout au plus, il se sentait à vrai dire plus amusé qu'offusqué. Le Livreur prit cependant la peine d'arborer une expression indignée, histoire de faire plaisir à Blot et de l'empêcher d'aboutir à une véritable crise de nerfs.

― T'as même pas le droit, Pretty! Je vas le dire si tu fais!

Et le sceau fut lancé aux pieds de La Fausseté avec l'énergie du caprice, insupportable. Même en se sachant partiellement responsable de ce comportement, Pretty ne put s'empêcher de froncer à son tour les sourcils dans une moue réprobatrice. C'était le regard typique des grands frères et grandes sœurs qui clamait haut et fort "attention je vais me fâcher" à l'intéressé qui piquait généralement une crise.
Mais Blot piquait constamment des crises, en présence d'un certain jeune Perdu qui ne lui offrait pas toute l'attention réclamée ; alors au fond ce dernier ne voyait presque plus l'intérêt de s'énerver après lui. Parce qu'il finissait dans ce cas en larmes et que Pretty ne résistait pas aux larmes. Ces fichues larmes de crocodiles.

― Espèce de grosse nounouille !

L'insulte arracha un rire mal contenu à La Fausseté qui se contenta de lui tirer la langue ; le souvenir désagréable que les paroles ravivèrent l'empêchant de riposter d'une quelconque autre manière. Tronche de cake. Patate. Hm. Il devait bien admettre que ses insultes à lui n'étaient pas beaucoup plus sophistiquées mais Cross ne méritait pas mieux.
... Et il le boudait depuis longtemps maintenant,  non ? Qu'est-ce qu'il attendait pour venir le supplier à genoux de le pardonner ?
Un mauvais souvenir en engendrant un autre, Pretty se replongea dans un cercle vicieux triste et déprimant en se remémorant les morts, l'humeur macabre de Frecky-chou, les larmes salées de Peter, l'ambiance quasi morose au Grand Arbre et...

Et Blot qui lui enfonçait le pied dans le tibia. Pretty étouffa un juron en sentant la douleur remonter dans sa jambe comme un courant électrique; Bon sang, il ne tapait pas si fort le gamin, mais il savait où viser !
... A moins que ça n'ait été qu'un pur hasard.
Quoi qu'il en fut, la douleur était sacrément insistante.

Le Livreur tourna la tête vers son minuscule camarade qui s'éloignait de lui un sceau en main avec une démarche à peu près aussi ridicule qu'elle se voulait fière.

▬ Blot...

La voix était étrangement sombre ; le ton menaçant et le regard, noir.
Pretty rejoignit l'intéressé en quelques larges enjambées déterminées et volontairement bruyantes, comme pour simuler une tempête qui approchait dangereusement de sa victime.

▬ Petit sacripant...

Petit couillon, surtout, mais il ne fallait pas dire de gros mots devant un petit, c'était important.

Sans lui laisser le temps de réagir et possiblement de fuir, et bien sûr après avoir vérifié que l'endroit visé n'était pas trop visqueux à cause de la bave, La Fausseté attrapa brusquement La Trace.
Puis le chatouilla sans le moindre scrupule.
Ça lui ferait les abdos.

▬ Andouille toi-même !

Le faciès colérique et effrayant s'était métamorphosé comme par magie, laissant place à une expression espiègle beaucoup plus familière chez le jeune Perdu.

Il avait vraiment du mal avec les enfants -les plus petits. Il ne les aimait pas vraiment et leur présence le mettait mal à l'aise.
Mais, Blot, ça allait. C'était une exception. C'était son petit frère. Chiant mais attachant. Malgré tout.

― Blot...

C'était le signal, et le petit Livreur ne le connaissait que trop bien ! Instinctivement il se mit à trottiner puis carrément à courir le plus vite qu'il le pouvait, le seau se ballottant au bout de son bras. Mais Blot avait les jambes bien trop courtes pour rivaliser. Et en quelques enjambées qu'il entendit résonner tellement qu'elles étaient exagérées et même qu'il en avait frémi, Pretty l'attrapait par les flancs. Le morveux poussa un cri strident pour la forme, un petit "hiiiii" accompagné tout de suite après d'un "noooon" noyé d'éclats de rire. Puissiez vous me croire, il n'en avait pas fini de rire!

Car ce fut à ce moment là que la Fausseté décida de lui faire une attaque spéciale chatouilles. Le truc le pire de la planète! qu'il vous aurait dit, le petit italien, si vous lui aviez posé la question. Alors il se mit à se débattre comme un beau diable, dans tous les sens, riant aux éclats. Son ventre lui faisait mal à force de rigoler, il s'étouffait à moitié. Vite très vite, il abandonna résistance, et se laissa tomber sur le sol comme un gros poids. Il devrait certainement peser sur les bras de la blondinette, à présent. Enfin, pas tant que ça pour un Livreur habitué à porter les lourds seaux d'eau, mais quand même un peu! En fait, Blot relâcha tout… y compris son périnée qui à son âge n'était déjà pas très musclé.

En bref? Plus simplement? Ses jambes nues se mirent à dégouliner, jusqu'à par terre, en plein sur ses pieds nus et l'herbe. La Trace était totalement trempée... à partir de la taille. Le truc, c'est que ce n'était certainement pas le seau, parce qu'il n'était pas encore rempli, la rivière n'était même pas visible de là où ils étaient. Non, en fait, Blot s'était fait pipi dessus. Vous connaissez l'expression "se pisser dessus de rire"? C'était exactement ce qu'il s'était passé. Mais alors, au sens le plus propre du terme.
Oups.
Le petit garçon riait toujours, il s'en était à peine rendu compte. Cela arrivait suffisamment souvent pour que cela demeure un détail futile pour lui, une chose trop vite oubliée. Mais l'odeur n'allait probablement pas tarder à monter, bien qu'absente pour l'instant.

― Aaaa-aaaarrrêêêêteuuuh !

Sa voix était complètement étranglée, étouffée par le rire. Il plaqua ses petites mains crado et potelées sur celles plus fines et délicates, et essaya de les arracher, de les pincer pour les décoller. Qu'il arrête! Mais qu'il arrête!

― Pretty... arrête.. supplia-t-il plus doucement, presque un couinement. Il déglutit lentement avant de lâcher: Chui bagna.. mouillé..

Il n'avait même plus la force de se marrer, il avait très très mal au ventre et aux biceps.
Ça commençait à être inconfortable, ce pantalon trempé.

Pretty avait attrapé Blot, bien sûr, et avait fait fi de son petit cri suraigu et de ses protestations (d'ailleurs peu convaincantes puisque entrecoupées d'éclats de rire) pour commencer à le chatouiller sans remords. L'habitude rendait ses gestes plus sûrs : La Fausseté avait acquis une dextérité certaine, à force de répéter l'expérience sur son infernal petit frère. Il savait où l'effleurer pour qu'il se torde de rire, où insister un peu pour le vider de ses forces et tuer dans l'oeuf toute tentative de résistance et coups accidentels. S'il n'était pas rare qu'il fasse des guilis quand l'envie lui prenait, sa victime officielle demeurait bel et bien La Trace. En même temps, c'était un bon moyen de se venger autrement que par une fessée que parfois Blot aurait amplement mérité.
Mais au moins, après coup, il avait tellement mal aux abdos et aux joues que la punition administrée via le rire était parfaitement équivalente et donnait la sensation à Pretty que sa vendetta était accomplie.

Seulement, il fallait toujours que quelque chose dérape avec Blot. Toujours. Parce que ce morveux ne pouvait pas s'empêcher de faire des bêtises et/ou des caprices plus de cinq minutes d'affilées -même sans le faire exprès. C'était tout simplement dans sa nature.

Pretty n'avait tout d'abord rien remarqué, si ce n'était le fait que le petit Livreur venait tout juste d'abandonner toute résistance et se laissait à présent faire comme un poids mort dans les bras de son aîné. Il sentit après quoi les petites mains de l'enfant tenter de l'arrêter alors qu'il poussait un nouveau cri de protestation rigolard.

Puis, un petit couinement d'animal blessé. Le signal. La Fausseté cessa doucement ses chatouilles, les apaisa, lentement mais sûrement, pour finalement totalement cesser.

― Chui bagna.. mouillé..

Le sourire malicieux du jeune Perdu se figea. Mouillé. Mouillé ?
Les yeux et l'odorat de Pretty l'avertirent presque simultanément de la catastrophe interplanétaire qu'il tenait encore entre ses mains.
Rapidement, en tenant Blot par les aisselles comme un vieux torchon sale, Pretty l'écarta de lui et le dévisagea longtemps. Très longtemps. Avec le plus grand sérieux qui soit. Puis, une grimace de dégoût.

▬ T'aurais pu te retenir... Asséna-t-il comme si l'enfant y pouvait quelque chose.

Il déposa ensuite Blot au sol et s'essuya les mains sur son pantalon en s'écartant soigneusement de la saleté sur pattes. Pretty aurait dû s'y attendre... Ceci dit, à côté du pipi, la bave et le sang lui paraissait d'un seul coup nettement moins répugnants.

▬ On va jusqu'à la Rivière, tu te laveras là-bas.

Le Livreur pointa ensuite son index en signe d'avertissement sur Blot, lui faisant les gros yeux de grand frère pas content pour l'intimider.

▬ Tu me touches, t'es mort. Tu m'approches, je t'éloigne d'un coup de pied au popotin. On est d'accord ?

Cela sentait la crise et les pleurs à plein nez mais, très franchement, Pretty préférait ça à se faire contaminer par la pisse. Yerk.  

La fausse demoiselle reprit son avancée, surveillant son cadet du coin de l'oeil en espérant que ce dernier n'allait pas lui sauter dessus tel le traître qu'il pouvait être... Ou s'asseoir par terre et bouder. Ou se rouler par terre et hurler son mécontentement. Ou... Ou plein de choses qui exprimaient assez bien le fait que Pretty n'avait pas la même délicatesse avec les plus jeunes enfants qu'avec ceux de son âge.

Bien loin les guilis, les bisous, et tout le tralala. Pretty était dégoûtée, maintenant, ça se voyait à ses yeux tout froids. Le petit livreur baissa les yeux, penaud, les laissant posés sur ses petits petons estropiés. Aïe , il s'en voulait maintenant, et il encaissait tant bien que mal le reproche de son aînée. C'était dur à affronter! Les grands avaient raison, Blot n'était qu'un bébé. Il se mit à sangloter, un peu semblant mais un peu pour de vrai aussi. Les reniflements se répétèrent lorsque cette fois la Fausseté le repoussa bel et bien, à coup de regards pas beaux, de mains qui s'essuient, et de phrases assassines.

C'est au "on est d'accord" que le gamin cessa toute tentative de pleurs et de chouinements qui auraient de toute façon été probablement insupportables. Ses yeux se plissèrent outre mesure et de vilains plis apparurent entre ses yeux.
Ah, ça, il n'était pas content.
En plus Pretty repartait déjà comme si de rien était! Méchaaaant!!
Alors, la Trace fit ce qui lui paraissait le mieux à faire dans son esprit simpliste et simplifié: elle hurla très aigu, très fort et très brutal. Longtemps.
Juste un "aaaaaaaaah" furieux, suivi d'une ruade vers la blondinette , tête la première. De quoi lui mettre un tas de bave sur la robe, que d'ailleurs il tira d'un coup sec comme pour la déchirer, tandis que son autre main tirait fort la chevelure blonde.

― J'te déteste!!

Est ce qu'il le détestait vraiment? À ce moment précis oui, et il y croyait dur comme du bois. Mais en vérité non, mais bon sa mauvaise humeur passait par dessus tout. Il lui tambourinait le dos à coups de petits poings crasseux (enfin, vu la taille des mains et l'épaisseur du tissu, Pretty ne devait certainement rien sentir, tout au plus des caresses) le traita sans doute de quelques affreusetés dont il ignorait jusqu'à la signification ( s'y était glissé un "espèce de capharnaüm!!" très courant pour lui), avant de s'asseoir par terre.

Il encercla ses jambes de ses bras, posa son menton sur ses genoux et ne dit plus rien.
Il boudait , clairement! Ça se voyait à sa moue furieuse d'où suintait la salive à flots, et ses yeux fulminants d'éclairs.
Grrr!
Le seau, en tous cas, avait déjà roulé dans un fourré.

Un cri.
Un cri suraigu, odieux, terrible pour les tympans.
Un cri de gosse, quoi.
Pretty se boucha vivement les oreilles en grimaçant, grinçant des dents en sentant ses oreilles siffler et sa mauvaise humeur grimper en flèche. Bon sang. Cette réaction-là, il ne l'avait absolument pas vu venir ; et si cela avait été le cas il se serait arrangé pour l'éviter. Surtout que Blot paraissait avoir un excellent souffle dès qu'il s'agissait de hurler aussi longtemps que possible.

Peut-être bien que La Fausseté devrait songer à prochainement apprendre au petit quelles étaient les règles du Roi du Silence. Qui sait, il pourrait se prendre au jeu et réellement arrêter de parler et de crier et de grogner et de criser. Et, de l'embêter, en somme.

Le cri stoppa, suivit d'un Blot qui fila droit sur son aîné tel un taureau enragé et le percuta de plein fouet. Si Pretty fut à peine déstabilisé grâce à la différence de gabarit entre lui et son petit agresseur, sa patience n'allait pas en s'arrangeant. Il le poussait à bout. A étaler sa bave sur sa robe, à essayer de la déchirer violemment, à le taper frénétiquement de sa force juvénile. Ses coups n'étaient pas douloureux, oh non. Mais ils avaient au moins le mérite d'influencer l'humeur de La Fausseté -et pas dans le meilleur des sens.

― J'te déteste!!

La phrase, agrémentée de plusieurs insultes dont l'origine paraissait parfois douteuse et que pour certaines le Livreur aurait aimé ne jamais l'entendre de la bouche de son petit frère, acheva de l'irriter.
Lentement, très lentement, Pretty se tourna et posa un regard glacial sur Blot qui avait à présent décidé de bouder, assis par terre et recroquevillé sur lui-même en faisant la moue.

Pretty avait une façon bien à lui de s'énerver. De s'énerver pour de vrai. Il n'éclatait pas en cris de rage et en coups de poings dévastateur, contrairement à ce que l'on pouvait imaginer ; il se contentait de bouillonner, comme un volcan en perpétuelle éruption, piégé dans le froid d'un iceberg glacial.
La colère luisait telle un incendie derrière le bleu de givre de ses pupilles.

Mais il ne prononça par une parole. L'indifférence est le pire des mépris. La Fausseté se contenta donc de s'éloigner pour récupérer le sceau de Blot, un peu plus loin, avant de revenir vers La Trace et de le toiser d'un air méprisant.

Le pauvre n'aurait d'ordinaire jamais suscité une telle exaspération chez son aîné ; néanmoins il était, comme on le disait si bien, là au mauvais endroit au mauvais moment. Depuis le retour de la pluie les choses allaient de mal en pis pour le Livreur et ce dernier était tout sauf disposé à essuyer les sautes d'humeur d'un petit gamin capricieux.

Freckles. Pétrole. Peter. Ses camarades Livreurs. Bergamote.

Pretty grimaça, ferma les yeux, inspira et expira profondément. Du calme. Ce n'était que Blot. Il n'y avait aucune raison valable pour qu'il s'énerve de la sorte. Aucune raison valable pour qu'il explose soudainement ou ne le frappe. Il n'était pas Mère. Ce n'était pas son boulot. Il n'irait pas jusqu'à de telles extrémités.

Pretty posa le sceau devant Blot tandis qu'il s'efforçait d'apaiser la colère dans son regard. Lentement. Difficilement. Mais il parvenait à contenir toutes les émotions tumultueuses qui le tourmentait depuis quelques temps déjà.

La Fausseté aurait besoin d'un entraînement avec Scar très prochainement. Pour se défouler. Il n'y avait que cela qui le faisait tenir, pour l'instant.

▬ Soit tu prends ce sceau et tu fais ton boulot de Livreur avec moi, soit tu fais demi-tour et tu retournes au Grand Arbre, commença-t-il, l'air sévère. C'est toi qui voit, Blot. Mais j'ai pas que ça à faire. Freckles nous a confié ce boulot et j'ai pas envie de le décevoir. Pas plus que de laisser mes amis mourir de soif.

Ceci étant dit, Pretty se demandait si La Trace serait capable de retrouver le chemin jusqu'au Grand Arbre tout seul. C'est que, malgré leurs disputes incessantes, ils étaient désormais plus proches de la Rivière que de chez eux.

Il boudait, boudait, et encore boudait. Si d'une part ça lui permettait de manifester son mécontentement, cela lui lui servait également à calmer ses nerfs car, oui, Blot était tout à fait furieux. Son coeur battait à la chamade et sa respiration était un peu courte d'avoir autant crié. Il faisait plutôt des efforts, de son point de vue. Mais Pretty ne l'entendait pas de cet œil là. Tout dur et tout froid comme de la glace, il le toisait de toute sa hauteur, et le petit se voyait bien incapable de soutenir son regard. Il renifla un peu et essuya une larme solitaire qui menaçait de couler sur sa joue.

Un temps infini.
Plus de bruit dans la forêt à part les sanglots de Blot et le souffle des deux perdus.
Pour la Trace, c'était des heures et des heures de silence, ce qui en vérité n'était que quelques minutes. Il devenait penaud, maintenant.
Lui non plus ne voulait pas décevoir son papa.
Lui aussi voulait être un vrai Livreur, fort et sans peur, le meilleur de tous!

Alors, il bredouilla:

― D-d'accord...

Tout doucement, il tendit les mains vers l'énorme saut qui faisait au moins le quart de sa taille, et le serra fort entre ses doigts potelés. Puis, il se leva tout aussi lentement. Sans un mot, il prit le chemin de la rivière. La tête baissée, le coeur gros, des sanglots plein la gorge.
Il était grand, il n'était plus un bébé.
Un pied devant l'autre, ainsi jusqu'à arriver à la rivière.
Là, il prit le parti de se déshabiller. Obéissant, le gamin.
Pour une fois.

Il ôta donc chacun de ses vêtements, puis se laissa glisser dans l'onde fraiche.
Toujours aucun mot. Même prendre un bain ne lui procurait aucune sorte de plaisir.
Il n'avait même pas la gaieté de coeur d'éclabousser la Fausseté. En fait, Pretty aurait pu ne pas être là, ça aurait été pareil, parce que Blot cherchait à ne pas penser à elle, parce que sinon il allait probablement pleurer. Alors, il faisait comme si la blonde n'était pas là du tout.
C'était quand même plus simple.

Et voilà. Le moment le plus difficile pointait le bout de son nez. Blot n'était plus fâché, ne se contentait plus de baisser les yeux : il laissait désormais une mine attristée se peindre sur son visage tandis que les sanglots s'élevaient, discrets mais bel et bien présents. C'était le genre de situation qui aurait enfoncé des piques dans le cœur de celui qui était à l'origine de ces presque larmes ; c'était même le genre de situation où le concerné regrettait de s'être énervé contre un gamin de cinq ans, s'excusait platement et oubliait tout pour mieux laisser sa colère s'envoler comme la brise.

Pourtant, Pretty restait de marbre.
Si Blot décidait de s'enfermer dans un mutisme boudeur et par conséquent de ne pas faire son travail, il serait embêté, c'était vrai. Il devrait alors raccompagner La Trace jusqu'au Grand Arbre pour s'assurer qu'il ne se perde pas ou encore, dans le pire scénario imaginable, ne fasse une mauvaise rencontre qui conduise à sa mort. Pretty était fâché contre son petit frère, mais pas au point de vouloir sa disparition.
Surtout pas lui. Pas après avoir subi tant de pertes au Volcan Embrasé. Foutu Esprit Feu.

― D-d'accord...

Malgré toute sa volonté le Livreur sentit sa colère fondre comme neige au soleil et il poussa finalement un soupir, laissant son cadet récupérer le sceau démesurément grand pour lui et se contenta de tracer sa route jusqu'à la rivière, prenant soin de garder Blot en vue mais sans piper mot pour autant.
Il fallait bien qu'il apprenne de ses erreurs, ce gamin. Tout le monde ne pouvait pas lui passer tous ses caprices et La Fausseté avait parfois l'impression d'être le seul à oser se s'énerver après lui.
Même s'il n'allait pas jusqu'à hausser le ton ou le frapper. Jamais.

Bientôt le duo arriva finalement à la Rivière, et bientôt Blot se déshabillait (à la grande surprise de Pretty) pour aller se baigner sagement quoi que sans prononcer aucune parole. Si La Fausseté devait bien avouer que c'était extrêmement reposant pour ses oreilles de profiter d'un silence presque parfait, son cœur commençait quant à lui à saigner très abondamment des sanglots et de la tristesse qui émanait de Blot et lui écorchaient le cœur.
Bon.

Il était temps d'arrêter de faire sa mauvaise tête et de ramener quelques sourires dans les parages, songea-t-il avec détermination tandis qu'il posait son sceau au bord de la Rivière.

Doucement, sans se déshabiller (puisque de toute façon la pluie finirait tôt ou tard par le rendre trempé jusqu'aux os), Pretty se glissa à son tour dans l'eau et rejoignit calmement Blot, qu'il prit ensuite dans ses bras avec une délicatesse surprenante. Mais lentement. Très lentement, parce qu'il le savait, La Trace pouvait décider d'extérioriser sa frustration à tout instant par quelques coups rageurs et parfois très bien placés.

Puis il attendit simplement de voir quelle serait sa réaction, vigilant et prêt à esquiver une attaque si elle venait, et tout autant prêt à resserrer gentiment son étreinte s'il la lui rendait.
C'est que, s'excuser et gérer les gosses, ce n'était vraiment pas son truc. Il ignorait comment s'y prendre autrement.

L'eau faisait des petits tourbillons autour de sa peau nue et mate. Ça chatouillait ses plaques d'eczéma. Mais il n'avait même pas l'envie de glisser ses doigts dedans et tourner pour les agrandir, il les regardait d'un oeil morne et vide. Vide, mais pas sec. Vaguement, Blot, frottait dans les coins et recoins souillés, sans plus y penser, mu par l'habitude. Quoique d'habitude il pouvait compter sur sa mère pour le faire. C'était fatigant, de se laver. Tout comme de sangloter, ça lui faisait des spasmes, et ça c'était assez douloureux.

Il immergea sa tête un bref instant et la ressortit, trempé de plus belle, les cheveux plaqués sur ses oreilles. Pas un mot.

Pretty entra alors dans l'eau, toute vêtue de sa belle robe verte qui flottait autour d'elle comme un énorme nénufar, tout mou. Le bambin ne put s'empêcher de poser sa main sur le tissu, intrigué. La jeune fille lui tendait les bras, avec une prudence qui le rendait encore plus triste. Presque craintive qu'elle l'attirait contre lui, doucement, lentement. Dans un ultime reniflement, le petit Livreur n'y tint plus et se jeta contre elle, la serrant très très fort. Ses jambes s'enroulèrent autour d'elle, plaquant la robe plus contre les hanches de cette dernière, et il logea sa tête dans le creux de son cou.

Tout silencieux, tout malheureux. Mais il allait déjà mieux. Il était lové contre elle, si fort qu'il sentait son souffle chaud dans sa nuque. Lui même se remit à pleurer, mais tout discret, parce qu'il ne voulait pas qu'elle le voie avec ces larmes qui coulaient sur ses joues déjà mouillées par le bassin. Pudeur enfantine.

― PardooooOooon finit-il par lâcher en un souffle, une main plaquée sur sa bouche pour s'empêcher de baver. Pretty n'aimait pas ça, et il ne voulait plus que Pretty soit fâchée.

C'était l'éternité du silence, avec juste le plic ploc de l'eau contre les rives comme bruit pour troubler cet instant d'une douceur infinie.

Quand Blot se jeta contre lui, Pretty eut un léger mouvement de recul, craignant un assaut de fureur de la part du petit garçon. Il ferma les yeux un instant, réflexe de celui qui n'avait pas pour intention de rendre les coups mais simplement de les encaisser ou de les esquiver ; avant de finalement sentir les jambes de son cadet s'enrouler autour de ses hanches et ses bras le serrer très fort contre lui.
Oh.
Un câlin version koala.

Pas une parole n'était prononcée et c'était paradoxalement bien plus touchant que des mots doux et sucrés destinés à se faire pardonner.

Est-ce que Blot ne s'était pas remis à pleurer, d'ailleurs ? La Fausseté n'arrivait pas à s'en assurer. On aurait dit qu'il se cachait, le visage ainsi blotti tout contre son cou. Sa respiration lui arrachait d'ailleurs quelques frissons et il réprima la sensation de guilis du mieux qu'il put, conscient que ce n'était surtout pas le moment d'éclater de rire. Cela pourrait être mal interprété.

― PardooooOooon

Ca et la main que l'enfant venait de plaquer sur sa bouche pour une raison que le Livreur devina aisément... Pretty craquait.
Il n'arriverait pas à lui en vouloir plus longtemps, même s'il l'avait réellement voulu. La fausse demoiselle passa donc un bras sous les fesses du petit pour le soutenir et de l'autre entoura son dos pour mieux le serrer contre son torse ; lui rendant une étreinte doucereuse et juste assez forte pour signifier toute la tendresse qu'il éprouvait à présent pour lui.

▬ C'est...

C'était quoi ? Pas rien, en tout cas. Mais Blot avait toujours un don pour lui couper le sifflet. C'était un peu perturbant, de se faire mener à la baguette pour un gosse de cinq ans ou presque.

▬ ... C'est bon. Je ne t'en veux plus.

Comme pour ponctuer ses paroles, le jeune Perdu prit la main de son cadet dans la sienne -celle qu'il avait plaqué sur sa bouche- et la bougea doucement. Puis il lui fit un bisou d'esquimau, un petit sourire aux lèvres. Le genre de sourire rare chez La Fausseté car il se contentait d'être paisible, sans la moindre trace de taquinerie.

Cela ne dura pourtant pas longtemps avant que le jeune Perdu ne freine cet élan de tendresse, car l'instant d'après il se redressait déjà et lançait à Blot un large sourire amusé :

▬ Tu sais quoi, Blot ?

Il comptait malgré tout faire une dernière concession à son garnement de petit frère. Même si, il le sentait, il allait le regretter plus tard.

▬ Je... J'vais faire des efforts. J'vais essayer de pas te repousser à chaque fois que t'es... Tout baveux. Entre autres. Si t'es sage je te laisserai me faire plein de bisous et de câlins... Plus que d'habitude en tout cas.

Il allait sûrement le regretter. C'était même certain.

Doux frottement qui lui filait la chair de poule. L'air frais sur sa peau nue ne pouvait que lui rappeler ses plaques à vif et qu'il ne faisait pas si chaud que ça. Qu'il faisait même plutôt froid et que bisou esquimau et câlin ou pas, ce n'était peut être pas le meilleur temps pour faire trempette. Blot frissonna et se surprit à claquer des dents tandis qu'il se collait plus fort contre Pretty et l'étoffe sèche et moelleuse de sa robe. Il entendait à peine ce qu'elle lui disait.

Il y avait des câlins bien plus éloquents que toutes les paroles du monde, surtout pour un gamin comme le petit Livreur. Il savait juste que ça ne le grondait plus et que c'était même doux et gentil. Rassurant.

Tout ça pour en arriver à une conclusion évidente mais qui le surprenait comme à chaque fois.
Être sage.
Mais il ÉTAIT sage! C'était les grands qui étaient tous des nuls qui ne comprenaient rien, alors que lui il était plus sage et obéissant que le plus sage des moines, que Cosmos ou Duck et tous les autres! Pff, la Fausseté était vraiment comme les autres, au fond! La bouche du petit se plia en une moue boudeuse qui disparut bien vite.

― Fa moi un bisou maintenant, alors.

On y était: le ton du caprice. Quand Blot voulait, il le disait, et de toute façon c'était bien l'autre qui l'avait promis, alors quoi! Sans plus songer à arrêter le flux, ni à l'essuyer comme il aurait été plus convenable de le faire, le petit attendit. Espiègle et autoritaire à la fois, il ne pensait pas vraiment à mal, mais après un tel coup de sang il estimait les récompenses amplement méritées. Il se blottit encore un peu plus contre Pretty, resserrant ses bras d'avantage.
Il attendait, et comment!

― Fait une peu froid...

Une de ses mains dodues attrapa la robe et tira un peu dessus; elle était suffisamment large et lui suffisamment menu pour qu'il puisse la soulever et s'en draper sans découvrir plus que les cuisses de la blonde. Sans gêne, le Blot. Polisson impertinent.
Mais, bon, il était habitué à tout avoir sans qu'on le lui refuse.
Sans demander la permission, sans un merci parfois.

― Après on rentre, hein, hein!

Puis il passa d'un coup du coq à l'âne, à une recherche expérimentale. Avec un grand sérieux il fit poc de son poing sur le torse de son aînée. Et demanda, sans se départir de ce sérieux qui lui allait si mal:

― Dis pourquoi t'as pas de nénés alors que t'es une ragasse??

Constatation, toujours.
Ça faisait très peu de temps qu'il savait que les filles en avaient, alors il était soudain en proie à un grand mystère face à Pretty.
Avant, pour lui, être fille c'était porter des robes. Et voilà que alors qu'on lui apprenait un nouveau indice, ça comptait pas toujours? Trop bizarre! Il la fixait dans les yeux, sans rire une seconde.

Il allait le regretter. Il l'avait su avant de prononcer cette promesse d'effort, le savait et s'en persuadait plus encore au fur et à mesure qu'il observait les expressions traverser le visage de Blot. Indignation. Moue réprobatrice, pas fâchée mais clairement boudeuse. Puis tout disparut en un instant et Pretty comprit que c'était exactement l'instant où il allait vraiment regretter ses paroles.

― Fa moi un bisou maintenant, alors.

Nous y voilà ! Le ton autoritaire du petit était trop familier et surtout trop récurrent pour que Pretty ne le reconnaisse pas. Ce n'était ni une demande ni une proposition, c'était l'ordre d'un enfant gâté jusqu'à la moelle qui exigeait de l'affection. C'était très précisément cette facette de la personnalité de Blot qui énervait tant son aîné Livreur.
Ce dernier ne réagissait d'ailleurs toujours pas et La Trace finit par se blottir un peu plus tout contre le jeune Perdu qui réalisa en frissonnant que, effectivement, il faisait très froid mine de rien.

― Fait une peu froid...

Et la robe fut soulevée avec le dédain le plus superbe qui fut. Blot s'en drapa sans une once de respect pour les cuisses ainsi découvertes de Pretty qui faisait tout à coup les gros yeux dans l'espoir qu'il n'ait pas besoin d'exprimer une fois encore son mécontentement afin de reprendre le comportement de son cadet.
Cependant celui-ci paraissait parfaitement aveugle à son impertinence. Sale garnement.

― Après on rentre, hein, hein!

Ou tout de suite, pourquoi pas. Avant que Pretty ne fasse un meurtre et finisse comme cet autre Livreur dont il avait entendu parler, là... Avec le fameux bras métallique mais dont il ne se souvenait plus du nom.

Le petit poing s'abattit sans crier gare sur le torse de Pretty qui ouvrit la bouche dans une surprise muette. Quoi encore ? Qu'est-ce que La Trace avait trouvé à faire de pire ?

― Dis pourquoi t'as pas de nénés alors que t'es une ragasse??

.... Bon.
Première option. Le frapper.
Seconde option. Le jeter à l'eau.
Troisième option. Le frapper et le jeter à l'eau. Ordre possiblement modifiable.

Il fallut bien de très nombreuses secondes pour que La Fausseté parvienne à apaiser indignation et colère. Il avait promis. Promis de faire un effort. Il fallait s'y tenir. Il était aisément capable de mensonge mais, quand il faisait une promesse, la fausse demoiselle s'y tenait toujours.

▬ ...

Silence pesant et regard accusateur. Puis, en fin de compte, rien qu'un soupir fatigué.
Et une tonne de bisous que sans crier gare Pretty assène à son petit frère de coeur, tout partout, sur le visage puis dans le cou, surmontant son dégoût somme toute naturel pour toute la bave qu'il rencontra en chemin.
Une fois l'assaut achevé, La Fausseté adressa au cadet un sourire en coin, mélange de triomphe et de gentille moquerie.

▬ Déjà on dit pas "néné" et "ragasse", c'est pas gentil. Ensuite, c'est très malpoli de demander ça à une fille.

Puisque Blot avait posé la question si sérieusement, Pretty allait répondre sérieusement.

▬ La poitrine d'une fille, ça grandit pas pareil en fonction des filles. Des fois ça grandit vite, d'autres fois non.

Dans son cas à lui, sa poitrine ne risquerait pas de grandir du tout à vrai dire. Il se demandait si c'était un détail qu'il devrait un jour préciser à Blot.

Pas conscient de la tension pour un sou, Blot souriait de ses toutes petites dents blanches comme des nuages. Evidemment qu'il aurait sa réponse, tout juste après la tornade de  bisous (qui était un peu en retard de quand il l'avait demandée alors du coup il en voulait plus vraiment... il avait dit qu'il en voulait qu'un en plus! ). Pas conscient du silence, pas conscient des regards pas contents et du ton accusateur, ni des tentatives de meurtre réprimées du mieux possible. Il écoutait presque attentivement la réponse qu'on voulait bien lui donner, la caractérisant automatiquement de vérité générale et pas discutable alors que discutable, elle l'était.

- De toufaçon vous les grands vous dites toujours que tout c'est malpoli! protesta-t-il pour la forme, alors qu'il se concentrait déjà sur l'essence.

Alors... Pretty était pas assez grande pour avoir de les poitrines, pourtant elle était déjà beaucoup grande! Il ne comprenait pas le mal dans le mot "ragasse" et le casa dans une case question pour plus tard... Plus tard qui arriva tout de suite au final !

- Et pourquoi ragasse c'est pas poli? Et est ce que c'est parce que t'as des cheveux jaunes que ça pousse pas? Ou que t'es Livreuse?

Sa salve de questions ne fut pas si énorme que ça, il la cessa pour adresser un regard contemplatif et sans gêne au décolleté inexistant de son aînée, soulevant même un peu le tissu pour en avoir le coeur net. Vraiment bizarre, cette affaire! Surtout quand il pensait à d'autres ragasses du Grand Arbre à commencer par ses mamans et celles des autres.

- Tu me diras quand toi ça grandit hein!

L'information ne lui servirait pas à grand chose, mais c'était important.
Ou en tous cas ça lui paraissait capital à cet instant clé.
Blot s'étira du mieux qu'il put ainsi emprisonné, puis, d'un coup, fit peser tout son poids vers l'onde scintillante.
Nouveau problème.

- J'veux descennnnndre!

Et pas le temps d'attendre qu'on le pose gentiment! C'était maintenant, et tout de suite!
Tira et força tant et si bien qu'il réussit à tomber dans l'eau dans un grand plouf.
Et que la Fausseté tomba aussi, et fut soudain trempée de la tête aux pieds.
Ce qui évidemment le fit beaucoup rire!
Pas sûr qu'elle soit de son avis, en revanche.